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Personnalités
autour desquelles un colloque a été organisé
Henri ATLAN
"Les théories de la complexité (autour des travaux
d'Henri Atlan)", colloque dirigé par Françoise Fogelman-Soulié et
Maurice Milgram, du 9 au 16 juin 1984 (éditions du
Seuil,
1991)
Cerisy a joué pour moi, comme pour beaucoup d'autres, j'imagine, un
rôle très particulier, d'occasions exceptionnelles, de mise au point de
travaux antérieurs et d'ouverture vers des travaux futurs. En effet,
outre les différents colloques auxquels j'ai pu participer, il m'est
arrivé d'être particulièrement actif dans deux colloques consacrés à
des recherches directement associées à mes propres travaux.
L'un se tenait, en 1981, sur L'auto-organisation : du physique au
politique. L'autre, autour de mes travaux, en 1984, sur Les
théories de la complexité.
Dans les deux cas, il s'agissait de rencontres, habituellement très
rares, entre chercheurs de disciplines différentes, qui n'ont
pas beaucoup l'occasion de dialoguer entre eux, en profondeur, sur
leurs
centres d'intérêt, et encore moins en présence d'un
public curieux d'auditeurs participants enthousiastes. Comme c'est
souvent le cas, le public supposé "naïf " par rapport à un champ de
recherches donné est à l'origine de questions des plus
intéressantes négligées et oubliées par les
professionnels. Les débats entre ceux-ci, parfois vifs, en sont
enrichis
s'ils sont stimulés par ces questions, souvent considérées, à tort,
comme "dépassées". En fin de compte, tout le monde découvre et apprend
quelque chose qu'on aurait eu bien du mal à imaginer en d'autres
circonstances. Ces expériences caractérisent, pour moi, les décades de
Cerisy.
De plus, ces deux colloques ont donné lieu à deux publications
importantes, qui sont devenues, depuis, des ouvrages
de référence.
Que demander de plus ?
Georges BALANDIER
"Les nouveaux enjeux de l'anthropologie (autour de
Georges Balandier)", colloque dirigé par Gabriel Gosselin, du 25
juin au 5 juillet 1988 (Revue de
l'Institut de Sociologie, n°3-4, 1988)
24 décembre 2001
Il y avait pour moi, dans le lointain d’avant Cerisy, un lieu inconnu,
mais révéré. C’était le Pontigny de mon adolescence, des images qui
rendaient proche l’inaccessible.
Je ne pouvais y être, j’allais à la recherche de ce qui
pouvait me donner une sorte de présence aux rencontres illustres.
Je croyais alors bénéficier du commerce des idées,
trouver les armes du juste combat politique, dont mes révérés - Gide,
Martin du Gard, Malraux, Mauriac, et Bachelard déjà
- étaient les auteurs et les pourvoyeurs. L’image de Paul Desjardins
surplombait les scènes, en situation de grand Initiateur.
Le passage du rêvé au réel s’accomplit bien plus tard, ailleurs. À
Cerisy, où Anne Heurgon-Desjardins accueillait, souveraine. C’était à
l’occasion d’un colloque dont Georges Gurvitch assurait la présidence,
une autre souveraineté, plus rude celle-ci, qui s’imposait en
provoquant les confrontations
doctrinales. Je découvrais par l’effet des contrastes. Entre
l’apparente austérité du Château, et l’intimité
chaude du salon-bibliothèque où se tenaient les séances.
Entre les périodes de débat et celles où les participants
se retrouvaient dans la convivialité, la libre rencontre, et les
petits complots intimes. La lente découverte donnait l’accès
à un moment incomparable avec ses figures centrales, ses rites,
ses règles implicites, ses discrétions. Maurice de Gandillac
n’y était plus mon collègue en Sorbonne, mais mon éclaireur.
Puis les “ décades de Cerisy ” furent personnalisées et non pas
seulement thématiques. En devenir l’occasion manifestait, autant qu’un
pouvoir d’attraction, le privilège d’être
reconnu des “ siens ” et entendu des autres. J’en bénéficiai
en 1988 grâce à une initiative de Gabriel Gosselin. Je retrouvai le
Château et ses hôtes amicaux, j’y fus établi pour la durée de la
rencontre, j’y étais présent autrement, avec le plaisir-gêne
narcissique que donne la position d’un “
autour de ”. L’usage des lieux restait limité par le fait de
ma moindre liberté, mais ceux-ci avaient gardé leur mystère
séducteur. Ils invitaient à davantage que la seule participation
au commerce des idées. Par la libre présence de ceux qui,
venus de France et d’ailleurs, reconnaissaient une sorte de dette à
mon égard, je mesurais mieux le rôle des sentiments dans
l’économie de l’influence intellectuelle. Je découvrais mieux, dans
notre partage des jours, qui ils sont, et par eux je parvenais à
préciser d’avantage l’image de moi-même. Ensemble,
nous avons composé le livre issu de nos échanges et de nos
confidences. Il nous allie bien au-delà du temps de la rencontre,
il nous attache tous à Cerisy, ce Centre si nécessaire à
qui ne peut se satisfaire des fausses Lumières et des illusionnismes.
Henry BAUCHAU
"Mythe et rêve dans l'œuvre de
Henry Bauchau", colloque dirigé par Anne Neuschäfer
et Marc Quaghebeur (AML Éditions
Labor, Bruxelles 2003)
Dix jours à Cerisy-la-Salle
21 juillet, arrivée au château
de Cerisy-la-Salle, où va commencer la décade organisée par Anne
Neuschäfer et Marc Quaghebeur sur le thème : Rêve, Mythe, Art,
Histoire dans mes écrits. C'est la première fois que mon travail,
de plus de cinquante années maintenant, sera l'objet d'une pareille
lecture. Elle me paraît un peu redoutable. J'espère, sans en être sûr,
pouvoir suivre l'ensemble des débats. Le château, au milieu d'une
campagne verdoyante, est très beau. Edith Heurgon et Catherine Peyrou
nous accueillent ainsi que les nombreux participants avec une
gentillesse et une attention extrêmes.
31 juillet, la décade est terminée. Avec plein
succès. Ce furent pour tous des jours heureux favorisés par l'amitié,
des exposés vivants, le beau temps, une organisation souple et
efficace. Je ne parlerai pas ici des travaux et
des débats qui seront publiés plus tard. J'ai participé le mieux que
j'ai pu à ce travail, à ce cheminement dans mes labyrinthes d'écriture.
Quand on m'interrogeait j'ai dit ce que j'avais voulu, espéré ou
cru faire. Il est vite apparu que ce n'était qu'une part de ce que -
poussé sans doute par l'inconscient - j'ai écrit en réalité. Plus grand
encore l'écart avec ce qui était lu. J'ai éprouvé une fois de plus,
cette fois avec beaucoup de force, que l'œuvre s'élabore dans une
étonnante et nécessaire participation de l'auteur et
du lecteur. Les lecteurs, en découvrant des aspects demeurés inaperçus
de l'écrivain, élargissent, approfondissent et même transforment
l'œuvre initiale. Que l'œuvre d'art n'appartienne pas seulement à celui
qui l'a suscitée en lui (plutôt que créée) mais provienne d'une
constellation liée au lieu, à l'époque, à l'immensité du passé et de
l'avenir, a toujours été une de mes rares certitudes.
J'ai été particulièrement heureux de l'esprit amical qui a régné durant
tout le colloque et aussi de son caractère largement international
auquel je ne m'attendais pas. De nombreux étudiants ont participé aux
débats sur pied d'égalité avec leurs aînés. Des lectures et des
projections vidéo de mon théâtre ont été fort bien organisées par
Jean-François qui, avec Anne et Marc, a beaucoup contribué au climat
amical et détendu de ces journées.
Avec mon bras dans le plâtre, je craignais d'avoir peine à suivre
l'intégralité de la décade. J'y suis parvenu plus aisément que je ne
m'y attendais grâce à l'amitié de tous. Le cadre du château, de ses
dépendances, du jardin est superbe et convient tout à fait à un Centre
culturel. La campagne est fort belle et nous avons eu la chance durant
toute la décade de jouir de magnifiques journées d'été. Dans ce pays
très verdoyant, proche de la mer, le soleil porte le ciel et les
couleurs à leur perfection, suscitant sans qu'on s'en aperçoive
une paix intérieure, souvent une joie.
J'ai aimé la liberté, l'activité de ces journées si exactement rythmées
par la cloche du château.
(Passage de la Bonne-Graine - Journal 1997-2001 (Actes Sud))
Hélène CIXOUS
"Hélène Cixous : croisées d'une œuvre", colloque
dirigé par Mireille Calle-Gruber ( Editions
Galilée, 2000)
Près de trente ans que ce Cerisy est entré dans le théâtre de ma
mémoire, ce nom-là, ce lieu, ce-ris/y, ce château, dans la salle de mes
accessoires de rêve, "Cerisy" a un rôle très important. Je m’y trouve
une ou
deux douzaines de rêves par an donc cent fois plus que je n’y fus
jamais en réalité. Il ne se passe point de saison depuis
des dizaines d’années où sa scène, qui dans le rêve
s’appelle "territoire", "château", ou simplement "lieux", ne déroule
ses éléments de labyrinthe pour mes égarements.
Parfois "Cerisy" se rassemble en une enfilade de salles et
d’amphithéâtres parfois c’est une région avec parcs collines moutons
chats géants ou petigres et foules, plusieurs foules mêlées, mobiles
parmi lesquelles volent les mots brillants. On dirait la cour des
Burgondes
me dis-je dans le rêve. On ne sait jamais si l’on est déjà dedans ou
encore dehors, les frontières flottent, on ne sait jamais si l’on est
invité de quel côté, hôte, otage, semi-désiré pour le meilleur ou pour
le pire. Princes rois chevaliers font liesse. On est intimidé. Moi en
tout cas. Une
fête s’annonce. Rien ne me fait plus peur qu’une fête. Ne
sais-je point d’instinct, comme ceux d’entre nous qui sommes de la
descendance mentale de Montaigne ou Rousseau qu’une fête est faite pour
être défaite ou défête ? Le bonheur ne reste pas disent-ils, sauf
l’idée. Qu’est-ce qui va encore m’arriver me dis-je ? Et
tout ce qui peut m’arriver me fait peur, bonheur, malheur, tout
événement fait tressaillir. Il y a tout d’un coup carrefour. Il faut
choisir !
Cerichoisir. A ce moment-là, au croisement, que se passe-t-il
? Je fais le choix que je me conseille de ne pas faire, toute mon
angoisse
est impuissante. Ce que le calcul, la sagesse, la raison me
recommandent
de faire je ne puis l’accomplir, une invincible force me pousse à
faire le pire et de travers. Tout cela se passe à Cerisy-le-Rêve
où mon âme se présente à l’examen posthume.
Je viens m’y faire peser, juger et condamner. Allez savoir pourquoi. Il
doit y avoir dans mon arrière-mémoire une scène
très ancienne dont le paysage avait peut-être les charmes
de Cerisy-la-réalité, et où j’allais de moi-même
(car j’y vais de mon propre pas) m’accuser, plaider coupable, dénoncer
ma faiblesse et mon imposture, avouer mon usurpation et m’attacher à
la prouver, à mettre en scène devant un public noble et fastueux
mon bégaiement. Je ne suis même pas traînée au
tribunal du Château. Je m’y rends. Non seulement je me presse de m’y
constituer coupable, mais encore je ne pense qu’à ça pendant des mois
avant de me rendre. De mystérieux signaux se propagent
nocturnes dans mes veines. Je m’attire dans le piège que je respecte
je suis engeôlée bien longtemps avant de me présenter
à l’entrée de Cerisy-la-Salle. Quel soulagement alors de
me réveiller et de regarder ravie tout autour de moi les bâtisses
douces et les vaches qui apaisent les envoûtés !
Il faut que ces lieux recèlent des pouvoirs magiques extrêmement
efficaces pour que je sois aussi régulièrement hantée. Il y a des
châteaux et des villes, qui sont des grottes où mijotent éternellement
les génies de l’inconscient, devins, juges, pythies, nains géants,
gardiens de la Loi. Je citerai parmi mes châteaux mentaux Combray,
Pompéi, Tipaza, Cerisy, Manhattan, ou le château sous la terre
kimmérienne où sommeillent en attendant le sang qui fait parler
Tirésias et Anticléia, mon père Georges Cixous et tant de têtes
vénérées.
Toutes ces hostelleries ont en commun d’héberger ensemble les vivants
et les morts, si bien que lorsque l’on y banquette les
convives ne se distinguent pas les uns des autres, c’est ce qui
m’impressionne tellement à Cerisy-la-Sacrée. De toutes parts l’on y est
entouré des images visibles (photos, autographes, œuvres qui respirent
sur les étagères) et invisibles de personnes auxquelles
nous lient des parentés secrètes, héros de mes rêveries solitaires ; et
là-dessus on partage des repas, nécessairement rituels, avec des
personnes notoirement immortelles. C’est ici, à midi, dans la
ponctualité religieuse de l’enceinte, que se produisent les
transsubstantiations et les communions les plus impressionnantes :
vivants, morts, vivants, nous tous nous mangeons du veau à la normande
; nous mangeons d’ailleurs énormément, tout le monde en
est témoin, car ces traversées de fleuves de pensées
et ces ascensions de mémoire nous creusent ; mais comme c’est le
cas dans les expéditions chez les au-delà depuis la première quête de
Gilgamesh jusqu’au plus récent colloque autour de Jacques Derrida, ces
nourritures si riches en crème soient-elles
ne nous font pas grossir : c’est que l’âme dans ses efforts pour penser
plus loin qu’elle-même et presque toujours en direction de la mort,
notre but de promenade, brûle toutes ses graisses vaines pour galoper
plus vite.
La table de Cerisy, - avec ses nombreuses tables virtuellement rondes,
- est le foyer de ces rencontres fatidiques. Nous qui, pour
la plupart, sommes gens sans maisons-de-famille séculaire, gens
de récence, d’immigration, gens aux racines séparées de l’existence,
gens sans propre terre nous voilà pour un temps
héritiers et recommenceurs. Porteurs d’une fidélité
illimitée pendant une dizaine de jours. Mais ensuite tandis que nous
nous éloignons des bords de l’avenir sans savoir si nous y reviendrons
jamais, le cœur point, l’esprit rempli des charmes des jardins, des
allées
aux roses, de la beauté des allées au vallon, nous essayons
de consoler notre âme d’enfant rétif à la séparation
en contemplant les visages de celles qui ne quittent pas, ne quittent
jamais, le château enchanté, des visages devenus familiers mais
qui restent transfigurés, légèrement illuminés de l’intérieur par les
petites veilleuses de la continuité.
Des fées me dis-je en cachette - à leur insu ou pas. Cette idée de
faire vivre dans un repli de pays une maison de parole ! J’ai
d’ailleurs remarqué qu’elles ne changent pas. Elles
habitent une temporalité inaltérable.
J’écrivais les lignes ci-dessus à plusieurs mois de distance du voyage
annoncé. J’avais écrit d’un trait. Puis je m’éveillai. C’est le 10 juin
2002 me dis-je. Dans un mois, c’est-à-dire dès demain, - car un mois
n’est qu’à un petit moi de moi - je serai à nouveau et déjà dans
l’enchantement inanalysable, prise par Cerisy, j’y serai dans ses rets
rêvée une fois encore et sans savoir du tout comment, par quel soudain
événement, ce rêve-ci sera rompu. Je sais seulement qu’il se produira
l’événement qui met à terme le rêve, la scène inattendue. C’est
pourquoi je me dépêche d’écrire maintenant, avant
l’explosion encore indéterminée, ces aveux faiblement prophétiques :
sans dieu sans le secours du secret je n’aurais pas la force d’entrer
sur la scène cerisienne alors que comme chaque fois je ne connais pas
mon texte, la pièce a commencé, à moi de jouer quoi ou qui ? Je parie
que ces aveux, bien d’autres, amis inconnus, seraient prêts à les
signer également, je ne prétends pas être la seule à prétendre au
privilège du
tremblement au sein de Cerisy-la-Sainte.
Michel CROZIER
"Le raisonnement de l'analyse stratégique (autour de
Michel Crozier)", colloque dirigé par Francis Pavé
et Martha Zuber, du 23 au 30 juin 1990 ( L'analyse
stratégique, sa genèse, ses applications et ses problèmes actuels:
autour de Michel Crozier, éditions du Seuil 1994)
26 mars 2002
Cerisy, pour moi, c’est d’abord une famille. Il y a dans les
lieux, le château gris et solide, les salles où l’on se
réunit pour les discussions, les exposés, le déjeuner,
les chambre comme un air de famille. On est chez soi, entre soi, en
sécurité affective avec beaucoup de gens parfois mais des
gens qui jouent le jeu de la famille.
Pour moi, ce sentiment de la famille est peut-être un peu projectif
puisque j’y suis venu en famille, avec ma femme et même une fois, avec
mes enfants, une belle-soeur et un beau-frère très proches. Mais il y
avait concordance profonde , symbiose entre ma propre famille et les
lieux conviviaux et familiaux qui les accueillaient avec la gentillesse
profonde d’Edith, de Catherine et de Madame Heurgon, grand-mère
distinguée mais que l’accent bourguignon rendait tellement humaine.
Il y avait des piliers familiers comme Maurice de Gandillac,
comme Eugène Ionesco qui étaient des oncles affectueux.
J’aimais m’étonner d’écrire sur le petit bureau de Gide
qui devenait un parrain lointain que je n’avais plus à admirer.
Les analyses austères du Phénomène Bureaucratique étaient
merveilleusement mal accordées aux états d’âme de l’auteur de Paludes,
je m’en amusais. Les prés et les bois de la grasse
Normandie m’offraient les moments de respiration indispensable.
J’ai aimé le Cerisy des années 50, avant que les malheurs de ma vie ne
bouleversent mes racines familiales. Mais je l’ai retrouvé intact,
trente années plus tard, quand mes anciens élèves et disciples y ont
organisé un colloque
autour de mon œuvre. C’était une toute autre famille, c’était la
famille de ma construction intellectuelle, autrement mais aussi
chaleureuse, finalement en accord avec les murs et le paysage. J’y ai
vécu d’autres joies mais des joies des rencontres et des découvertes
qui réconfortent sur le sens de la vie et sa valeur.
Je ne suis pas venu assez souvent à Cerisy. En y repensant, je le
regrette profondément. Même pour un seul colloque
rapide, j’y ai retrouvé le sens de l’appartenance et des retrouvailles
de la famille. Je le retrouve même dans le livre témoin qui a été édité
avec lenteurs et difficultés mais qui, à cause du soin familial qui y a
été investi, a eu plus de succès que je n’avais osé espérer.
L’esprit de Cerisy existe, je l’ai rencontré. L’œuvre
de Catherine et d’Edith survivra comme a survécu celui de leur mère.
L’homme a besoin de famille, l’homme intellectuel, encore plus
peut-être.
Umberto ECO
"Au nom du sens (autour d'Umberto Eco)", colloque
dirigé par Paolo Fabbri et Jean Petitot (juillet 1996) ( Editions Grasset,
2000, Edition italienne, 2001)
Madame,
Je vous remercie pour votre invitation, mais malheureusement
à cette date je serai déjà occupé ailleurs pour
des engagements pris depuis plus un an.
Je regrette et j'espère que vous m'excuserez.
Tony GIDDENS
"Structuration du social et modernité avancée (autour
d'Anthony Giddens), colloque dirigé par Michel Audet et Hamid
Bouchikh (juillet 1991) ( Presses de
l'Université Laval, 1993)
Dear Edith,
Thanks for your letter of 26 November. It is very nice to hear from
you. I hope everything at Cerisy is going well.
I still have very strong memories of the period of time I spent at
Cerisy. It was important in my intellectual development, because it was
the first time at which a predominately French speaking audience had
assembled to discuss my work.Many interesting ideas came out of the
meeting which I subsequantly applied in my own writings. For instance,
we had a very lively discussion of subjectivity and self identity and I
found the comments offered extremely eliminating at that time.Several
people I met at Cerisy subsequently came to hold positions in
universities with which I am associated - including several I have
never met before. An example is Patrick Baert, who subsequently moved
to Cambridge and is now a fellow and university lecturer there. It was
a very amicable occasion and it was certainly a time to make new
friends. One of my main memories however, is having played several
intensive table tennis games somewhere down in the basement. Cerisy
marked a major phase of transition in my
life and I will always grateful to you and your colleagues for the warm
and efficient hospitality which you provided. My French got better
too...
Although no doubt its gone backwards since then so I wouldn't venture
to
write this letter in your language. All best.
Albert MEMMI
"Figures de la dépendance (Autour d'Albert Memmi)",
colloque dirigé par Henriette Bessis et Catherine Dechamp-le-Roux
(septembre 1987) ( Editions PUF, 1991)
Chères amies,
Merci de me donner l'occasion de payer, si peu, la dette envers Anne
Heurgon et ses filles.
Je me souviens encore de ces arrivées, avec la nuit, nos deux enfants
endormis sur la banquette arrière de la voiture, nous-mêmes épuisés par
un long voyage... Et puis, soudain, la chaleur de l'accueil de votre
mère, les manifestations d'amitié de toutes les tablées, les assiettes
ajoutées à la hâte. Le lendemain c'était la richesse, la diversité des
rencontres avec les participants des colloques.
Reprenant une tradition instaurée par son propre père, et que vous
reprenez à votre tour, Anne Heurgon a su maintenir vivante une
conciliation rare entre les plaisirs de l'esprit et les émotions du
coeur.
Nous vous embrassons, chère Edith, chère Catherine.
Edgar MORIN
"Arguments pour une méthode (autour d'Edgar Morin)",
colloque dirigé par Daniel Bougnoux, Jean-Louis Le Moigne et Serge
Proulx (juin 1986) ( Editions du
Seuil,
1990)
Chère Edith,
J'ai reçu par chance votre circulaire. Ce que je peux
dire c'est que, et à mon grand regret, je n'ai pas été plus souvent à
Cerisy, lieu de convivialité et de stimulation intellectuelle. Amitiés.
Ilya PRIGOGINE
"Temps et devenir (autour d'Ilya Prigogine)",
colloque dirigé par Jean-Pierre Brans, Isabelle Stengers et
Philippe Vincke (juin 1983) ( Editions
Patino, 1988)
Chère Madame Heurgon,
Je garde un excellent souvenir de mon séjour au Centre Culturel
International, mais je suis dans l'impossibilité d'assister aux
manifestations prévues pour 2002.
Je le regrette, mais pour des raisons de santé, je ne
peux pas prendre d'engagements supplémentaires.
Je vous souhaite néanmoins beaucoup de succès.
Bien cordialement.
Claude SEIGNOLLE
"Claude Seignolle et le fantastique", colloque
dirigé par Roger Bozzetto et Jean Marigny, du 14 au 21 août 2001 ( Editions
Hesse, 2002)
3 décembre 2000
Chère Madame Heurgon,
Gardant un vif et très agréable souvenir de votre visite en mes lieux,
je suis un peu gêné pour vous avouer que je suis bien incapable de
satisfaire à ce que vous me demandez et qui me fait grand honneur.
Comment voulez-vous que je dise au milieu de ces docteurs et
intéressants personnages qui sont les élus de votre Temple
de la Culture mondiale… alors que je reste tout esbaudi à lire les
300 pages de mon propre colloque (il paraîtra en février
2002) où chacun trouve le moyen de tirer les “ vers du nez ”
de mon moindre propos !
Par contre, votre indulgence et votre accueil à Cerisy sont d’une
grande générosité et je vous en marque une certaine affection, que je
renouvelle ici pour … Cent ans ! Tant pis pour les jaloux. Votre ami de
la “ récolte ” 2001.
Claude SIMON
"Claude Simon: analyse, théorie", colloque dirigé
par Jean Ricardou, du 1er au 8 juillet 1974 ( éditions UGE,
10/18, 1975; réed. Lire Claude Simon,Editions Les Impressions
nouvelles, 1986)
10 décembre 2001
Chère amie,
Merci de votre gentille lettre qui me trouve, hélas, dans un
désagréable état de déficience
à la suite de gros ennuis de santé qui m’ont très affaibli
(nous devrions être aujourd’hui à Stockholm où
nous étions invités, Réa et moi, pour les fêtes
du Centenaire Nobel et en fait de voyage, je n’ai pour tout horizon
que la Place Monge…).
Cela pour vous dire que je ne suis pas capable d’écrire quelque chose
de convenable sur Cerisy. Seulement évoquer les souvenirs d’une rare
qualité que ces deux décades (celle sur le N.R. et celle sur moi-même)
ont laissé en moi, aussi positifs dans ma vie intellectuelle (mais non
“ professionnelle ” : écrire n’est pas une profession) qu’amicale. Ces
quelques jours m’apparaissent aujourd’hui comme de véritables îlots de
lumière
par la gentillesse de votre accueil et le cadre plein de charme :
quelle
réconfortante sensation et quel soulagement c’était que
de me sentir soudain dans un milieu où je me trouvais enfin à
l’aise, entouré tant d’amis que d’inconnus venus de toutes parts
et qui tous (et quelles qu’aient pu être parfois certaines divergences
- mais toujours constructives…) sympathisaient dans cette commune
conviction
que le “ fait littéraire ” se dégageait enfin de cette
gangue politique ou moralisante dans laquelle, en France, en dépit
de Proust et de Céline (à l’étranger Kafka, Joyce ou
Faulkner), il était enfermé depuis Balzac et Stendhal…
J’ai pas mal voyagé, invité ici et là dans le monde à des colloques ou
des "symposium" divers, et j’ai pu constater que de l’extrême nord de
la planète (Finlande) à l’extrême sud (Chili) le fait littéraire qui
était le prétexte de ces réunions était partout non pas à vrai dire le
moindre des soucis mais tout simplement ignoré aussi bien des
organisateurs que des participants qui semblaient ne jamais avoir
entendu la pourtant fameuse constatation de Novalis que, pour ma part,
je ne cesse de répéter au risque de lasser : Il en va du langage comme
des mathématiques qui n’expriment rien sinon leur propre nature
merveilleuse, et c’est pourquoi elles expriment si bien
les rapports étranges entre les choses…
Et c’était bien cela - de cette apparente contradiction (n’expriment
rien / expriment si bien) - que l’on essayait de parler à Cerisy.
Seulement, s’il est relativement facile de déceler par où pèche une
équation algébrique, il n’en est pas de même pour un texte littéraire.
D’où l’intérêt de ces discussions qui se tenaient à Cerisy sur des
points parfois aussi difficiles à cerner que, par exemple, la question
du “ référent ”, débats que Jean Ricardou devait parfois, lorsqu’ils
risquaient de s’égarer, remettre sur les voies.
Que vous dire d’autre chère amie ?… Le vieil homme que je suis
aujourd’hui garde un souvenir heureux de ces séjours à Cerisy. C’est
une expérience qui m’a profondément touché, et combien je vous remercie
de l’avoir rendue possible !
Transmettez, je vous prie, mon meilleur souvenir à Jean et croyez à
notre très sincère amitié.
Salah STÉTIÉ
"Salah Stétié", colloque dirigé par Daniel Leuwers,
du 11 au 18 juillet 1996 ( Publications de
l'Université de Pau, 1997)
Eloge de la cuisine du château
1er mai 2002
Je n'ai pas connu les décades de Pontigny, et pour cause: je n'étais
pas encore de ce monde. Profondément je le
regrette, tellement j'aurais voulu connaître à loisir,
dans un cadre idéal pour la réflexion approfondie, certains
de ceux qui, plus tard, façonneront ma pensée et une part
non négligeable de ma sensibilité. Et puis, je le dis
comme ça me vient: c'est si rare des écrivains libres,
je veux dire suffisamment riches ou à l'aise pour n'être pas
embarrassés de problèmes liés au pain quotidien, des écrivains qui
peuvent ne se préoccuper que d'imaginer
et d'écrire, admirablement dépouillés des soucis
de bureau, de fins de mois et, pour certains d'entre eux du moins, de
ceux qu'implique l'existence, toujours brouillonne, d'une femme
encombrée d'enfants. Ah, les Gide, les Schlumberger, les Martin du
Gard! Il faut
saluer comme il convient ces héros de la défense et de l'illustration
de l'esprit, ceux que j'ai cités nommément et les autres
par qui, autour de M. Desjardins, de très beaux fruits de succulence
mentale ont vu le jour à quelque soleil socratique de pleine Bourgogne.
Je n'ai pas connu les Décades, mais j'ai connu Cerisy-la-Salle qui,
sous la baguette de femmes d'exception, a pris la suite. Ce noble
château de Cerisy, avec ses écuries et ses communs ombragés d'arbres
pluricentenaires sous lesquels on peut se rafraîchir, et lire, et
deviser, d'une communication savante à l'autre, ce beau château, touché
par la baguette d'une fée (la baguette n'excluant pas le bâton), a
trouvé, loin des bruits du monde quoique cerné par la rumeur de
celui-ci (la mer n'est pas très loin de Cerisy), sa vocation
philosophique et littéraire. “Il n'y a pas deux amours”, dit saint
Augustin; et je dirai, dans son sillage, qu'il n'y a pas non plus deux
vocations. A Cerisy, dans les jardins mentaux du nouvel Akademos, la
littérature, la plus "pointue" souvent, et la philosophie cueillie à sa
source, à même des bouches illustres, ont toujours voisiné, cousiné,
fait bon ménage, se promenant rêveusement la main dans la main jusqu'à
cette roseraie en contrebas de la haute futaie, longée ici d'un
grillage, là de serres gardiennes de vaporeuses toiles d'araignées sur
des plants d'hiver, roseraie où, contre les interdictions les plus
nettes, j'ai une fois cueilli une rose pour l'offrir à l'une de mes
admiratrices (il y en a quelques-unes).
J'ai été de ceux que Cerisy a honoré d'un colloque autour de son œuvre,
un colloque de dix jours. Cela s'est passé en 1996, par un été plutôt
orageux, pluvieux et froid. Mais j'étais, dans l'épreuve colloquante et
dans la forme de fièvre qui s'y attache, entouré de commentateurs
subtils, d'amis chaleureux et rêveurs. Un poète est toujours chez lui
dans un château, parmi des mots, des amis et des rêves. J'étais donc
chez moi, dans une de ses chambres simples et raffinées comme le
château en propose à ses hôtes, dans une atmosphère érudite, poétique,
sévère et souriante à
la fois. La journée se passait dans le salon-bibliothèque du
premier étage où se déroulaient les jeux de la réflexion, active et
joyeuse, et qu'on me demandait parfois d'accompagner d'un commentaire,
ce que je faisais volontiers, ému mais stimulé. Au rez-de-chaussée
avait lieu un colloque sur la métrique de Verlaine, du cher
Verlaine: quelques fervents verlainiens se laissaient débaucher par
moi, qui ne le voulait guère, et à ma plus vive confusion. Pour réparer
l'accroc, je résolus de joindre en une seule soirée les deux groupes et
les deux quêtes, et ce fut l'occasion, dans le vaste et magnifique
grenier, d'une conférence que je fis sur Verlaine - "Verlaine, parmi
l'herbe" - où je rendis à
mon grand aîné son dû et son dit. Nous étions
tous heureux et, dans ce grenier, chaque soir, après dîner,
nous instituâmes des soirées de lecture où chacun des
participants au colloque apportait (poésie, nouvelle, réflexion)
son bagage verbal en partage. Edith Heurgon était heureuse. Je n'étais
pas le plus malheureux.
J'ai parlé de dîner. Il me faut évoquer - petit déjeuner, déjeuner,
dîner - les repas de Cerisy-la-Salle. C'était, c'est toujours (la
tradition n'en ayant pas changé) bon, simple, copieux. Le pain surtout
avait dans la bouche saveur et fondant: pain coupé en larges tranches
dans la miche. Le café du
matin était du café sincère que nous buvions les
narines largement ouvertes pour accentuer olfactivement le plaisir de
papilles délicatement embeurrées. Le lait, du lait entier, tout proche
encore de sa bonne vache normande. Après ça, dégusté dans la vaste
salle à manger ou dans le vestibule du château, entre amis, sous les
cuivres rutilants au-dessus du manteau
de l'immense cheminée à tournebroche pour ce qui est de
la salle à manger (longues tables de chêne et bancs robustes,
philosophiquement durs aux fesses); sous les photos des écrivains
vedettes de Pontigny ou de Cerisy (de Gide à Ionesco et de Gandillac ou
Paulhan à Jean Tardieu) pour ce qui est du vestibule, oui, dis-je,
après ça, on pouvait "carburer" pour toute la rayonnante matinée,
qu'elle fût ensoleillée ou pluvieuse. Puis, cloche à
l'appui, pour avertir ou rameuter les retardataires, comme dans la
Comtesse
de Ségur, il y avait le déjeuner puis le dîner: herbes
et salades, tomates dodues, assaisonnements utiles et parfumés,
viandes franches avec de voluptueuses pommes de terre, ou des poireaux
braisés à l'ancienne, ou encore, accompagné d'un riz
à la vapeur, tel poisson qu'on aurait dit puisé dans une
avancée en pleine terre d'une manche de la Manche, tout cela frais
et coloré et vrai de la vérité du premier jour. C'était
cela, dans le brouhaha sans fin de conversations sérieuses ou
ironiques,
oui, c'était et c'est toujours cela le repas pris en commun à
Cerisy-la-Salle, avec les vives filles des environs pour servir, avec
Édith
Heurgon, sa sœur et son beau-frère pour surveiller, en attendant
l'arrivée du gâteau onctueux au chocolat, de la tarte aux
fruits du jardin, ou de ces fruits eux-mêmes venus s'attabler
spontanément
parmi les convives. Les vins, pas trop orgueilleux, n'étaient jamais
mauvais. Les fromages, quand c'était leur tour, attiraient jusqu'aux
Japonais et Japonaises, spécialistes gendarmés de Mallarmé
ou de Jean Genet, faisant ici, à Cerisy-la-Salle, leur apprentissage
d'une autre France que la convenue: je veux dire la parisienne, la
touristique, la sorbonnarde. Les Américains aussi faisaient leur
initiation
à ce mélange, proprement français, de concepts innovants
et de casseroles rituelles. Les Anglais, les Canadiens, les Hollandais,
les Belges, les Suédois. Les Français eux-mêmes. Maîtres
et disciples, professeurs et francs-tireurs, poètes conduits là
par on ne sait quel invisible licou, philosophes irradiant leur
lumière, constructeurs et déconstructeurs, femmes harmonieusement
savantes dans des robes d'été cuirassées de chandails...
Le bonheur ! Comme dit Rimbaud :
J'ai fait la magique étude
Du bonheur, que nul n'élude
Et il ajoute :
O saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
A Cerisy-la-Salle, il est advenu parfois que l'âme, cette mauvaise,
oubliât ses défauts.
Michel TOURNIER
"Images et Signes de Michel Tournier", colloque
dirigé par Arlette Bouloumié et Maurice de Gandillac, du
21 au 28 août 1990 ( Éditions
Gallimard, 1991)
Le rendez-vous de Cerisy (août 1990)
Il y a bien des années, Jean-Luc Mercié avait eu l'idée
d'une semaine Tournier à Cerisy-la-Salle. Surpris par cet
honneur exorbitant, j'avais réagi par un refus paniqué. Je me voyais
déjà en cadavre nu et disséqué, entouré de funèbres personnages
chapeautés de noir comme dans La Leçon d'anatomie de Rembrandt,
ou encore
comme l'un de ces saint Sébastien liés à un tronc
que des archers criblent de traits. Il est vrai - me disait-on - que
la présence "physique" de l'intéressé n'est nullement
nécessaire à ce genre de débat. J'ai demandé
à l'auteur du Rivage des Syrtess'il se rendrait
au colloque Julien Gracq annoncé pour 1991. "Ah non, m'a-t-il
répondu, j'aurais trop peur d'échouer à mon propre
examen !". Mais comment ne pas répondre à pareil rendez-vous
? N'y a-t-il pas risque d'avoir durant huit jours les oreilles qui vous
tintinnabulent jusqu'à l'assourdissement si l'on fait mine d'ignorer
la grande palabre dont on est l'objet ? Et puis il y a la curiosité
qui est peut-être un vilain défaut, mais plus sûrement
encore une vertu cardinale puisqu'elle n'est rien d'autre que l'appétit
de l'esprit. "Donnez-nous aujourd'hui notre faim de chaque jour" priait
mon bon maître Gaston Bachelard. J'étais curieux, oui, de
découvrir Cerisy-la-Salle, et d'entendre ce qui allait se dire sur
ce fameux M.T. J'y fus donc.
Cerisy est un château de schiste sombre qui a fort belle allure au bord
d'un étang entouré de grands chênes. L'ensemble est sévère, mais
accueillant grâce à
la cordialité des dames Heurgon et de leurs collaborateurs. La table et
le couvert incitent à revenir. Les promenades à pied invitent à la
confabulation. Mais la surprise fut pour moi la petite société qui se
trouvait là assemblée. Assemblée par quelle force ? Simplement à
l'appel de mon nom. Il y avait de quoi s'émerveiller : près de
soixante-dix personnes venues à leurs frais des six coins de
l'hexagone, mais aussi de l'Australie, du Brésil, de Norvège, de
Nouvelle-Zélande, de Chine que sais-je encore ! Je les ai bien
regardées, cherchant l'air de famille qui les rapprochait, puisque
c'était là
ma famille, et de plus originale, gaie, belle. Je ne me suis pas fait
faute de le leur dire aux miens à l'heure de la séparation : vous êtes
tous beaux et je vous aime !
Mais il faut citer des noms. Et d'abord celui de Maurice de Gandillac.
Notre amitié remonte à un demi-siècle. J'ai évoqué dans Le Vol du
vampire sa classe de philosophie de 1941 au Lycée Pasteur dont
j'étais, mais non l'un des plus brillants, perdu dans l'ombre de Roger
Nimier. Depuis je ne l'ai jamais perdu de vue, mon bon et cher maître,
ainsi d'ailleurs que sa fille Catherine qui l'assiste si efficacement
dans les colloques qu'il dirige. Je n'oublie pas
que si la philosophie constitue la base de ma culture et la source
principale de mes histoires - qui ne sont que de la métaphysique de
contrebande - cette base, c'est d'abord à lui que je la dois.
Comment ensuite citer les autres, tous les autres, et dans quel ordre ?
Ne craignons pas d'évoquer d'abord Maria-Luisa Spaziani, célèbre
poétesse romaine qui nous arrivait tout enthousiaste d'une
interprétation de son Mythe de Jeanne d'Arc
dont elle nous a donné la primeur. D'ailleurs elle consacre une bonne
part de son temps et de ses forces à faire mieux connaître des œuvres
françaises en Italie. Je suis fier et heureux qu'elle ait traduit mes Météores
comme aussi Madame Bovary de Flaubert. Certains
critiques italiens ont écrit que sa traduction de mon roman était si
bonne qu'elle était plutôt meilleure que l'original.
Raymond Jean est venu accompagné de deux mignonnes étudiantes
chinoises. Il apportait les parfums de Provence, et en prime un
merveilleux sujet pour un prochain colloque : la lecture. De
l'auteur de La Lectrice, on n'attendait pas moins.
Provençale aussi mais débarquée de l'Illinois où elle enseigne,
Mireille Rosello auteur d'un étrange et paradoxal bouquin intitulé L'In-différence
chez Michel Tournier, est montée sur le podium travestie en
Chérubin pour exécuter une danse gracieuse autour de quelques images
extraites de Des Clefs et des Serrures.
Thierry Miguet, médiéviste religieux, portait sur l'épaule la colombe
de Saint-Esprit qui observait de son œil rond et rose sa main droite et
sa main gauche : dans l'une l'alpha, dans l'autre l'oméga, début et fin
de toutes choses, et c'était merveille de le voir jongler avec ses deux
boules.
Et il faudrait citer Arlette Bouloumié, aussi discrète
qu'indispensable, le chaleureux Serge Koster, la coruscante - François
Nourissier dixit - Christiane Baroche, l'étourdissant Michaël Worton,
la sage et profonde Françoise Merllié, et bien
d'autres.
Peut-être vaudrait-il mieux évoquer quelques-uns de ceux qui par
modestie ou désinvolture préfèrent écouter et poser des questions. Et
là je revois aussitôt le bon Per Christensen descendu de sa froide
Oslo. Il est traducteur,
et je lui dois d'être lu depuis le sommet du Spitzberg jusqu'aux
îles Lofoten. Mais il est aussi comédien. Il interprète
Shakespeare, Molière et Strindberg, et je trouve merveilleuse cette
générosité avec laquelle il se met au service non seulement
des écrivains qu'il traduit, mais des auteurs dramatiques dont
il incarne les personnages. J'ai à demi influencé son destin,
car c'est moi - et personne d'autre - qui l'ai attiré à
Arles où il se rend désormais chaque année, prenant
avec sa 2CV le carferry de Kiel et entreprenant ensuite quelque 2000
kilomètres d'autoroutes pour aboutir à Tarascon où sa
fille a épousé un cheminot. Il y a de la féerie
dans cet homme où percent des traits de Falstaff, de Monsieur
Jourdain et du Général Dourakine. sa petite-fille tarasconaise
n'a-t-elle pas choisi de naître le jour-même de l'anniversaire
de son grand-père norvégien ?
A propos de Kiel, ce grand port de la Baltique aux régates célèbres, on
ne peut manquer d'évoquer celles qu'on appelait justement "les dames de
Kiel", Cornelia Klettke et sa mère Ingeborg. Cornelia Klettke est
l'auteur d'une thèse savante Der postmoderne Mythenroman am
Beispiel des Roi des Aulnes. Cette étude prend comme exergue la
phrase fameuse attribuée à Roger
Nimier: "Il faut vivre sous le signe d'une désinvolture panique.
Ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique".
Paul Valéry raconte qu'il se glissa un jour dans un amphithéâtre de la
Sorbonne où devant ses étudiants Gustave Cohen développait ex cathedra
une explication du Cimetière marin :
Je me sentais mon Ombre...
écrit-il. Je me sentais une ombre capturée ; et toutefois je
m'identifiais par moments à quelqu'un de ces étudiants qui
suivaient, notaient et qui de temps à autre regardaient en souriant
cette ombre dont leur maître, strophe par strophe, lisait et commentait
le poème...
J'avoue qu'en tant qu'étudiant, je me trouvais peu de
révérence pour le poète - isolé,
exposé et gêné sur son banc. Mais présence était
étrangement divisée entre plusieurs manières d'être
là.
Il est vrai que l'expérience faite par Paul Valéry avait ceci de
particulier: le texte de lui qu'étudiait Gustave Cohen était en vers et
le commentaire de Cohen évidemment se formulait en prose. Il s'agissait
en somme d'une transcription de la poésie en langage prosaïque,
entreprise discutable et peut-être
vaine. "Si l'on s'inquiète de ce que j'ai voulu dire dans tel poème,
écrit Valéry, je réponds que je n'ai pas voulu dire,
mais voulu faire, et que ce fut l'intention de faire qui a voulu ce que
j'ai dit....".
Cette remarque formulée à propos de la poésie serait encore plus
valable, je pense, à propos de la musique
ou de la peinture. Le "faire" avec des notes ou avec des couleurs est
encore moins un "dire" que la poésie, et la distance qui sépare l'œuvre
de son commentaire est plus grande encore.
N'ayant moi-même écrit qu'en prose, ce hiatus n'existait pas. Il
existait au contraire une affinité évidente entre mes textes et les
commentaires qu'ils suscitaient. Soit un petit conte d'une part et un
sonnet d'autre part. Qui ne voit que les commentaires dont on entourera
le sonnet seront toujours plus ou moins intempestifs, alors que le
conte appelle de lui-même son exégèse ? Les réflexions que j'ai
entendues à Cerisy allaient dans le sens que j'ai toujours donné à la
littérature en général et au conte en particulier. J'ai eu l'occasion
d'écrire qu'un poète, un romancier, un nouvelliste, un conteur ne
donnaient à leur lecteur que la moitié d'une œuvre et attendaient de
lui qu'il écrivit l'autre moitié dans sa tête en les lisant ou en les
écoutant. Les œuvres littéraires les plus importantes, selon moi, sont
celles qui ont suscité après elles une postérité renouvelée à chaque
génération. Avec mon premier roman Vendredi, je me suis inscrit
d'entrée de jeu dans la vaste descendance du Robinson Crusoé de
Daniel Defoe, œuvre géniale par excellence. Mais les Ogres, les nains,
les vizirs et les reines qui peuplent mes histoires m'ont également été
prêtés par mes ancêtres conteurs.
Or donc écoutant au fur des heures les communications
de Cerisy, j'avais le sentiment gratifiant d'assister in vivo à cette
cocréation qui fait tout le mystère de la lecture. Avais-je eu
réellement toutes les intentions qu'on relevait dans
mes textes ? Y avait-il d'une de mes histoires à l'autre autant
de fils, autant de passerelles ? Oui et non. Car ces intentions, ces
fils,
ces passerelles existent bien réellement, mais par la seule vertu
du commentaire et non par la volonté délibérée de l'auteur.
Nous avons eu un soir l'illustration visuelle frappante et hilarante de
ce phénomène d'enrichissement de l'œuvre par sa "lecture". Il
s'agissait du film que Marcel Bluwal a tiré de mon roman La Goutte
d'Or, et qui nous fut projeté. L'un des épisodes de ce roman est la
traversée de tout Paris par mon jeune bédouin, traînant derrière lui un
chameau. Ce que je n'avais pas pu prévoir en écrivant cette traversée
et ce qui provoqua un choc admirable d'insolite et de drôlerie, c'est
le passage de mon bédouin et de son chameau devant la pyramide de verre
de l'esplanade du Louvre. Cette image surprenante ne se trouvait pas
dans mon roman,
mais elle le couronnait et en quelque sorte le contenait tout entier.
|
Directeurs
Jean-Pierre
BALPE
" Ordinateurs, production et communication de
textes littéraires ", 1985 (L'Imagination
informatique
de la littérature, Presses Universitaires de Vincennes, 1991)
Lettre à Cerisy
La première fois que je suis venu à Cerisy, ce
devrait être en 1973 pour un colloque Michel Butor avec
qui j’étais en correspondance depuis quelques années.
C’est lui qui m’avait indiqué ce colloque me disant que nous pourrions
alors nous rencontrer-là. Je n’étais pas un spécialiste
de Michel Butor, ni un étudiant pour lequel il aurait été
un sujet d’études, simplement un jeune écrivain qui cherchait
le regard critique d’un mentor. Je vécus avec passion cette première
période à Cerisy qui me mettait, moi le petit provincial en
dehors du monde littéraire en contact avec des écrivains
et des penseurs que je ne connaissais que par leurs écrits : Butor,
bien sûr, mais aussi Bourbon-Busset, Perros et quelques autres.
Je me souviens ainsi de quelques soirées chaleureuses et du
retour sur Paris dans la même voiture que Butor, conduite par
un universitaire éditeur, dont je n’arrive plus à me remémorer
le nom, qui dirigeait une collection de critique littéraire alors
fameuse… La mémoire me fait défaut, je me souviens pourtant avoir écrit
alors un texte “ L’assaut à Cerisy ” qui résumait tout cela et que j’ai
par la suite envoyé à Butor. Il me
semble l’avoir publié quelque part, mais où ? Je saurais
bien incapable d’en retrouver la trace...
La deuxième fois, bien des années plus tard, je fus invité par
Claudette Oriol-Boyer pour un colloque sur les Ateliers d'écriture
autour de sa revue “Textes en main”. J’avais commencé alors à exister
dans le domaine de la recherche, j’étais plus mûr, moins
impressionnable et je retrouvais là l’atmosphère d’échanges
intellectuels et d’amitiés qui m’avait séduite lors de mon premier
séjour. J’y fis la connaissance de Bernard Magné. Ce fut l’origine
d’une longue fréquentation d’échanges suivis et de quelques
collaborations.
C’est ainsi que, pour mon troisième séjour, j’étais, avec Bernard
Magné, devenu un ami, passé du rôle de participant à celui de maître
d’œuvre puisque nous y avons organisé notre colloque sur la littérature
et l’informatique publié par la suite par l’Université de Paris VIII.
Au fond des choses, le changement de statut ne modifiait rien sinon
que, les ayant invités, je connaissais plus intimement la plupart des
intervenants et que, sans nuire à la qualité des échanges
intellectuels, l’amitié y occupait peut-être davantage de place ce qui
ne rendait le séjour en ce lieu que plus agréable.
Je peux ainsi dire sans exagération que Cerisy, de loin en loin, a
marqué les étapes les plus importantes de mon évolution intellectuelle
et professionnelle : la rencontre avec le milieu littéraire, le début
de ma carrière
de chercheur et l’affirmation publique de mon activité de créateur
utilisant les technologies de l’information.
Ce qu’a de particulier Cerisy, par rapport à de nombreux autres
endroits de rencontre et de colloque, c’est son lieu : un château,
modeste, ni trop intimidant ni trop élémentaire, situé quelque part
entre nulle part et nulle part, quelque chose comme une thébaïde
paradoxalement collective, une version confortable du monastère et de
la retraite où l’on peut se retrouver seul entre soi et où
tout est fait pour que le respect de cette solitude soit productrice.
Le
nombre de participants y est obligatoirement réduit, quelques dizaines
tout au plus permettant à chacun d’y trouver son rythme entre
l’isolement et la participation : on peut y travailler à l’écart et,
sans transition, mettre son travail à l’épreuve de l’échange et de la
lecture collective ou semi-collective. Le confort y est nécessaire,
sans plus, ce qu’il faut pour être bien sans le superflu qui
endort l’esprit. L’encadrement est de même nature : présent,
discret, présent-absent, on se sent comme chez soi, responsable
et à l’aise, mais un chez soi ailleurs, une distance, non une étrangeté
qui stimule l’esprit tout en le laissant dans une sécurité
de bon aloi. C’est un équilibre particulier qu’il n’est pas si facile
de réaliser. D’autres lieux - je pense à la Chartreuse de
Villeneuve-les-Avignon - sont aussi attentifs et efficaces mais trop
soumis au flot des touristes qui ne nous laissent pas “ entre nous ” ou
influencés par la présence forte d’une ville ou d’un festival ;
d’autres encore - les innombrables hôtels internationaux - où
se déroulent nombre de “ grands ” colloques sont techniquement plus
efficaces mais beaucoup trop anonymes qui ne permettent pas l’empathie
nécessaire entre les participants. Je ne compte plus les colloques
que j’ai organisés ou auxquels j’ai participé, souvent plus
prestigieux, avec une assistance plus nombreuse, aucun n’a cette
qualité,
n’a cette mesure de Cerisy qui en fait tout le charme. Bien sûr c’est
aussi sa limite : impossible d’organiser là un événement
de grande ampleur, difficile d’y faire venir des personnalités toujours
entre deux avions… Cerisy est d’un autre temps avec les significations
multiples que l’on peut accorder à cette expression : d’un autre
rythme, d’une autre époque, mais aussi hors de toute époque,
presque de toute géographie, quelque chose comme un salon peut-être
un peu désuet mais dont le charme et l’efficacité mérite
d’être conservés.
Hervé BARREAU
" Time and life : humanistic and scientific perspectives
", 1992
Chère Edith Heurgon, Chère Catherine Peyrou,
Il est un peu tard pour répondre à vos vœux en vous envoyant les miens,
bien que je souhaite que cette année 2002 se déroule conformément à vos
vœux en particulier en ce qui concerne le cinquantenaire de Cerisy,
mais il n’est pas trop
tard pour répondre aux quatre questions, pour lesquels vous avez
désiré des réponses, et auxquelles je n’ai pu jusqu’ici
accorder un temps suffisant.
Je suis venu à Cerisy après avoir passé l’agrégation de philosophie
(1959) et j’y ai rencontré Maurice de Gandillac, qui avait été à mon
jury d’agrégation ; René Poirier, qui n’avait pas été mon professeur
mais qui a accepté de patronner une thèse “ supplémentaire”
(aujourd’hui disparue) ; Henri Gouhier, dont j’avais beaucoup apprécié
les cours à la Sorbonne ; et aussi Jean Guitton, dont j’admirais la
virtuosité sans parvenir à lui faire confiance. Ces personnalités m’ont
accompagné dans mon premier parcours professionnel, le dépôt de ma
thèse, mon entrée au CNRS, la prolongation de ma carrière au CNRS et
les efforts que j’ai tentés, à
Strasbourg, pour promouvoir la philosophies des Sciences dans le cursus
universitaires et animer une équipe de recherche.
Entre 35 et 70 ans, je suis venu une dizaine de fois à
Cerisy. Je me souviens avoir participé comme intervenant à
au moins 5 colloques : sur Bachelard, Bergson, René Thom, Karl
Popper et Jacques Maritain. A chaque fois j’ai pu
intervenir sur des thèmes que j’avais moi-même retenus et mes
interventions ont été publiées (sauf celle sur Bergson,
mais elle a été acceptée par une revue africaine
et elle finira bien par voir le jour). Je me souviens également
avoir été participant à un colloque sur la Sexualité,
à un autre sur Leibniz, à un troisième sur la
mécanique quantique… J’ai organisé, en 1992, un colloque
de l’International Society for the Study of Time, pour lequel
Cerisy avait offert son hospitalité, et qui a été
difficile à mettre sur pied, en raison de certaines exigences de
l’International Society, mais qui finalement a été réussi,
et pour lequel j’ai reçu des marques de reconnaissances qui
s’adressaient
en particulier à Catherine Peyrou, dont l’infatigable présence
et le souci hospitalier ont beaucoup aidé un comité d’organisation
affronté à des tâches difficiles.
La spécificité de Cerisy réside dans la chaleur de l’accueil, la beauté
du cadre et la grande liberté dont jouissent les hôtes. Cela concourt à
une convivialité qui n’a pas, à ce que je sache, son pareil en France,
et qu’il est difficile de trouver à l’étranger. En cela la tradition
des colloques de Pontigny-Cerisy a été maintenue.
Certes il y a eu des modifications, dues au fait qu’il est impossible
aujourd’hui de retenir des participants durant 10 jours, d’exiger
davantage que 3 jours de présence, de faire payer un prix raisonnable
aux jeunes intellectuels qui n’ont pas toujours une situation assurée.
Il y a eu aussi des effets de “ modes parisiennes ” que je pouvais
comprendre sans être disposé à y participer. Il est impossible
qu’un Centre Culturel, comme Cerisy, puisse faire l’unanimité de
ses amis. Mais, qu’il existe, c’est une grande chance pour eux...
Tel est l’essentiel de ce que je puis témoigner. Soyez
assurées de mon fidèle souvenir et de mes salutations
amicales.
Robert BAUDRY
"La problématique du merveilleux", 1991 (Une quête
incessante : le merveilleux, hommage à Robert Baudry, éditions
CERMEIL, 1995)
"Graal et modernité", 1995 (Éditions Dervy,
1996)
"Afriques imaginaires", 1997 (Afriques
imaginées, éditions TORII, Kailash, 2002)
Dirai-je comment je connus Cerisy ? Je professais alors en plein cœur
de l’Afrique. Les journaux littéraires évoquaient
parfois certains colloques tenus à Cerisy-la-Salle. “ Tiens ! me
dis-je, ils semblent traiter là de sujets intéressants. Je
devrais leur écrire ”. Mais je suis paresseux : je n’en fis rien.
Peu de jours après, cependant, je trouvais dans ma boite postale,
émanant d’une personne alors inconnue, une invitation à participer à un
colloque à Cerisy-la-Salle. (Il m’arrive encore de temps à autre
d’avoir comme la prémonition du courrier en train de m’être acheminé…).
Ce colloque portait sur Le Conte merveilleux. Et malgré les
obstacles, j’y fus.
Je me souviens aujourd’hui de ce premier contact avec Cerisy, voici
presque trente ans. C’était véritablement l’entrée dans un autre monde,
un monde enchanté. Un monde coupé du monde : monde en pleine campagne,
loin, bien loin des villes, dont n’approchait que le plus antédiluvien
train de tout le réseau, qui peu à peu filtrait les “ élus ” ; un monde
sans journaux, sans radio, sans télévision, sans supermarchés. Des
colloques où l’on n’entassait pas chaque jour, comme ailleurs, seize
condensés de vingt minutes ; mais où alternaient harmonieusement
conférences et loisirs, échanges de couloirs et convivialité des repas,
où de la cave au grenier se proposaient des merveilles ; un monde où se
nouait, où se sont nouées de solides, de
fidèles amitiés.
Si séduisant fut ce premier contact que, depuis, j’y suis retourné
maintes fois, souvent avec un analogue plaisir. (Seules,
quelques fois, des directions de “ carriéristes ” - race honnie
! -, m’ont laissé un arrière-goût amer, ont obscurci,
hélas ! ces séjours enchantés).
Suzanne BONNAFOUS
"Argumentation et discours politique", 2001
(PUR Presses
Universitaires de Rennes, 2003)
Madame, et chère amie,
En réponse à votre courrier de décembre 2001 et bien que le recul me
manque un peu pour répondre convenablement à la première question, je
peux dire néanmoins :
1) Que le colloque de Cerisy dont j’étais co-organisatrice en septembre
2001 (Argumentation et discours politique) m’a permis de faire
la connaissance, intellectuellement et personnellement, de collègues
dont les travaux intéressent les miens, bien qu’ils soient dans
d’autres disciplines et/ou travaillent sur d’autres périodes. En
une semaine, j’ai énormément “entrevu”, ce qui me permet
maintenant d’orienter autrement mes lectures.
2) Les rencontres de Cerisy n’ont rien à voir avec les autres
manifestations que je connais. Tout y est fait pour un véritable
échange scientifique, sans esbroufe. On ne peut venir faire sa
conférence et s’en aller, en ayant ajouté une prestation
à son CV. Le lieu est magnifique et l’isolement pousse à
la méditation. Passer une semaine avec ses collègues permet
d’aller au fond des débats, hors séances, et de nouer de
vrais liens. Je garde un souvenir émerveillé de cette semaine.
Très cordialement.
Mireille BOSSIS
"L'épistolarité à travers les siècles", 1987 (Franz
Steiner Verlag Stuttgart, 1990)
Chère Edith Heurgon,
J'ai bien reçu votre lettre circulaire de décembre dernier pour la
préparation du projet SIÈCLE et je suis
heureuse de répondre à votre questionnaire ; d'autant que
je nourris à votre égard et à celui du CCIC, une sorte
de culpabilité : après vous avoir fréquentés
avec une certaine assiduité, je ne suis plus revenue à Cerisy
depuis 1987... ce qui fait bien longtemps et que je n'ai plus envie d'y
revenir. Pourquoi ? Ce n'est pas si facile à expliquer.
J'ai changé de vie depuis que j'habite à Paris et je n'éprouve plus le
même besoin de cette nourriture intellectuelle qui était dispensée à
Cerisy. Pourtant je dois
le dire et ce sera ma réponse à votre première question, Cersiy a joué
un rôle très important pour moi à partir de 1975 ; je m'y suis
épanouie, j'ai trouvé là une reconnaissance de mes capacités
intellectuelles qui étaient étouffées par mes charges professionnelles
administratives. Mon cursus atypique me privait des échanges dont
j'avais besoin
et que j'ai pu avoir à Cerisy tant amicaux que littéraires.
J'exagèrerai à peine en vous disant que pendant douze ans
j'ai supporté beaucoup de contraintes diverses grâce à
la décade annuelle que je m'offrais et qui me dédommageait
de tout le reste. Cette fréquentation régulière m'a
permis de m'affirmer, de me construire, chercheur passionné et
toujours travaillant sur l'Epistolaire, je suis devenue ce que je suis
!
Chez vous, j'ai pu aussi exercer mon esprit critique et voir la face
moins riante des choses, le jeu des coteries et des chapelles, des
intrigues sous-jacentes. Ce qui était positif est lentement devenu
négatif. Je ne suis pas persuadée que les relations amicales fassent
bon ménage avec les échanges intellectuels sur des travaux de recherche
; on peut évoluer différemment, aller plus loin dans
l'approfondissement et la théorisation ; les susceptibilités
apparaissent vite ainsi que les enjeux de pouvoir... et il n'est pas
aisé de négocier des compromis acceptables... tout au moins pour moi !
Il m'est très difficile de ne pas dire ce que je pense et de
façon parfois un peu brutale. Ce fut une déception ; ailleurs
aussi, j'ai créé des associations, organisé des colloques
où j'ai dépensé beaucoup d'énergie avec des
satisfactions d'amour propre, certes, mais aussi des déceptions quant
à l'avancée réelle de la recherche et du travail
en commun. Combien de mes cher(e)s collègues et ami(e)s rabâchent
depuis des années consciencieusement la même chanson, sans
se rendre compte qu'ils finissent par chanter faux ! Ce n'est pas un
déshonneur de ne plus rien avoir à dire et c'est, pour moi, plutôt un
honneur que de savoir alors fermer "sa gueule".
Et là je réponds à la seconde question...
ces amitiés qui se nouent à Cerisy, j'en ai conservées plusieurs, sont
un frein au travail intellectuel ; l'intellect et l'affectif sont
difficiles à concilier. La curiosité n'est plus la même, elle
s'émousse. Et puis le monde a changé très vite ; Cerisy m'apparaît,
hélas !, comme anachronique. Il
me faut préciser que si je travaille toujours sur l'Epistolaire,
mon approche s'est modifiée progressivement en privilégiant
l'histoire et l'anthropologie historique et c'est une des failles de
Cerisy
que cette quasi-absence de l'histoire : il y a là un manque. Cerisy
a certainement été à l'avant-garde dans beaucoup de
domaines, c'est pour cette raison que j'aimais y venir. J'ai
l'impression
- je voudrais me tromper - que le contenu des colloques (comme celui de
l'enseignement supérieur littéraire), a retrouvé les
traditions et les conformismes qui avaient été bousculés par le
bouillonnement intellectuel des années post 68. C'est dommage car
l'approche interdisciplinaire que j'avais tentée chez vous en
87 et que j'ai essayé de continuer, est autrement plus stimulante.
Malheureusement trop de gens préfèrent se barricader derrière
les frontières de leur discipline. Vous n'y êtes pour rien,
vous ne pouvez que suivre l'évolution de la société... Voilà ce que
j'avais à vous dire.
Encore Merci pour tout ce que vous m'avez apporté.
Roger BOZZETTO
"Claude Seignolle et le fantastique", 2001 (Éditions
Hesse, 2002)
En réponse à votre demande de mes réactions à Cerisy pour les
manifestations du "Siècle":
a) Le point de vue intellectuel est difficile à distinguer du point de
vue amical. Indépendamment des thèmes choisis, c'est surtout la
perspective de rencontrer des amis et chercheurs dans les mêmes
domaines que moi qui motive ma présence en ces
lieux et pimente le plaisir que j'éprouve à y être.
L'aspect professionnel n'a jamais été vraiment primordial,
sauf que, là encore, les rencontres amicales et intellectuelles
ont pu avoir parfois des ouvertures professionnelles, dans le cas de
rencontres
qui peuvent aboutir à des projets.
b) Les avantages de Cerisy sont nombreux. L'aspect "colonie de
vacances" qui permet de se retrouver à table pendant quelques jours, ou
dans les dépendances, ou dans les sous-sols ; de rencontrer les gens
d'autres domaines par le fait que deux colloques sont en parallèle ; la
liberté d'aller et venir - surtout si l'on est motorisé ; les journées
en général moins chargées qu'ailleurs et qui laissent le temps de
respirer et de penser à ce que l'on entend; l'accueil et la
convivialité ; la disponibilité
de l'encadrement, tout ceci est un plus sans commune mesure.
Les faiblesses ne relèvent pas explicitement de Cerisy mais de la
triste mais prenante réalité économique. C'est ainsi qu'il est de plus
en plus fréquent d'écourter les séjours, c'est aussi ce qui fait que
l'on voit, hélas, peu
de jeunes participants, car les jeunes chercheurs et étudiants trouvent
ce séjour trop cher pour eux. C'est aussi la difficulté à
faire éditer ces colloques, qui quand ils sont publiés le
sont des années plus tard. Rien de ces inconvénients n'est
imputable à Cerisy, mais placent Cerisy dans un contexte qui est
moins favorable qu'à une certaine époque.
Voilà, Madame la directrice, quelques idées qui n'ont rien d'original,
mais s'il m'en vient d'autres plus pertinentes je vous en ferai part
sans attendre. Veuillez agréer, ainsi que toute l'équipe l'expression
de mes meilleurs vœux de réussite pour l'année et le "Siècle".
Cordialement.
Armand BRAUN
"Prospective d'un siècle à l'autre I : Nouvelles
dimensions de la Gouvernance" (Prospective
pour une gouvernance démocratique, L'Aube 2000)
"Prospective d'un siècle à l'autre II : Du savoir des
experts à l'intelligence collective" (Expertise, débat
public : vers une intelligence collective, L'Aube, 2001)
17 janvier 2002
Presque chaque année, depuis 1995 environ, je participe
à des rencontres à Cerisy. J’y reviens toujours avec plaisir.
C’est un lieu rare. Un lieu de ressourcement, où l’on rencontre, autour
d’un projet intellectuel, des personnalités et des idées stimulantes.
Un lieu où les quatre logiques - individuelle, civique, relationnelle,
marchande - peuvent se trouver en harmonie.
A Cerisy, j’ai plaidé en faveur de personnages et de concepts
hétérodoxes. J’ai évoqué Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250),
empereur romain germanique, de pure
souche normande, roi de Sicile, inventeur de l’idée européenne et des
Droits de l’Homme… il est vrai, par ailleurs, autocrate notoire. J’ai
exposé pourquoi le transport public, malgré son utilité éminente, ne
réussit guère à faire progresser ses parts de marché dans les grandes
métropoles : fixé sur la catégorie indifférenciée des “ voyageurs ”, il
a du mal à communiquer avec la variété de ses
clientèles, au nombre desquelles les acteurs économiques et sociaux,
qui déterminent la mobilité des salariés (60 % des usagers). J’ai
défendu l’ouverture au monde des cultures, des sociétés, des économies,
me plaçant
en porte-à-faux vis-à-vis d’idées convenues au
sein de la République des Lettres. Et pourtant, je n’ai pas été
pendu haut et court !
Cerisy, c’est un modèle rare. D’institutions culturelles, nous ne
manquons pas, et elles sont souvent excellentes. Mais une institution
est préservée de bien des soucis : des ressources assurées (quelqu’un
lui allouera un budget), une continuité organisée (un directeur s’en
va, un autre le remplace). Cerisy est d’une autre nature. En fait,
Cerisy est une PME qui, pour survivre, doit gagner sa vie, être
attentive à l’équilibre de ses comptes, trouver des clients, et dont
les responsables luttent sans cesse pour lui ménager un avenir. C’est,
il est vrai, une entreprise d’un genre très particulier : une PME à
vocation intellectuelle. Avec une Histoire : au départ, Pontigny, créée
en 1910 par Paul Desjardins ; les épreuves de la Première et de la
Deuxième Guerres mondiales ; la délocalisation à Cerisy par Anne
Heurgon-Desjardins ; le développement par Edith Heurgon et Catherine
Peyrou. A chacune de ces étapes, une vie en résonance
avec l’époque, illustrée par le passage des grands penseurs
du moment. Et une présence au monde qui est certes économique,
mais avant tout sociale, culturelle, humaniste.
De ce modèle, il existe peut-être quelques autres
exemples, sans doute surtout hors de France. Mon attachement vis-à-vis
de Cerisy tient beaucoup à la dimension prospective que j’y perçois.
Et à la question qui me revient souvent lorsque je me promène dans ses
allées : thébaïde et entreprise, comment communiquer à tant d’autres, à
qui il fait défaut, l’esprit de Cerisy ?
Michel BRESSOLETTE
"Jacques Maritain face à la modernité", 1993 (Presses
Universitaires du Mirail, 1995)
29 mars 2002
Du mardi 13 juillet au mardi 20 juillet 1993, une quarantaine de
collègues et amis ont participé à notre semaine
: Jacques Maritain face à la modernité.
Enjeux d’une approche philosophique.
Vu le renom de Cerisy, avoir organisé un colloque au Centre Culturel
International ne pouvait être que bénéfique. Cela a permis de montrer
aux universitaires que Maritain n’était pas qu’un auteur pieux réservé
aux conservateurs catholiques. La preuve, c’est que les Presses
Universitaires du Mirail, à Toulouse, n’ont fait aucune difficulté pour
publier les actes du colloque.
Donc le rayonnement de Cerisy a rejailli sur le thème choisi.
De plus, durant la même période avait lieu à
Cerisy un colloque sur Chateaubriand et nous avons eu le
plaisir et la surprise de voir des participants du colloque
Chateaubriand venir “ découvrir ” la pensée de Maritain et être
intéressés et séduits.
Indéniablement cette semaine a permis de renforcer des liens, d’en
créer de nouveaux, comme il arrive lors de chaque colloque mais je dois
dire que l’avantage de Cerisy, c’est bien son cadre, son
éloignement de la grande ville et son climat pluvieux, qui cette
année-là empêcha les congressistes d’aller à la
plage, si bien que le colloque Maritain fût dense et intense. Une
des particularités de Cerisy aussi c’est la qualité des
repas et des conversations à l’occasion des repas poursuivies ensuite,
surtout le soir. Le cadre, l’accueil, la liberté sont des éléments
importants qui expliquent pour une grande part la réussite de ces
semaines.
Les colloques universitaires auxquels j’ai participé, vu leur courte
durée (en général pas plus de 3 jours), vu leur espace et leur
situation (en général en université), ne permettent pas cet échange
continu, fidèle. Trop souvent dans les colloques universitaires, les
participants se permettent après leur communication de s’éclipser et de
se dispenser d’écouter leurs collègues. À Cerisy, nous avons eu la
chance de
maintenir pratiquement tout le temps un public constant, fidèle
et donc actif.
Enfin, je crois que pour le colloque Maritain la présence de
Maurice de Gandillac, de Catherine de Gandillac et d’Edith Heurgon ont
beaucoup fait pour témoigner que Cerisy n’est pas simplement un cadre
qui reçoit, mais une maison vivante qui accueille.
Croyez, Madame, en mes sentiments reconnaissants.
Bernard BRUN
"Nouvelles directions de la recherche proustienne", 1997
(Editions Minard Tome I,
2000. Tome II,
2001)
Rôle de Cerisy
Ce colloque fut vraiment une rencontre, et une rencontre vraiment
internationale. Des chercheurs qui avaient pris l'habitude de
travailler chacun de son côté, des proustiens qui ne sont pas des
spécialistes (amateurs ou liseurs) et de jeunes étudiants ont pu faire
connaissance, se parler, discuter de leurs travaux respectifs, dans une
convivialité simple et fructueuse.
Le "Proust"de Cerisy aura été un exceptionnel succès, tant par le
nombre des participants (tout le monde n'a pu trouver place), pour le
contenu intellectuel (toutes les tendances de la critique proustienne
ont été discutées) que par l'atmosphère et le contact.
Qui oubliera le champagne d'Annick, le bébé de Françoise, les trois
garçons de Nathalie, la cloche qui rythmait les séances, l'école
buissonnière du soir ou la journée du lundi ?
Spécificité de Cerisy
La vie de château, comme Marcel Proust la pratiquait, est la seule qui
permette un vrai travail intellectuel. Les proustiens se réunissaient
pour la première fois depuis vingt-cinq ans. Une tension aurait ainsi
pu naître, à partir de cette rage de travailler, de prendre contact, de
discuter. Mais c'est la nonchalance du lieu qui a gagné, l'abbaye de
Thélème au milieu du bocage.
Des actes parus en deux volumes de trois cents pages (Lettres modernes
Minard, 2000 et 2002) et de nombreux articles éparpillés devaient
prolonger le dynamisme ainsi créé.
Mireille
CALLE-GRUBER
"Hélène Cixous : croisées d'une œuvre", 1998 (Éditions
Galilée, 2000)
Cerisy, c'est l'amitié et la pensée de l'amitié. Où l'on découvre que
la pensée s'apprivoise dans les partages au jour le jour, devient une
exigence au quotidien. J'ai eu tous
les âges durant les décades de Cerisy : enfances du Nouveau
Roman ; apprentissages des Ateliers de Textique ;
compagnonnage des
colloques Jacques Derrida ; hôtesse du colloque Hélène
Cixous.
C'est un lieu donnant et un lieu escarpé, une thébaïde, une planète. Y
veillent les anges de la bienvenue et autres génies de la table, de la
fête, de la mémoire et des récits sans fin.
A son méridien, c'est toujours l'heure : toute rencontre fait
événement, pousse les énergies.
Mary Ann CAWS
"Ecrire le livre (autour d'Edmond Jabès)", 1987 (Éditions Champ
Vallon, 1989)
CERISY-PONTIGNY
Chère Edith,
Mes rapports avec votre mère que j'ai beaucoup admirée étaient très
importants pour moi, tout d'abord. J'avais l'impression de quelqu'un
qui savait tout de suite de quoi on parlait, qui vous mettait à son
niveau, sans considération pour
votre (à cette époque) jeune âge, ni votre expérience. C'étaient donc
elle et Clara Malraux qui me semblaient le plus
proches et les plus ouvertes de toutes les personnes que j'avais
rencontrées là-bas au commencement.
La première fois, c'était une décade sur Bachelard, je crois.
Et après, le Surréalisme, le Baroque, Yves Bonnefoy, Pierre
Reverdy, Robert Desnos, etc. Une fois, j'avais été chargée de faire
un reportage sur le Artaud - Bataille, avec Tel Quel : une
décade splendide, avec des moments d'hilarité. Je me souviens d'une
fois que Pierre Guyotat faisait son discours sur "ce que faisait la
main gauche". Quelqu'un disait : "Ah, la police va
venir". Sur ce Anne Heurgon s'est mise à ronfler bruyamment. J'ai
adoré le moment, mais ne l'avais pas mentionné, évidemment,
dans mon article.
Avec Richard Stamelman, j'avais co-dirigé quelques jours sur Edmond
Jabès. Ce fut un grand plaisir. Tous les moments étaient utiles, et
la présence d'Edmond et Arlette y apportaient beaucoup.
Je me souviens que Clara m'avait demandé avec qui j'étais venue
travailler en France, et je ne savais guère quoi répondre. J'ai donc
émis quelques mots incompréhensibles, sans doute, et ensuite, dès mon
retour dans le Vaucluse, j'avais raconté cela à René Char, avec qui je
travaillais en ce moment mes traductions
et mes livres sur sa poésie. Et lui de me dire: "mais la prochaine
fois, vous n'avez qu'à dire que vous venez travailler pour moi". Ce
qui rendait la chose plus facile.
Dans ma vie intelletuelle, Cerisy a été de la plus haute importance.
Car c'était là toutes les discussions les plus vibratoires, si je puis
dire... C'était l'endroit où
l'on pouvait parler de la poésie et de l'art les plus librement.
Et pour diriger les colloques, encore une fois, on était très
libre...l'endroit s'y prête. Je n'ai jamais regretté un seul instant.
A vous, Edith, et à Catherine et Catherine, et à
Maurice et Jacques, mes affections constantes et mes souhaits pour le
nouvel an.
Pierre CHIRON
"Argumentation et Discours Politique", 2001
(Presses
Universitaires de Rennes, 2003)
Vous avez bien voulu me demander mon témoignage sur Cerisy, en tant que
co-organisateur du colloque Argumentation et Discours
Politique (3-9 septembre 2001). Voici ma réponse aux deux questions
que vous posez :
1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie
intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Avant que je songe à y organiser un colloque, le Centre
représentait pour moi un haut lieu de la vie intellectuelle française,
illustré depuis les années soixante-dix (période pendant
laquelle j'ai fait mes études) par d'importantes publications.
Il est difficile et hasardeux de réduire à quelques mots
une entreprise si riche, mais j'y lisais, et y lis plus encore
aujourd'hui
que j'en ai l'expérience, l'exigence intellectuelle sans académisme, la
liberté de pensée, une curiosité sans limite, mais
responsable, pour toutes les innovations et toutes les
expérimentations. Sur le plan relationnel, la semaine que j'ai passé à
Cerisy m'a permis d'approfondir des liens et d'en créer d'autres.
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses)
présentent les rencontres de Cerisy par rapport à
d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris
l’initiative ?
Le colloque Argumentation et Discours Politique a été le second
colloque à l'organisation duquel j'ai participé. Le
premier (Skhèma-Figura, ENS-Ulm, Paris IV-Sorbonne, Paris
XII-Val
de Marne, 27-29 mai 1999) était dans le même esprit
(pluridisciplinaire,
international) mais organisé avec le seul secours de fonds
d'Université,
sans aucune logistique, d'où une charge de travail incomparablement
plus lourde et une disponibilité moins grande des organisateurs pour
l'animation des travaux. Cerisy, par comparaison, offre une structure
parfaitement
rôdée.
Au-delà de la logistique (ou grâce à elle), Cerisy est un lieu tout à
la fois de convivialité et de retraite. Entre la serre, le parc, les
salons ou la bibliothèque, on s'y sent libre de réfléchir en silence ou
de participer à des débats. Les conférences, dans ce contexte, ne
sont pas suivies comme elles le sont trop souvent ailleurs d'un silence
gêné. Il a toujours fallu que les présidents de séance mettent fin aux
questions ou suggèrent de continuer la discussion en apparté. Après
avoir déploré les défections de dernière minute, nous nous sommes
félicités car notre programme s'avérait trop lourd. S'il est un conseil
que l'on
peut donner aux futurs organisateurs de colloque à Cerisy, c'est
de respecter le rythme suggéré par les Responsables du centre.
Il est encore trop tôt, quelques mois après, pour
mesurer exactement l'apport de cette expérience, mais je sais
déjà qu'elle fut extrêmement enrichissante.
Veillez agréer, chère Madame, l'expression de ma
cordiale considération, et tous mes voeux pour l'année
qui commence.
Jean-Paul COLIN
"Les argots : noyau ou marges de la langue ?", 1994 (Bulag, numéro
hors série, Université de Franche-Comté, 1996)
1. Quel rôle a joué Cerisy dansvotre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
J’ai découvert Cerisy-la-Salle et ses passionnants
rendez-vous en 1982 et l’an prochain, ce sera pour moi, si je compte
bien, la 10e rencontre… Il est difficile de dire en quelques mots
l’apport
que représentent ces merveilleuses journées de studieuse
retraite, au cours desquelles on s’ouvre à la part d’inconnu de
ce que l’on croyait connaître, on s’expose à l’imprévu
de nouvelles relations, sur le plan intellectuel et humain, on accepte
de voir sa propre compétence appréciée, mais également,
le plus souvent, remise en cause de manière plus ou moins radicale
et profonde, en tout cas jamais (ou très rarement) sectaire ni
violente.
Que tant d’individus, professionnels et amateurs, aussi épris de
vraie culture que divers dans leurs manières d’aborder les problèmes et
de goûter les délices de l’art, de la science et de la
beauté, viennent de tous les horizons du monde pour dialoguer,
participer à ces échanges à la fois nourrissants et
festifs, voilà qui rend optimiste sur nos envies et nos capacités
d’accepter l’Autre, avec sa richesse contradictoire et son unicité
bouleversante. Chaque arrivée dans le Cotentin bocageux est pour
moi une fête de l’esprit, une excitation neuronale, et chaque départ
un serrement de cœur en songeant à l’oubli probable et prochain,
aux fuites de notre intellect si imparfait : que retiendrons-nous de
cette
décade ? Et puis, avec le Temps, plombier magique, on s’aperçoit
qu’on a, tout de même, beaucoup colmaté, pas mal retenu, et
lentement assimilé le meilleur de ces journées. Et l’on se
prend assez vite à rêver au prochain thème de convergence,
à un nouveau sujet de… contentement !
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses)
présentent les rencontres de Cerisy par rapport à
d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris
l’initiative ?
En tant qu’organisateur intermittent de colloques, je ne vois guère que
des avantages au système cerisyen, qui soulage le “modérateur” des
corvées matérielles et lui abandonne le plus intéressant de la chose, à
savoir les invitations, les incitations, la recherche des spécialistes
et l’emploi du temps précis de ces jours irisés, la prévision difficile
de la météo, à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes (“bel exposé,
bien clair, après dissipation des premières brumes mentales…”), etc. Il
me semble bien que ni mes amis et complices ni moi-même n’avons jamais
perçu la moindre pression quant à
la disposition et/ou à l’orientation de tel ou tel symposium, et au
débat des idées.
En ce qui concerne les faiblesses, elles ne sont pas spécifiques de
Cerisy, mais relatives à des paramètres figurant dans toute rencontre
de ce type (s’il en existe vraiment). Par exemple, il arrive que dix
jours constituent une durée un peu longue par rapport à l’intérêt du
sujet, d’où la sage réduction, dans certains cas, de la décade à la…
semaine. De plus, la saison d’été, ou parfois l’éloignement de Cerisy
(par rapport à quel centre ?) donnent trop souvent prétexte à certains
intervenants (pas toujours parmi les plus demandés) pour venir faire un
simple tour de piste et, passé leur numéro d’équilibriste indépendant,
s’esquiver sur la pointe des sabots, sans chercher à s’imprégner de
l’ambiance chaque fois particulière, et sans entendre ni attendre les
éventuelles conclusions et assister au bouquet final. Le coût du séjour
dans cette si conviviale abbaye de Thélème - cliché
obligatoire quand on cause de Cerisy ! - mérite bien un petit sacrifice
financier, à intégrer dans son budget “vacances” ; le respect d’autrui
vaut bien qu’on s’intéresse à l’ensemble du groupe, et qu’on manifeste
une certaine assiduité, en plus de celle qu’on observe vis-à-vis de
soi-même...
Je regrette aussi, très vivement, que les Actes soient de plus en plus
difficilement publiés, au moins pour certains thèmes moins porteurs que
d’autres : mais là encore, il s’agit d’un
phénomène général, d’une certaine désaffection
des éditeurs à l’égard de recueils dont la rentabilité
n’est évidemment pas assurée...
Georgiana COLVILE
"La part du féminin dans le Surréalisme", 1997 (La Femme
s'entête, "Pleine Marge", Editions Lachenal & Ritter, 1998)
Le 19 avril 2002
Chère Edith,
Veuillez me pardonner de répondre si tard à votre aimable lettre au
sujet du cinquantenaire de Cerisy, car même si j'ai tant traîné, je
suis ravie de cette occasion de vous dire tout le bien que je pense de
votre centre.
J'ai participé à quatre colloques de Cerisy-la-Salle : celui du
centenaire Blaise Cendrars en 1987, celui sur le Surréalisme
et le mythe de 1994 organisé par Jacqueline Chénieux-Gendron et
Yves Vadé, celui sur La part du féminin dans le surréalisme en
1997, que j'ai organisé moi-même avec Katharine Conley, et celui sur Robert
Desnos en 2000, organisé par Marie-Claire Dumas et Katharine Conley.
Chaque fois, le séjour à Cerisy a été pour moi une expérience unique et
l'occasion de m'enrichir sur le
plan intellectuel, de façon à la fois professionnelle et
personnelle et de sympathiser avec des gens nouveaux tout en retrouvant
de vieux amis, parmi lesquels je compte nos hôtes, toujours aussi
accueillants.
J'ai passé trois ans à organiser le colloque de 1997 sur les femmes
surréalistes, avec l'aide précieuse de
Katharine Conley, et je compte cette décade parmi les moments
les plus exaltants et les plus satisfaisants de ma carrière
d'universitaire,
qui touche à sa fin, car je prendrai certainement ma retraite
en 2005.
Les conditions de travail et de loisir à Cerisy me paraissent idéales
et comme d'une autre époque, d'avant la maladie du stress et de la
course après le temps. Après avoir été habituée, aux USA, aux
communications qui duraient quinze ou vingt minutes, à la seconde près,
quelle joie que de pouvoir exposer mon topo pendant une heure, de
n'avoir que quatre interventions par
jour, suivies de longues périodes de discussion, que l'on poursuit
autour d'un bon repas ou d'un verre de Calva au grenier ! Quel bonheur
que de pouvoir inviter des comédiens ou des chanteurs, de projeter
des diapositives ou des films le soir, activités qui complètent
le travail de la journée et invitent à considérer
d'autres aspects de l'auteur ou du sujet traité ! La journée
de repos et quelques autres heures creuses permettent d'explorer le
beau
parc de Cerisy, de faire de jolies balades normandes ou des expéditions
culturelles comme pour voir la Tapisserie de Bayeux, de (re)nouer des
amitiés, de débattre d'un tas de choses, de profiter de la
bibliothèque, de jouer au ping-pong, voire de danser. Le cadre de
Cerisy m'enchante tout autant à chaque visite et je retrouve toujours
avec le même plaisir mes amis Maurice de Gandillac et sa fille
Catherine, Edith Heurgon et Catherine Peyrou, ainsi que tout le
personnel qui se met en quatre pour rendre agréable le séjour des
participants aux colloques.
En fait, je n'ai rien de négatif à dire, car même les mauvaises
liaisons ferroviaires permettent de préserver la tranquillité des lieux
!
Mes remerciements chaleureux à vous tous, pour tous les
moments privilégiés que j'ai passés à Cerisy,
où j'espère revenir dans pas trop longtemps.
Bien amicalement
Monique DOSDAT
"Les Normands en Méditerranée, dans le sillage de
Tancrède", 1992 (Les Normands
en
Méditerranée, Presses Universitaires de Caen, 1994)
"Geoffroy de Montbray et les Évêques normands du XIe
siècle", 1993 (Les Évêques
normands du XIe siècle, Presses Universitaires de Caen, 1995)
"Manuscrits et Enluminures dans le monde normand : XIe -
XVe siècle", 1995 (Presses
Universitaires de Caen, 1999)
Le 15 janvier 2002
Cerisy-La-Salle, 1992-2002 : dix ans
de colloques
sur la Normandie médiévale
Le premier colloque sur la Normandie
médiévale, qui s’est tenu du 24 au 27 septembre 1992 à Cerisy-la-Salle,
est dû à l’initiative de Mme Dominique Husson, alors maire-adjoint à la
Culture de la municipalité de Coutances, et de M. René Le Texier, mon
confrère, qui dirigeait alors la bibliothèque municipale de Coutances.
Mme Husson, sensible au prestige et au rayonnement des Colloques de
Cerisy-la-Salle, localité de la circonscription de Coutances,
souhaitait que le Centre culturel international accueille, à côté des
colloques à sujet littéraire, philosophique, sociologique, etc, un
colloque à sujet purement
local.
Mme Husson et M. Le Texier m’ayant parlé de leur projet, nous sommes
tombés d’accord pour que le sujet de ce colloque soit axé autour de
l’histoire de la Normandie, et principalement l’histoire médiévale.
J’ai immédiatement suggéré de contacter Pierre Bouet, maître de
conférences à l’Université de Caen, avec lequel j’avais travaillé en
1987-1988 à l’occasion de l’Année Guillaume le Conquérant. Nous avions
alors en effet, avec d’autres personnes que l’on reverra à Cerisy : Mme
Maylis Baylé, M. François Neveux en particulier, fait partie du Comité
scientifique de l’exposition organisée par le Conseil Régional de
Basse-Normandie : “ Guillaume le Conquérant et son temps ”, et avions
participé à la rédaction
du catalogue. Pierre Bouet s’est montré tout de suite intéressé
par le projet de Mme Husson, et a accepté de travailler à
sa réalisation.
C’est ainsi qu’a eu lieu le premier colloque de Cerisy sur la
Normandie médiévale, dont les actes ont été
publiés par les Presses Universitaires de Caen en 1994 sous la
direction de Pierre Bouet et de François Neveux. Un colloque
s’est tenu ensuite chaque année ; 2002 en est donc le 10ème
anniversaire. Le succès rencontré par ces colloques n’a
fait que croître avec les années. On y retrouve réunis
en effet deux facteurs importants : l’intérêt scientifique,
garanti par la qualité des intervenants, universitaires et chercheurs
spécialisés pour la plupart; le lien avec la région,
ainsi que l’approfondissement des connaissances sur une époque, le
Moyen-âge, qui a été d’une grande importance pour la
formation de “ l’identité normande ”.
Rôle joué par Cerisy dans ma vie intellectuelle,
professionnelle et amicale
Vie professionnelle :
Le colloque de 1992 a été pour moi une occasion inespérée de voir mes
travaux et recherches connus et diffusés, ce qui n’était pas
envisageable dans le milieu des Bibliothèques auquel j’appartenais
alors, où ce genre de travail était considéré
comme extérieur au monde du livre et de la lecture. Cependant ma
formation de chartiste (promotion 1967), elle, y trouvait son compte.
Ce fut aussi l’occasion de faire la rencontre de personnes extérieures
à mon milieu professionnel strict, ce qui est toujours enrichissant.
Cela
me permit d’élargir mes connaissances et de diversifier mes points
de vue.Il faut dire cependant que ma participation aux colloques de
Cerisy n’a eu aucune influence sur ma vie professionnelle au sens
strict (attributions, déroulement de carrière), ayant toujours été
considérée comme extérieure à mes activités et étrangères à celle-ci.
Vie amicale :
De ce côté, le bilan est très positif : j’ai pu, en effet, établir des
liens de sympathie avec de nombreux
participants. Et lors du colloque organisé avec Pierre Bouet ( Manuscrits
et enluminures, octobre 1995), j’ai pu renouer avec des confrères
spécialistes du sujet (François Avril, Marie-Pierre Laffitte, Denis
Escudier), ainsi que faire la connaissance d’une jeune consœur
(Béatrice de Chancel-Bardelot), et avoir des contacts avec des
chercheurs de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes
(I.R.H.T.), ainsi qu’avec des spécialistes étrangers, avec lesquels la
communication a été
immédiate et profitable.
Spécificités des Rencontres de Cerisy
Celles-ci sont nombreuses et toutes agréables. Il faut citer en
particulier :
- L’accueil : je suis chaque année particulièrement sensible à
l’extrême amabilité de nos hôtes, qui ont l’obligeance de nous recevoir
chez eux, et qui veillent sur notre bien-être. On ne louera jamais
assez leur présence et leur vigilance tout au long des colloques, ainsi
que leur art de mettre tout le monde à l’aise.
- La qualité de l’hébergement : elle est irréprochable, tant par le
charme et le confort des chambres, dont chacune a sa personnalité, que
par la qualité de la nourriture, l’agrément des lieux de rencontre, le
service exemplaire. Tout cela fait de Cerisy un lieu incomparable.
- La séduction du cadre : le vieux château, heureusement préservé et
régulièrement restauré, ses communs, qu’on a su rendre tout aussi
attrayants, le parc, les alentours : tout cela constitue un lieu de
rêve, à l’écart de l’agitation moderne, sans que pour autant on se
sente coupé de
l’extérieur.
Tout cela est à cent lieues des colloques et rencontres
organisés dans des lieux tels que les salles de congrès,
amphithéâtres, et autres lieux peut-être plus fonctionnels,
mais impersonnels. Cela est d’ailleurs prouvé par la participation
de plus en plus fréquente d’auditeurs venus des environs (pays
de Coutances, mais aussi de Normandie au sens large), intéressés
par les sujets traités. Cette qualité d’ouverture des Colloques
de Cerisy me paraît essentielle, et on ne saurait leur faire aucun
reproche d’élitisme.
Je ne vois pour ma part aucune “ faiblesse ” à reprocher à Cerisy. Au
contraire, j’ai participé ailleurs à un certain nombre de colloques où
l’on faisait comprendre à certains intervenants que on leur avait fait
un honneur en les invitant à parler. Je n’ai jamais rien constaté de
tel à Cerisy, et je redis ici que plaisir j’ai eu à assister et à
participer aux colloques sur la Normandie médiévale, et quelle
reconnaissance j’éprouve à l’égard de nos hôtes.
Dominique DUCART
"Argumentation et Discours Politique", 2001
( Presses
Universitaires de Rennes, 2003)
Une mythologie, une ambiance, une
retraite
Comment parler de ce qui, d’un emblème mythique de la
vie intellectuelle est devenu pour moi à la fois une ambiance de vie et
une retraite pour la réflexion et les échanges ? Ce sont en effet les
trois termes qui me sont venus en jouant le petit jeu des associations,
à la recherche de mots-clefs, pour répondre à l’invitation lancée par
Edith Heurgon de témoigner d’une idée, d’un lieu, d’une expérience.
La mythologie, au sens que Barthes a donné à ce terme, date de l’époque
d’enthousiasme intellectuel et de création conceptuelle, parfois un peu
folle, de mes années d’étudiant qui ont suivi la période de révolte de
1968. L’annonce
“ Colloques de Cerisy-la-Salle ” se présentait comme le noble bandeau
publicitaire surmontant les titres et les noms qui se profilaient dans
le ciel des idées de l’actualité des sciences, plutôt littéraires pour
moi puisque l’on n’hésitait pas à
parler d’une “ science de la littérature ”. Mes colloques d’alors
étaient en 10/18 et s’appelaient Artaud-Bataille, Nouveau Roman :
hier, aujourd’hui,... ; les auteurs Roland Barthes, Julia Kristeva,
Philippe Sollers, Jean Ricardou, et tous les autres. Les publications
des colloques, dans les champs divers qui m’intéressaient, m’ont
ainsi accompagné au fil du temps des études universitaires
dans une ville éloignée de l’agitation parisienne.
Je ne me souviens plus si j’avais localisé géographiquement le lieu de
ces manifestations périodiques ; les quelques images que je pouvais
avoir des rencontres qui s’y déroulaient se résumaient aux
photographies de groupes de participants aux noms illustres, saisis
dans des attitudes pensives ou lors de palabres animées ou encore
posant pour une touchante photo de famille. Si je préjugeais de
l’ambiance qui pouvait régner dans ce lieu, ce n’est que récemment que
j’ai pu l’éprouver réellement. Avant tout un lieu d’accueil : la grille
grande ouverte, le chemin qui descend doucement au château, le parc, le
perron, l’entrée, le bureau où nos hôtes nous reçoivent, la chambre où
ils nous mènent, de surprise en étonnement. L’ambiance sera, tout au
long de la semaine, une ambiance faite de convivialité, de connivence,
parfois de confidence, au gré des rencontres occasionnées par les temps
forts ou faibles qui rythment la vie quotidienne, selon les espaces de
paroles
ou de méditation, dans l’écoute d’une salle, la vivacité
d’une discussion au détour d’un couloir, l’animation d’une conversation
au coin d’une bibliothèque, le bruit festif de soirées joyeuses tout en
bas, le calme du parc tout autour. La métaphore musicale
serait ici adéquate : distribution et dialogue des instruments, mesures
alternées et rythmes fluctuants, registres variés, tonalités
changeantes, pauses, silences, soupirs...
La métaphore peut être filée pour évoquer la nature des échanges et du
travail de réflexion qui s’effectue dans ce milieu réservé. Accords,
avec renversements, et désaccords, consonances et dissonances non
résolues ponctuent une parole collective où je n’ai jamais perçu la
cacophonie. Nulle utopie pourtant, simplement un milieu, aménagé et
préparé pour cela, propice à la retraite. Une retraite qui n’est ni
repli ni repos mais le seul éloignement requis et l’écart obligé d’avec
le monde et la multitude pour que la pensée se
retourne sur elle-même, dans l’altérité qui la confond ou la stimule.
Que celles et ceux qui orchestrent la partition, sans ostentation et
avec attention, et qui veillent à la conduite du concert, toujours
renouvelé, en soient remerciés.
Ghislaine FLORIVAL
"Jean Ladrière, création et événement", 1995 ( Création et
Événement, autour de Jean Ladrière, éditions Peeters, 1996)
Chère Madame,
Merci d'avoir eu l'amabilité de m'envoyer votre programme relatant
l'histoire et la grandeur des temps de Cerisy. Votre questionnaire ne
peut que me rappeler deux décades auxquelles j'ai participé : l'une en
1988, consacrée à l'œuvre de Paul Ricoeur, l'autre, en 1995,
que j'ai dirigée avec Jean Greisch, en l'honneur de Jean Ladrière.
Oui, toutes deux ont été des moments clés, tant par l'apport
intellectuel, la qualité des échanges que par la collaboration amicale
suscita nt des rencontres fructueuses à tout point de vue,
inédites d'ailleurs par la beauté des lieux, l'histoire "personnelle"
de Cerisy, son exceptionnelle vitalité culturelle.
Gardant en mémoire ces journées extraordinaires,
je vous prie de croire, chère Madame, à mon très cordial souvenir.
Véronique GAZEAU
"La Normandie et l'Angleterre au Moyen Âge", 2001
J’ai eu la possibilité de donner deux communications à Cerisy dans des
colloques relatifs à la Normandie médiévale autour de thèmes
parfaitement ciblés et celle-ci ont été des éléments importants de mon
Curriculum vitae. Et chaque rencontre
a rassemblé les chercheurs éminents qui faisaient autorité
sur le thème choisi pour le colloque.
“ L’enfermement ” que l’on ressent à Cerisy, en raison de son
éloignement de ce qui est urbain, bruyant…est propice à
l’échange intellectuel. Dans la mesure où l’accès est difficile, ceux
qui acceptent de venir apprécient le lieu
et ont envie d’échanger. Les rites instaurés (veillée de la veille,
menus identiques d’une année sur l’autre, repas
de fête le dernier jour avec omelette norvégienne, photos,
cafés, bavardages dans le bureau de l’entrée…) sont rassurants,
car habituels et familiers et invitent à la quiétude indispensable
à l’échange intellectuel.
J’ai constaté que certains nouveaux (qui n’étaient jamais venus) sont
vite repartis et n’ont pas compris ce qu’était le lieu. Pour les
anglais, une publication à Cerisy constitue
un élément important dans un dossier scientifique.
Pour ce qui est d’une faiblesse et je me fais ici l’écho de ce que j’ai
entendu en qualité d’organisatrice du colloque “ la Normandie et
l’Angleterre au Moyen Age ”, les formulaires à remplir
pour les inscriptions sont “ ringards ” et difficiles à comprendre. Un
peu de communication...
Pour ma part, j’ai grandement apprécié d’être déchargée de
l’organisation matérielle qui fonctionne parfaitement bien (hormis le
loupé de la quête du premier repas pour les boissons qui a profondément
choqué non seulement tous les Anglais, mais aussi mes compatriotes).
Quiconque pense à Cerisy, embrasse dans sa pensée à la fois la qualité
scientifique des échanges et ce lieu chargé d’une histoire et d’une
atmosphère si chaleureuse et amicale.
Jean GILLIBERT
"Des origines et des conséquences des processus
d'extermination", 1993 ( L'Ange
exterminateur, éditions de l'Université de Bruxelles, 1993)
Cerisy a joué pour moi un rôle de haute tenue intellectuelle et
toujours amicale. L'esprit de liberté, l'esprit vivifiant, c'est
considérable !
Francis GODARD
"Vivre la ville demain : Quels enjeux ? Quels
partenaires ?", 1996 ( Entreprendre
la ville, éditions de l'Aube, 1997)
"Modernité : la nouvelle carte du temps", 2001 ( Éditions de
l'Aube, 2003)
Quel rôle a joué Cerisy...
Connaître devant une bonne soupe chaude ceux que je n’aurais jamais
connus qu’au détour de l’entrée d’une salle de
colloque, d’un jury de quelque chose ou d’une commission certainement
très importante. Pouvoir ensuite les reconnaître à
l’entrée d’une salle de colloque, d’un jury de quelque chose ou
d’une commission certainement très importante et retrouver alors
l’odeur de la bonne soupe chaude. Connaître tel ou telle exposant
son corps au regard des autres lors d’une danse au sous-sol puis le
reconnaître
au pupitre la voix et le geste posés, le buste bien droit, prêt
à porter la voie de la sagesse. Bref, Cerisy permet parfois de lever
une partie du voile.
Quelles spécificités présentent les rencontres de Cerisy...
Un colloque se déroule toujours sur deux scènes.
Celle officielle des interventions et des débats annoncés
au programme. Celle officieuse des discussions « off », des
commentaires libres, des échanges à deux ou en petits groupes
où les choses se disent différemment. Ces deux moments sont
complémentaires et nécessaires. Le moment « dans
la bibliothèque » est celui du discours bien formé, travaillé,
de la parole construite, du débat organisé et ritualisé, le moment où
l’on pose les termes d’une construction intellectuelle. Le moment «
sous les arbres, à la table, dans le parc » est celui de la prise de
distance devant l’objet intellectuel en cours de construction, celui du
commentaire critique, celui de la parole parfois vive qui marque les
désaccords d’interprétation, celui où
chacun expose ce qu’il a vu et entendu et constate que la réception du
discours de l’autre est une affaire bien singulière.
C’est l’unité de ces deux moments qui permet l’avènement d’un événement
intellectuel fondé sur la constitution d’une intelligence collective à
partir de la réception
de paroles singulières fondées sur de longues réflexions solitaires.
Voilà ce qui fait de Cerisy un lieu unique.
Alain GOULET
"Stéréotypes, textes, modernité", 1993 ( Le Stéréotype,
Presses Universitaires de Caen, 1994)
"L'auteur", 1995 ( Presses
Universitaires de Caen, 1996)
"L'écriture d'André Gide", 1996
( L'écriture
d'André Gide I. Genèses et spécificités, éditions Lettres Modernes
/ Minard, 1998) ; ( L'écriture
d'André Gide II. Méthodes et discours, éditions Lettres Modernes /
Minard, 1999)
"Le sujet de l'écriture : voix, traces, avènement", 1997
( L'Écriture
et son sujet, Presses Universitaires de Caen, 1999)
Alain Goulet : Cerisy, après vingt
et un colloques
Si j'ai bonne mémoire, j'ai dû participer, d'une
manière ou d'une autre, à vingt et un colloques à Cerisy, parfois en
tant qu'auditeur pour deux jours, comme pour le premier d'entre eux : L'Enseignement
de la littérature, en juillet 1969 ; tantôt comme communicant et
participant pour toute la durée du colloque ; tantôt enfin en tant
qu'initiateur et directeur du colloque, ce qui a été le cas pour quatre
d'entre eux : Le stéréotype (oct. 1993) ; L'auteur (oct.
1995) ; L'écriture d'André Gide (août 1996) ; Le sujet de
l'écriture : voix, traces, avènement (oct. 1997).
Je vais maintenant tenter de répondre brièvement
à vos deux questions :
1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie
intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Considérable selon ces trois points de vue. Cerisy a
été pour moi le haut lieu de la réflexion critique sur la Littérature
dès avant de m'y rendre. Dès avant d'être nommé à l'université, j'avais
lu consciencieusement Les Chemins actuels de la critique qui
ont été l'ouvrage de référence majeur sur la question en mon début de
carrière. Et il
est symptomatique que, nommé à l'Université de Caen
en décembre 1968, je me sois aventuré pour la première fois dans la
bibliothèque du château pour le colloque sur " L'Enseignement de la
littérature", en juillet 1969, avec le sentiment d'y rencontrer des
personnages considérables (Doubrovsky, Todorov, Barthes, Genette,
etc.), et qu'une réflexion majeure s'y élaborait pour l'avenir de mon
métier. Mais en même temps, j'ai été échaudé pour longtemps par
la première communication à laquelle j'y ai assisté, et qui a ressemblé
à une exécution. Il s'agissait
de celle d'Alain Meyer portant sur la prise en compte de l'histoire et
de la société par la critique, communication sur un sujet sensible en
ces temps de structuralisme triomphant, que j'avais trouvée
intéressante et stimulante, mais qu'un feu nourri a accueillie.
Dès lors, je me suis toujours défié des joutes des
colloques qui peuvent être féroces, et du tribunal devant
lequel on est amené à se produire.
Après les années soixante-dix, il me semble que Cerisy n'a plus
représenté le même enjeu ni n'a été doté du même prestige que dans les
années soixante et soixante-dix. Les causes en sont certainement
multiples, mais il est
de fait qu'un colloque de Cerisy n'a plus été investi des
mêmes enjeux intellectuels, du moins dans le domaine de la littérature.
Pourtant, c'est un lieu où j'ai pu non seulement rencontrer, mais aussi
fréquenter des personnalités prestigieuses, comme ce fut pour moi le
cas pour le président Senghor ou Michel Tournier par exemple. Et
j'estime que les actes des colloques que j'ai eu plaisir à diriger
restent des ouvrages de références sur les questions abordées.
Présenter une communication à Cerisy est une chance, mais reste une
épreuve importante et que je dirais qualifiante, dont il convient de
triompher. On y est en principe jaugé et jugé à la fois par ses pairs,
qui peuvent venir des horizons les plus variés, mais aussi par toutes
sortes de spécialistes d'autres disciplines, ou des amateurs de natures
diverses, et un baromètre invisible évalue très vite le succès ou
l'échec d'une intervention, fondant ou modifiant une réputation. Au
temps où
les débats étaient enregistrés et publiés,
ils étaient le terrain de subtils rapports de forces, et certaines
interventions étaient l'occasion d'afficher une hiérarchie.
Cet aspect s'est considérablement amoindri lorsque les enregistrements
ont cessé.
Par ailleurs, beaucoup plus que dans les autres colloques, les
bénéfices intellectuels et professionnels sont liés
à l'aspect amical que peuvent y prendre les relations. On y lie
aisément connaissance, on y trouve des adresses, on y tisse des
liens qui peuvent être à la fois intellectuels, professionnels
et amicaux. Et combien d'invitations pour des conférences, pour
d'autres colloques, pour des soutenances de thèses, etc., ont
été le fruit de rencontres à Cerisy où pouvaient
se conjuguer l'estime intellectuelle et l'estime personnelle.Je
pourrais
en multiplier les exemples personnels. Pour prendre un des derniers en
date, la connaissance que j'ai faite de Regina Campos, au colloque sur
" L'écriture d'André Gide" en août 1996 que
j'ai dirigé, a abouti à une invitation pour un séjour de sept semaines
au Brésil en août dernier où j'ai
donné un cours de doctorat et des conférences. Je m'abstiendrai
de nommer d'autres exemples de collègues qui ne se sont jamais vraiment
relevés d'une communication manquée et mal accueillie. En
tous cas, à mes yeux, plusieurs s'y sont durablement disqualifiés.
Le choix d'un colloque de Cerisy peut obéir à des raisons multiples.
Parfois, l'occasion de rencontres amicales peut être déterminante. Il
peut être une occasion de se retrouver et
de vivre ensemble une aventure de l'esprit. Et de façon plus générale,
Cerisy reste un important lieu de rencontres et d'échanges, parfois
éphémères, mais qui peuvent être durables
et jalonner toute une vie.
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses)
présentent les rencontres de Cerisy par rapport à
d'autres manifestations...?
D'abord, pour l'organisateur du colloque, Cerisy est un
endroit idéal. Une fois que le principe d'un colloque est accepté et
approuvé, le travail de préparation est
facilité et balisé par des règles propres à la
maison. Ces règles sont a priori commodes pour l'organisateur,
puisque d'une part, il peut les accommoder dans une certaine mesure (en
obtenant un financement spécifique par exemple, en allégeant
ou chargeant le dispositif, ou en aménageant les horaires et
le programme), et d'autre part, il peut se retrancher derrière elles
pour laisser ses conférenciers se débrouiller pour
des financements complémentaires. Or, le prestige de Cerisy reste
tel que, la plupart du temps, les conférenciers acceptent de venir
sans que le financement intégral du voyage et du séjour soit
assuré, comme c'est généralement le cas pour les autres
colloques auxquels je participe.
L'inconvénient, cependant, lorsque ne sont pris en charge qu'une ou
deux journées du séjour, ce sont les apparitions furtives et éphémères
de conférenciers qui viennent faire leur petit tour un ou deux jours,
sans se préoccuper de ce qui s'est dit avant eux et de ce qui se dira
après, ce qui va à l'encontre des traditions et de l'esprit des
colloques de
Cerisy.
Ce qui est commode surtout, c'est qu'il n'y a pas lieu de se préoccuper
du logement et des repas, de l'accueil en général, et qu'en principe
chacun est heureux d'une petite retraite dans ce beau coin
de Normandie.
Plus généralement, je dirais que Cerisy reste pour moi un lieu tout à
fait à part dans le petit monde des
colloques, et qui garde sa magie. Qualité de l'accueil (et je rends
hommage à toutes celles et tous ceux qui y contribuent), beauté
des lieux et charme de l'environnement, impression de s'y retirer sur
une " île merveilleuse", pour reprendre le titre d'un de
nos colloques de naguère, à l'écart du monde. Chacun s'y sent libre,
tout en étant servi, peut profiter des ressources du château, de sa
bibliothèque et de ses précieuses collections, de son piano, de ses
possibilités de promenades et
de baignades, de ping-pong ou de danse. En marge des communications et
des tables rondes, il y a tout le reste, qui fait que ces lieux sont
aussi
un centre fort agréable de vacances. Je me souviens qu'en 1974, un
méchant pseudo reportage sur Cerisy avait essayé de stigmatiser et de
disqualifier "les intellectuels en chaises longues". C'était prendre
par le petit bout de la lorgnette et de façon polémique ce qui fait
pourtant un des attraits de ses colloques: permettre des débats
intellectuels ou d'amicaux échanges en chaises longues, autour d'une
tasse de café, ou en se retirant dans la serre du jardin.
Fabienne
GOUX-BAUDIMENT
"Prospective d’un siècle à l’autre (2) : du savoir des
experts à l’intelligence collective", 2000 ( Expertise, débat
public : vers une intelligence collective, éditions de l'Aube, 2001)
1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie
intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Dans ma vie intellectuelle, Cerisy a représenté un des lieux très rares
au sein desquels il est possible d’échanger aussi bien avec des pairs
qu’avec des personnalités rarement
accessibles. C’est un lieu de réflexions communes, d’échanges
et, en même temps, de suffisamment de tranquillité et de
solitude choisies pour pouvoir s’adonner à des réflexions
que le rythme quotidien nous interdit. Sur le plan amical, c’est un
lieu
où l’on peut transformer des affinités professionnelles
en réelles relations personnelles de qualité. J’y ai tissé
des amitiés, soit à partir de nouvelles rencontres, soit sur
la base d’une connaissance qui existait déjà mais n’avait
jamais pu donner occasion à approfondissement.
2. Combien de fois êtes-vous venu à Cerisy, à quel âge,
à quel titre ?
Je suis venue deux fois à Cerisy, à 39 ans et 40
ans, en tant qu’intervenant, animateur et auditeur.
3. Quelles spécificités (avantages, faiblesses)
présentent les rencontres de Cerisy par rapport à
d’autres manifestations auxquelles éventuellement vous avez pris ou
prenez part ?
Le principal avantage est le fait de pouvoir être
réunis ensemble sur une durée assez longue et de partager un temps qui
est à la fois du temps personnel, du temps professionnel et du temps
relationnel. Un autre avantage réside dans la localisation du centre
qui ne donne pas lieu à s’échapper et permet une réelle concentration,
sans subir les inconvénients de la
promiscuité.
Autre avantage par rapport à d’autres manifestations, le centre n’est
ni un hôtel ni un autre lieu impersonnel. Il y a une ambiance sinon
familiale, du moins relationnelle qui facilite les échanges et crée une
atmosphère de sympathie spontanée.
Faiblesses :
· un rythme trop intense de travail et, en même temps, insuffisamment
de temps consacré à un travail collectif hors des règles classiques ;
· pas assez d’innovation dans les modalités de travail en commun alors
que c’est quelque chose qui pourrait être fait
: par exemple, il serait intéressant de voir quelles étaient les
modalités de fonctionnement de la Fondation Nicolas Ledoux lors
de son âge d’or.
4. Avez-vous perçu des modifications au fil du temps
dans l’organisation et dans l’atmosphère des rencontres ? Si oui,
lesquelles ?
Ma présence a Cerisy est trop récente pour que je puisse évaluer si des
modifications ont eu lieu sur le plan des rencontres, de l’organisation.
Thierry GROENSTEEN
"Bande dessinée, récit et modernité", 1987 ( Éditions
Futuropolis, Centre national de la Bande Dessinée et de l'Image, 1988)
"La transécriture (pour une théorie de l'adaptation)",
1993 ( Éditions
Nota Bene, Centre national de la Bande Dessinée et de l'Image, 1998)
Mes années Cerisy
Pendant une dizaine d’années (de 1984, je crois, à
1993), Cerisy a stimulé et fécondé ma vie intellectuelle, élargi mes
connaissances et permis des rencontres déterminantes. J’y suis d’abord
venu en simple auditeur, à trois ou quatre reprises, par intérêt pour
les sujets traités, et sur les encouragements de mon ami Benoît
Peeters, déjà familier des lieux. Le colloque Perec m’a permis
de rencontrer, en la personne de son organisateur, Bernard Magné, le
futur directeur de la thèse que je soutiendrais en 1996.
Avec Benoît Peeters, Jan Baetens et Marc Avelot participaient aux
séminaires de Jean Ricardou sur la Textique. Ils fondèrent
ensemble une maison d’édition, Les Impressions nouvelles, dont
l’une des publications marquantes fut, en 1986, le “ roman visuel ” de
Martin Vaughn-James, La Cage. Quand je dirigeai, l’année
suivante, le colloque Bande dessinée, récit et modernité, il y
fut beaucoup question de cette œuvre novatrice et
fascinante. Après quelques années de mise en sommeil, les
Impressions nouvelles ont repris leurs activité, et procéderont
à une remise en vente de La Cage au printemps 2002. Pour
l’occasion paraîtra aussi, à leur enseigne, une étude de mon cru
intitulée La Construction de ‘la Cage’. Les anciens amis de
Cerisy deviendront ainsi mes éditeurs.
Je reste très reconnaissant envers la direction du Centre culturel
international d’avoir retenu ma proposition de colloque sur l a
bande dessinée, sujet généralement considéré comme peu académique,
et faiblement légitimé du point de vue culturel. Ce colloque fut
fondateur à plus d’un titre,
pas seulement pour moi. Du point de vue théorique, d’abord. Le concept
de “multicadre”, proposé par Henri Van Lier pour qualifier le
compartimentage de l’espace de la page propre à la bande dessinée, est
passé dans le vocabulaire de tous les spécialistes. Et mes propres
propositions sur la triade suite/série/séquence allaient, quelques
années plus tard, tenir une place essentielle dans mon Système de
la bande dessinée (PUF, 1999).
C’est à l’occasion de ce colloque que se rencontrèrent Jean-Christophe
Menu et Lewis Trondheim, tous deux dessinateurs à l’aube de leur
carrière, qui non seulement ont fait leur chemin depuis mais ont
surtout été parmi les six fondateurs d’une maison d’édition qui allait
profondément bouleverser le paysage éditorial du “ Neuvième Art ”,
L’Association. En outre, l’atelier que je proposai alors sur
l’application à la bande dessinée des principes et méthodes de l’Oulipo
allait déboucher, en 1993, sur la
création officielle de l’ Oubapo, l’ouvroir de bande dessinée
potentielle, où se retrouveraient notamment Menu, Trondheim et votre
serviteur.
Le colloque de 1987 me permit aussi de nouer ou de consolider des
amitiés en Belgique, en France, en Espagne et au Québec, et de
rencontrer pour la première fois certains des correspondants étrangers
de la revue dont j’étais alors le rédacteur en chef, Les Cahiers de la
bande dessinée.
Quant aux Actes, publiés l’année suivante par Futuropolis, ils
bénéficièrent d’une aide du Centre national
de la bande dessinée et de l’image (CNBDI, à Angoulême), alors au stade
de la préfiguration et dont ce fut l’un des premiers gestes publics. Ce
même CNBDI allait être mon employeur de
septembre 1988 à mars 2001 et, désinhibé par mon
expérience cerysienne, je devais y organiser une demi-douzaine
de colloques internationaux.
En 1993, je dirigeai mon second colloque à Cerisy, en tandem avec André
Gaudreault, sur le thème de l a Transécriture, ou, si l’on
préfère, de l’adaptation. Des ennuis personnels ne me permirent pas de
tenir complètement ma place dans l’animation de cette rencontre, mais
je tiens à dire ici que je puisai dans l’amitié dont m’entourèrent
plusieurs participants un vrai réconfort. À lui seul, ce colloque
illustrait parfaitement ce qui m’a toujours semblé être l’un des
principaux atouts
de Cerisy : le brassage de personnages venus d’horizons divers et le
croisement des savoirs. On y parla cinéma, littérature, théâtre, bande
dessinée et même clip vidéo, dans un rare esprit de convivialité et, si
l’on me passe l’expression, d’œcuménisme scientifique.
Naturellement, tout cela ne serait rien sans les promenades dans le
bocage, les escapades au casino de Coutainville, les soirées au grenier
et l’omelette norvégienne du dernier soir.
Suzanne GUELLOUZ
"Entre baroque et lumières : Saint-Evremond
(1614-1703)", 1998 ( Presses
Universitaires de Caen, 2000)
Je connais Cerisy depuis longtemps. Je serais tenté de dire : depuis
toujours. Comme beaucoup d'enseignants-chercheurs de ma génération -
celle qui a débuté dans l'enseignement supérieur en 1965 - j'ai en
effet trouvé le plus grand intérêt aux publications qui émanaient de
ces rencontres normandes, notamment dans les années 60-70 où se
mettaient en place de nouvelles et exaltantes problématiques. Mais,
pour des raisons géographiques et familiales (enfants en bas âge), la
contact restait indirect. C'est pourquoi je me suis particulièrement
réjouie, une
fois que j'ai été élue à Caen, de la mise en
place d'un lien institutionnel entre le Centre et notre université.
Car, s'il a joué un rôle important, qu'il sera facile d'apprécier
historiquement, ce lieu peut et doit encore rester un des phares de la
vie culturelle française et internationale. Les colloques auxquels j'ai
participé, soit en présentant une communication
soit en en assurant l'organisation, m'ont confirmé dans l'idée
que le cadre - la dix-septiémiste que je suis n'est évidemment
pas indifférente à cet aspect des choses - et l'esprit qu'y
font régner les dignes filles d'Anne Heurgon-Desjardins et leurs
proches rendent cette vocation au double sens du terme nécessaire.
Puisse(nt) le(s) ministère(s) concerné(s) prendre
conscience des enjeux intellectuels qui sont ici en cause et, par des
subventions, aider les responsables de cette admirable entreprise à
corriger à la baisse - ou du moins à ne pas augmenter - des
prix de pension qui peuvent être dissuasifs pour les jeunes collègues
qui prendront la relève dans le domaine de la recherche.
Louis GUIEYSSE
"Crise de l'urbain futur de la ville I", 1985 (Métamorphoses
de la Ville, Economica 1987)
Le 6 février 2002
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
1) Cerisy a été pour moi un lieu d’approfondissement et d’élaboration
de conclusions pour le séminaire Crise de l’Urbain - Futur de la
Ville qui y a tenu plusieurs de ses colloques, couronnant chaque
deux ans environ les séances de travail mensuelles. Ces colloques
furent l’occasion de rencontres élargies à
de nouveaux participants : universitaires français et étrangers de
renom, personnalités de l’administration ainsi que dirigeants et cadres
supérieurs de la RATP. Ils furent aussi un lieu de diffusion des
enseignements du séminaire, dont ils furent à tous
égard des temps forts. Cerisy se prêtait parfaitement, par
son cadre et par sa tradition à l’organisation de séminaires
université-entreprise de ce genre.
2) J’ai également participé à 2 colloques de la série Prospective
qui furent pour moi à la fois une suite et un appui de
l’activité de la section Prospective du CESR, notamment pour ses
travaux sur la gouvernance.
3) Enfin, j’ai participé avec beaucoup d’intérêt et de plaisir à 2 ou 3
colloques hors de mon champ d’intérêt professionnel, notamment, au
colloque sur Frédéric
II, et au colloque sur l’art roman en Normandie.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent
les rencontres de Cerisy ?
- Le cadre en est très sympathique, il m’est devenu familier, ainsi que
certains habitués du lieu ;
- L’accueil est à la fois convivial et raffiné, l’ambiance très
détendue et néanmoins intellectuellement stimulante ;
- Tout cela est favorable à d'excellents échanges, de style différent
selon les thèmes traités et les organisateurs de chaque colloque ;
- Inconvénients : je ne trouve guère de défauts, je mentionnerai
cependant l’inconvénient de l’éloignement et de la durée du voyage
(inconvénient qu’on peut aisément surmonter) et aussi celui du climat
du Cotentin : je n’ai heureusement pas trop eu à m’en plaindre, ayant
eu la chance, pour la plupart de mes séjours, de bénéficier d’un temps
exceptionnellement beau !
J’ajoute que la richesse des programmes est génératrice de remords de
n’avoir pu participer à tant de réunions
intéressantes ? il semble bien, notamment, que les sessions de
2001 avaient été particulièrement riches dans sa diversité.
On ne peut souhaiter que Cerisy continue à proposer une telle
palette de colloques...
Lauric GUILLAUD
"Les détectives de l'étrange
(quête et enquête)", 1999
"Atlantides Imaginaires", 2002
J'ai assisté à plusieurs colloques à Cerisy, ces dix dernières années.
J'ai bien sûr privilégié les thèmes qui étaient les plus proches de ma
recherche (fantastique et science-fiction). Invité d'abord par
Jean-Pierre Picot, j'ai découvert un cadre de travail exceptionnel, une
sorte d'abbaye
de Thélème échappant au bruit et à la fureur
du monde contemporain. Comme beaucoup de collègues, j'ai apprécié un
rapport au temps différent qui préservait la liberté de parole et
d'écoute. Sur le plan intellectuel, les rencontres
ont été enrichissantes et stimulantes. C'est tout naturellement que je
suis passé du rôle de participant à celui de directeur de colloque Les
détectives de l'étrange,
grâce aux conseils avisés de Jean-Pierre Picot. Certes, l'organisation
requiert beaucoup de travail et de disponibilité, mais le résultat
est satisfaisant quand les participants quittent Cerisy, conscients
d'avoir
contribué individuellement et collectivement à faire progresser
la recherche sur un thème spécifique. Il est évident
que la publication des actes est le point d'orgue d'un long processus,
qui
matérialise la somme des efforts déployés par les directeurs
et les participants du colloque. Sur le plan professionnel, le prestige
de Cerisy est encore intact, même si nombre d'universitaires en parlent
aujourd'hui au passé. Je vois surtout un atout, rare de nos jours,
consistant à réunir des conférenciers issus d'horizons
divers. A Cerisy, la pluridisciplinarité n'est pas un vain mot, et
les cloisonnements académiques ou idéologiques sont temporairement
oubliés, le temps d'un colloque. Les rencontres ne sont pas seulement
intellectuelles, ou plutôt, les liens intellectuels débouchent
souvent sur des relations amicales durables. Cette qualité humaine
est, je pense, essentiellement due à l'insularité du château
de Cerisy-la-Salle, îlot de salubrité et de sérénité
dans un océan de confusion. Que les organisateurs en soient remerciés !
J'ai assisté à de nombreux colloques ou séminaires, en France et à
l'étranger. La gestion du temps "à
l'américaine" fait que le temps de parole et de discussion se réduit
comme peau de chagrin (parfois dix minutes...). La plupart des
manifestations de ce type ne dépassent pas deux ou trois jours.
L'organisation des repas et des hébergements n'est pas toujours à la
hauteur.
Sur ces divers plans, le site de Cerisy est incomparable, si l'on
ajoute
l'esthétique des lieux et le sentiment de dépaysement. Le
problème qui semble se poser est toutefois celle du temps et de
l'argent.
Beaucoup d'universitaires sont réticents à l'idée
de passer une semaine, voire dix jours, de leur temps de vacances à
Cerisy. Pourquoi ne pas le dire, les tarifs de Cerisy sont très souvent
dissuasifs, surtout pour les jeunes collègues et pour les nouveaux
arrivants. Beaucoup ne comprennent pas qu'il faille payer...pour
travailler.
Je comprends évidemment ce type de critiques, même si je m'étonne
que les collègues les mieux lotis professionnellement soient parfois
les plus prompts à dénoncer des tarifs qu'ils jugent disproportionnés
aux services offerts. Cerisy n'échappe pas au matérialisme
sordide... en dépit de sa situation insulaire. Puisse cet îlot
résister aussi longtemps que possible à l'entropie.
Jacques HAMEL
"Horizon de l'anthropologie et trajets de Maurice
Godelier", 1996 ( La production
du social : autour de Maurice Godelier, éditions Fayard, 1999)
L'anthropologie à la campagne
17 janvier 2002
Jeune étudiant, j’ai appris l’existence des rencontres annuelles de
Cerisy à travers la lecture des actes du Colloque sur les Théories
de la complexité publiés peu après la tenue de celui-ci au château
de Cerisy-la-Salle. Isolé
dans un coin de la bibliothèque de l’université, je vivais
en imagination ces échanges intellectuels de haut vol, tenus à
l’ombre d’un château, qui avaient tout pour plaire au Nord-Américain
que je suis. Dès ce moment, je me suis juré de m’y rendre.Toutefois,
mon statut d’étudiant au maigre revenu limité par le montant des
bourses d’étude a plus d’une fois mis un frein à mon désir de traverser
l’Atlantique jusqu’aux côtes de Normandie. Longtemps, c’est de loin que
j’ai suivi les activités du Centre culturel international,
soigneusement rapportées dans les actes des colloques que je me
faisais un plaisir de parcourir, sans me préoccuper, à vrai
dire, des thèmes en vedette.
Ces pages me transportaient dans le feu des débats, en compagnie
d’interlocuteurs à qui je vouais souvent une fervente admiration et
avec qui je m’imaginais discuter d’égal à égal, dans un cadre
enchanteur, si l’on en juge par les photographies. Or, le
temps s’écoulait et je devais continuellement repousser à plus
tard mon séjour réel à Cerisy. Ce report contribuait
à amplifier dans mon esprit la beauté du lieu et le caractère
exceptionnel des rencontres qui naîtraient de cette visite.
Professeur à l’université et, au fil d’une correspondance soutenue et
de l’amitié liée avec Maurice Godelier, je
formai bientôt le projet d’organiser un colloque en l’honneur de
ce dernier. Je pourrais enfin le remercier d’avoir pu puiser dans son
œuvre les idées et les concepts propres à expliquer le
Québec, devenu mon objet d’étude et le terrain d’exercice
de mon métier de sociologue. La rencontre devait être une
manière de manifester ma reconnaissance en même temps que
l’occasion de faire le point, sans concessions ni intentions
dithyrambiques,
sur trente-cinq ans d’une carrière durant laquelle Maurice Godelier
s’est consacré à presque toutes les grandes questions débattues
en anthropologie.Les choses vont dès lors très vite.
Le 19 juin 1996, au lendemain de mes quarante ans, me voilà en
compagnie
de Philippe Descola et Pierre Lemonnier sur le quai de la gare
d’Austerlitz,
en direction de Carantilly, à la veille d’ouvrir le colloque placé
sous notre responsabilité. À bord du train, je retrouve
avec plaisir les collègues qui me sont devenus familiers et je
découvre le visage des interlocuteurs avec qui j’avais correspondu
depuis des mois afin de les amener à participer à l’événement.
Sous un soleil radieux, la campagne de Normandie s’anime au gré
de la vivante description qu’en fait Jacques Peyrou chargé de nous
amener à bon port. L’image du château correspond exactement
à celle qui avait fleuri en moi sur fond de mes lectures antérieures.
Du 20 au 27 juin 1996, se déroule le colloque Horizon
de l’anthropologie et trajets de Maurice Godelier. Sept jours
d’exposés et d’échanges si animés qu’ils se poursuivaient tard dans la
nuit et bouleversaient souvent l’horaire carillonné des repas et des
pauses.
Les années ont passé, mais elles reviennent souvent me rappeler
l’impact de ce colloque sur ma vie professionnelle et même personnelle.
J’y ai d’abord trouvé ample matière à des réflexions qui se sont
poursuivies longtemps après. Je lui dois ces éclairages nouveaux qui
ont fait bifurquer mes propres recherches vers des avenues
insoupçonnées. Les échanges au cours des séances de travail, ou pendant
les interruptions pour le café pris au jardin, se sont mués en
collaboration et en amitié qui durent encore aujourd’hui.
Séparé de cette oasis de réflexion par l’océan et accablé par
l’accroissement de mes charges à l’université, il m’a été impossible, à
mon grand regret, d’y
retourner.Je suis toutefois resté fidèle à la lecture
des actes de colloques, parution après parution. Je m’y consacre
avec un intérêt aujourd’hui largement soutenu par le souvenir
de mon séjour au château. Il m’est difficile de lire ces
savants exposés sans entendre la cloche qui rythmait les activités,
ou les voix qui, dans la bibliothèque, se faisaient les interprètes
de visions offertes en partage, ou encore les mots d’esprit et les
rires
surgis au hasard des délicieuses rencontres dans ce décor
idyllique.
L’œuvre d’Anne Heurgon-Desjardins, lancée voilà cinquante ans, mérite
plus que jamais d’être poursuivie. À
l’heure de l’« économie du savoir » au nom de laquelle
le commerce des connaissances scientifiques et de la culture se
pratique
dans des hôtels sans âme, plantés au long d’autoroutes
bruyantes, les colloques de Cerisy, en revanche, conservent le charme
suranné des échanges au coin du feu émanant de savants,
d’intellectuels, de philosophes ou d’artistes et enrichissant les
rayons
des bibliothèques d’une somme de savoirs que des générations
de chercheurs et d’amateurs peuvent et pourront dans l’avenir exploiter
au profit de leurs réflexions et de leur pensée.
Dans cette perspective, les colloques de Cerisy-la-Salle font
contrepoids à l’anonymat des forums électroniques et, souvent, à la
banalité des connaissances qui circulent sur Internet en défiant le
temps et l’espace. Ils témoignent à leur façon moins de l’ « exception
culturelle » que de la diversité de la culture ouverte aux divers
moyens de la produire et de la diffuser.
Dans cet ordre d’idées, le défi des animateurs de
Cerisy est, sans conteste, d’affirmer, à l’égard des jeunes
générations, la pertinence sinon la nécessité
de rencontres face à face et de débats sur le vif en s’appuyant
sur une tradition aujourd’hui cinquantenaire, et qu'Edith Heurgon et
Catherine Peyrou sauront longtemps encore préserver et enrichir.
Claude HERZFELD
"Mystères d'Alain-Fournier", 1996 ( Éditions
Nizet, 1999)
Dix ans déjà
Je n’ai jamais appartenu au personnel statutaire de l’Enseignement
supérieur, mais, associé à la recherche du Centre d’Études en
Littérature et Linguistique de l’Université d’Angers par son Directeur,
Georges Cesbron, il m’a été donné de rencontrer d’éminents
universitaires parmi lesquels Yves-Alain Favre qui partageait mon
admiration pour l’œuvre de Fromentin, d’Alain-Fournier et des poètes de
l’École de Rochefort. Avec Robert Baudry, il m’invita à participer au
colloque La problématique du merveilleux, organisé, à Cerisy,
par le CERMEIL où je fis la connaissance de Claude Letellier et de
Jean-Pierre Picot. Je cite les noms de personnes qui, grâce à Cerisy,
sont devenus des amis.
Introduit à Cerisy à l’âge de 59 ans, ma vie professionnelle n’en fut
pas bouleversée. D’ailleurs, le CERMEIL - ce fut sa force, mais aussi
sa faiblesse - ne rencontrait jamais les intérêts de carrière que
certains pensaient y trouver. Les centres d’intérêt des colloques de
Cerisy rejoignaient ceux qui étaient les miens à Angers. On peut donc
dire que le Centre culturel international a joué un rôle important dans
ma vie intellectuelle. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer, en plus des
étudiants qui suivaient les séminaires de l’UFR de Lettres, à Angers,
des chercheurs qui pensaient, comme moi, qu’il fallait, à une époque où
le merveilleux n’était pas encore “établi”, prendre la mesure d’un
domaine littéraire plus vaste qu’on ne le présuppose (cf. Mircea
Éliade) et qui ne se cantonne ni dans un genre ni à
une époque. J’ai été amené à approfondir ma réflexion quant à L ’Ile
des merveilles ou à
l’étendre, du Graal celtique, iranien et germaniqueaux
tentatives de récupération entreprises par les nazis. Un colloque
thématique comme Merveilleux et surréalisme
m’a permis de parler, à travers le mythe d’Orphée, de notre Angevin, J ulien
Gracq. Jean Marigny, lui non plus, n’a pas hésité
à me convier aux colloques qu’il a organisés à Cerisy alors que ma
production - l’”éditoriale”, tout du moins - en matière de fantastique
est plutôt mince. Que de belles occasions d’éprouver la chaude amitié
des participants !
Spécificités de Cerisy : l’”être-ensemble” pendant plusieurs jours, la
“vie de château”, permet à des liens de se nouer entre des gens qui ne
se connaissaient pas - il ne s’agissait pas d’un congrès de
spécialistes - , ce que nous avons souligné, Alain Buisine et moi-même
dans le compte rendu du seul colloque co-dirigé par votre serviteur, ce
qui est bien peu pour en dire davantage. Merci de m’avoir donné
l’occasion de faire le point.
Jean-Louis JACOB
"Louis Guilloux et les écrivains antifascistes", 1984
( Éditions
Calligrammes, 1986)
Paris, le 14 mai 2002
Bien chère Edith,
Pardonnez-moi, en émissaire, de vous répondre si tard. L'affaire est
d'importance, et requérait une réflexion des plus mûres : tel, en tous
cas, est le seul et misérable prétexte que je me trouve. En un mot
comme en cent, je bats une maxime coulpe :
ne m'en veuillez point trop...
Cela dit, qu'est-ce, à mes yeux, que Cerisy ? Athènes, aux temps de
Socrate, de Platon, d'Aristote et de quelques autres ; Paris à l'âge
des Lumières ; Weimar aux époques de Liszt et de Goethe ; Vienne à
l'ère du XXème siècle : en somme, un lieu privilégié de connaissance
(au sens que Valéry assignait à ce lieu équivoque), de savoir et de
pensée. Les idées y naissent et y croissent, les dialectiques s'y
déploient, les jugements y pèsent, tant dans l'ambiance studieuse de la
bibliothèque qu'à la faveur de ces longs cheminements, cachés ou
enjoués - ou les deux à la fois - dans le parc honoré d'aubier
multiséculaire : tout ce dont même l' Alltenburg de Malraux ne
donne qu'une image quelque peu affadie. Si Cerisy n'existait pas, le
monde de la culture me paraîtrait boiteux, bancal, en tout cas
imparfait.
Souffrez ici, chère Edith, que j'insiste : le monde, oui, dans toute
son étendue. Vous rappellerai-je (mais en est-il besoin ?) qu'aux
colloques dont je fis figuraient des participants venus non seulement
de Grande-Bretagne, d'Allemagne, des Pays-Bas, d'Italie, de Suisse, du
Danemark et de Norvège, mais aussi des Etats-Unis, du Japon et
d'Australie ? Risquons une boutade hardie, mais point hasardeuse : le
monde
entier est venu, vient ou viendra à Cerisy. De surcroît, pour
le monde entier, Cerisy est aussi (surtout ?), pour évoquer un tableau
célèbre, le rendez-vous des amis (en 1981, le temps d'une illustre
décade, le regretté Donatieu Alphonse François, comme dans le tableau
lui-même, fut l'un deux). Au reste, tous les amis que j'ai connu - et
conservés - depuis vingt ans et plus me sont
venus directement ou indirectement, de Cerisy : c'est vous dire la
place que
Cerisy occupe dans mon univers affectif.
Si, enfin, je puis oser une évocation plus personnelle encore, je
demeure et demeurerais toujours intensément ému de l'accueil que j'y
reçu lorsque, en 1992, je reviens à vous après avoir perdu Claudine, à
la faveur de deux colloques successifs, l'un consacré à Jacques
Derrida, l'autre, dirigé par notre grande amie Anne, à la relation
de la psychanalyse et de l'ethnologie. Chacun de vous-mêmes et de
toutes celles et ceux qui vous entourent, sans distinctions de
fonction, s'y montre alors merveilleux d'attention, de chaleur et même
d'affection. Cela, ma très chère amie, soyez-en persuadée : je ne
l'oublierai jamais.
Si vous ne l'aviez déjà deviné, vous saurez maintenant que Cerisy est
un des lieux que me sont les plus chers au monde.
Certes, je compte bien vous en assurer cet été de vive voix.
Isaac JOSEPH
"Lectures d'Erving Goffman en France", 1987 ( Le Parler frais
d'Erving Goffman , éditions de Minuit, 1989)
"Le Management public réinventation ou remise en ordre
?", 1992 ( Le
service public
? La voie moderne, éditions l'Harmattan, 1995)
"Espaces publics : esthétiques de la démocratie", 1993
( Prendre
place : espace public et culture dramatique, éditions Recherches,
Plan Urbain, 1995)
"Vivre la ville demain : Quels enjeux ? Quels
partenaires ?", 1996 ( Entreprendre
la ville, éditions de l'Aube, 1997)
"Cultures civiques et Démocraties urbaines", 1999 ( L'Héritage
du pragmatisme, éditions de l'Aube, 2000)
J'ai eu le plaisir d'organiser par trois fois des colloques à Cerisy :
en 1987, 1993 et 1999 et je garde un souvenir vif et dense de chacune
de ces rencontres : le sentiment d'abord d'avoir été secondé,
matériellement et intellectuellement, par une équipe attentive, d'avoir
été alerté et prévenu, pendant la préparation, des problèmes à venir et
des manières de les résoudre, d'être introduit dès l'arrivée dans un
lieu de mémoire par la soirée d'accueil, d'être écouté non seulement
pour ce qui touche aux problèmes d'organisation et de planning,
mais sur le fond, c'est-à-dire sur le sens de la rencontre et sur
la qualité des interventions.
L'équipe d'accueil à Cerisy, celle qu'on va trouver au secrétariat
attenant à la bibliothèque, fonctionne comme une chambre d'écho,
discrète et amicale. C'est là qu'on trouve la liste des participants et
les ouvrages qu'ils ont publiés, le grand cahier où ceux qui viennent
de quitter les lieux ont signé
leurs impressions. Dans la bibliothèque qui sert de salle de
conférences, il y a en bonne place le fauteuil d'Edith et, souvent, la
présence de Maurice de Gandillac. Ce sentiment de continuité, de
service continu dirait-on ailleurs, est sans doute pour beaucoup dans
la chaleur et le sérieux des rencontres. Quelles que soient les
velléités des uns et des autres pour s'ébrouer et surmonter le
cérémonial des colloques - la salle de ping-pong et la salle de bal au
sous-sol
y suppléent - l'efficacité matérielle, écologique, du cadre et des
rythmes imposés triomphe. Certes, on plaisante à table avec Catherine
de Gandillac ou dans les couloirs avec Philippe Kister, mais on ne
plaisante pas avec le "cadre participatif" du lieu, son caractère
discrètement imposant: ici chacun est tenu.
Je n'oublierai sans doute pas ma terrifiante intimidation lorsque je
préparais le colloque Goffman de 1987. Je connaissais Cerisy
pour y avoir été invité en 1985 au colloque Crise de l'Urbain/
Futur de la ville, mais je passais
cette fois aux commandes des opérations avec mes amis Jacques Cosnier
et Robert Castel. L'enjeu de ce colloque était énorme pour nous et
surtout pour moi. On se tromperait pourtant à ne voir dans la machine
de Cerisy qu'un dispositif de reconnaissance institutionnelle. Une
semaine à Cerisy, c'est comme un séjour dans une île déserte. C'est un
recommencement et une explosion d'apartés improbables ailleurs. Certes,
l'effet de club ou d'enclave pèse
parfois, accentué par les nouvelles du monde qui parviennent quand
même et accentuent le sentiment d'impuissance d'une communauté
qui trouve le temps de se rassembler et de s'écarter de l'actualité.
C'était le sentiment diffus lors du colloque de 93 sur les espaces
publicsoù nous parvenaient les nouvelles insupportables de la
guerre aux civils dans l'ex-Yougoslavie. Parfois au contraire, à
la faveur d'un printemps lumineux et d'une fin d'année académique,
on partage l'excitation d'un moment de simple amitié intellectuelle. La
sédentarité est alors une ressource, une condition de la mobilisation,
une manière de prendre le temps de "faire la ligne", aurait dit Deleuze.
Ce qu'a réussi incontestablement l'équipe de Cerisy depuis
cinquante ans, c'est de construire la continuité d'un devoir de
présence à la scène intellectuelle, au-delà des modes qui l'ont
traversée et de la diversité des champs qui la constituent. En
ritualisant les sociabilités du milieu,
en leur imposant un cadre chaleureux et exigeant, elle a contribué
à faire la chasse aux superficialités galantes et aux querelles
mondaines. Elle a réussi à unir les qualités propres
à une maison - l'hospitalité d'une famille d'accueil ou les
émotions d'une affiliation - et celles d'un espace public de débat
où on prend le temps de rendre visite, de fréquenter, pour
un moment, le goût des autres.
Henri JUSTIN
"Edgar Poe, entre nomadisme et enracinement", 1998
Cerisy et moi
5 janvier 2002
Cerisy a longtemps été pour moi un nom sur la couverture d’actes de
colloques publiés par Christian Bourgois. De mon côté, je prenais
lentement ma place dans le petit monde des spécialistes d’Edgar Allan
Poe. C’est ainsi que j’ai été contacté par les “ fantastiqueurs ” de
littérature comparée, et plus spécifiquement par Jean-Pierre Picot,
pour contribuer à
l’organisation du colloque “ Poe ” de 1998. Pour me
familiariser avec Cerisy, j’ai donc suivi, en 97, ma première décade
: la découverte de ce lieu a été un grand bonheur.
J’y trouvais conjugués la nature et les livres, les livres et la
camaraderie, la camaraderie et la nature : les près, la plage...
et cette ambiance de colonie de vacances dont j’avais, quant à moi,
de bons souvenirs d’enfant. Autant dire le paradis...
Je venais aussi, en cet été 97, de “ faire valoir
mes droits à la retraite ” avec l’intention de poursuivre mes
activités de recherche. C’est dire combien Cerisy m’offrait à
point nommé une ouverture sur une nouvelle communauté de collègues
et d’amis. J’y reste fidèle, chaque été m’offrant
des rencontres nouvelles. Une des retombées de la décade
“ Poe ”, où était venu le chercheur américain
G..J. Kennedy, alors président de la Poe Studies Association, a été la
participation de trois d’entre nous à un autre colloque “ Poe ”,
à Richmond, Virginie, en octobre 99.
Mon travail s’appuie aujourd’hui sur la communauté angliciste de
l’université française, sur la communauté des “
Poe studies ” américaines, sur tel ou tel éditeur - et sur Cerisy.
La formule devra continuer à évoluer, mais les possibilités offertes
sont uniques, à ma connaissance, et suscitent chaque été de petits
miracles. Il faut souhaiter que cette conjugaison d’une famille, d’un
lieu et d’une “ association des amis ” dure encore très longtemps.
Jean-Louis LE MOIGNE
"Arguments pour une méthode (autour d'Edgar Morin)", 1986
( Éditions du
Seuil, 1990)
Six séjours parfois brefs, en vingt ans ! C'est si peu, alors que
Cerisy a accueilli plus de trois cents colloques pendant ces années. Je
n'ose ce modeste témoignage que pour exprimer admiration et amitié à
Edith Heurgon. Sa passion pour s'engager et nous
engager dans l'aventure de Cerisy ne nous a t-elle pas tous aidé
à retrouver passion pour l'aventure de la connaissance ? Une aventure
follement audacieuse, qui voudrait ne plus séparer culture scientifique
et culture tout court. Je me souviens d'avoir conclu mon premier exposé
à Cerisy, en juin 1978, par ces mots de Th. Dobzhansky : “ En changeant
ce qu'il connaît du monde, l'homme change le monde qu'il connaît ; en
changeant ainsi le monde dans lequel il vit, l'homme se change lui-même
". Cerisy ne participe-t-il pas de cette étrange et fascinante aventure
de la connaissance, " aventure extraordinaire, dans laquelle le genre
humain … s'est engagé, allant je ne sais où, (ajoutait P.
Valéry) " ?
Ne dois je pas reconnaître ma chance, en me souvenant que
je fus associé à une des premières tentatives d'Edith Heurgon voulant
ouvrir pragmatiquement Cerisy aux “deux cultures" ? Organiser, en 1978,
un colloque sur l'avenir de la Recherche Opérationnelle à
Cerisy, n'était ce pas une bien aventureuse entreprise ? A l'époque, je
n'en avais, nullement conscience avant d'arriver à Cerisy pour la
première fois. Sur place, l'esprit du lieu, cent fois évoqué par tous
ceux qui y furent, me fit prendre conscience du caractère insolite de
ce thème d'apparence techno-scientifico-moderniste dans ce lieu
imprégné des images des héros de Pontigny. Il fallait un réel courage
pour oser associer symboliquement Gide et Valéry aux besogneux techno
scientistes des nouveaux temps modernes. C'est de ce courage dont je
veux témoigner.
Je confesse que je garde pourtant un souvenir à la fois mélancolique et
fortifiant de ce premier colloque. J'y fus en effet exposé, à
l'improviste, à une attaque ad hominem blessante
tant dans la forme que dans le fond, à laquelle je ne pus guère
répondre, d'un mandarin intolérant et arrogant, que je n'avais
jamais rencontré auparavant et qui n'était pas même venu
écouter et éventuellement discuter mon exposé. C'était
la première fois que je me trouvais ainsi agressé par un
(puis des) interlocuteurs qui ne voulaient pas écouter les arguments
que je leur proposais. Il ne s'agissait pourtant que de tenter de
raisonner
correctement sur la légitimité épistémologique
des connaissances produites et alors enseignées par cette curieuse
discipline scientifique appelée RO. Souvenir de cette ambiance peu
cerisyenne je crois, où, à la sortie de la séance, ceux
qui vous entretenaient amicalement deux heures auparavant, s'éloignent
précipitamment de vous, de crainte d'etre tenus pour complice d'un
accusé dont le Grand Procureur Académique vient de réclamer
le bannissement. N'avais-je pas osé dire que le roi était nu
? J'avais même osé lire à voix haute une page de leur
texte sacré, le discours cartésien ! Pointe de mélancolie,
bien sûr, mais aussi et je crois surtout, enrichissement intérieur.
Je savais désormais qu'il fallait me faire du cuir et m'attacher
plus à “travailler à bien penser" en m'attachant plus à
“l'obstinée rigueur" épistémique Léonardienne
qu'à l'approbation condescendante des Grands Clercs Assermentés.
Si, même à Cerisy, ils ne peuvent maîtriser leur arrogante
intolérance, ne nous laissons plus terroriser par eux. L'expérience
me servit quand j'eu par la suite à subir de semblables agressions
en des lieux où ne soufflait pas l'esprit de convivialité que
l'on espère à Cerisy. J'en souffris moins.
Et je me dis qu'il fallait aussi du courage pour assumer implicitement
les risques de cette complexité plus affective que cognitive de
l'exploration aventureuse des labyrinthes de la connaissance. Ce
courage, ces courages, n'appartiennent-ils pas à l'esprit du lieu ?
Peut être, s'enrichira-t-il en ce siècle qui s'ouvre, en poursuivant
cette étonnante expérience “en un cercle plus haut" de l'aventure
humaine, celui qu'Edgar Morin appelle l'“éthique de la compréhension",
une éthique qui nous demande de l'exigence pour nous même et de
l'indulgence pour autrui, et non l'inverse.
Claude LETELLIER
"La problématique du merveilleux", 1991
( Une
quête incessante : le merveilleux, CERMEIL, 1997)
"Merveilleux et surréalisme", 1999 ( Éditions L'Age
d'Homme, 2000)
C'est pour moi un grand plaisir, et quelque part aussi un devoir
d'intellectuel, que de témoigner en faveur de Cerisy la Salle.
Ma première rencontre avec Cerisy date des années
80. Je m'étais inscrit pour un colloque sur le conte merveilleux.
Ce furent effectivement dix jours de joies initiatiques. L'attrait du
site normand, la vie conviviale au château, l'effervescence
authentiquement intellectuelle, toujours recommencée, l'alchimie
mystérieuse entre la gravité des débats et la légèreté des plaisirs,
tout me fascina.
Il régnait dans cet asile enchanteur un parfum subtile qui pouvait
rappeler le dix-huitième siècle par son éclat digne des Lumières dans
une ambiance de liberté.
C'est à l'issue de ce colloque, avant de nous quitter, que nous avons
pris la décision de créer le Cermeil, association de recherche sur les
matières du merveilleux. Robert Baudry en assura la présidence, et
Jacques Barchilon se chargea de la direction de la revue. Pour ma part,
je devais en assurer le secrétariat.
J'ai dirigé à Cerisy, plus tard, en 1991, le colloque Problématique
du Merveilleux, où se
renouvela la même magie..., la même passion d'échanger
pour comprendre...
Après avoir participé au colloque sur L'Île merveilleuse,
dirigé par mes amis Gérard Chandès et Daniel Reig, je mis en chantier,
dans le cadre du Cermeil, un colloque sur Merveilleux et Surréalisme,
qui se déroula en 1999. Henri Béar me proposa d'en éditer les actes
dans la célèbre revue Mélusine qu'il dirige. Ma fille Nathalie
Limat-Letellier accepta d'en partager avec moi la direction, puis se
chargea avec talent et patience de l'impression des actes.
Cerisy la Salle occupe une place de référence capitale dans le
dispositif culturel français. Tout en sachant s'ouvrir sans réticense à
la modernité, tout en accueillant les problématiques culturelles
d'aujourd'hui, Cerisy valorise les fondements classiques de notre
patrimoine. Il a su traduire avec justesse et courage la devise de
Térence : "Je suis homme, et rien de ce qui est homme ne m'est
étranger".
En dépit des modes, des politiques à court terme,
des opportunismes médiatiques, des engouements passagers, Cerisy
maintient son cap, sa quête d'authenticité, sans une tache
de boue intellectuelle, et c'est très bien ainsi !
Voilà pourquoi Cerisy est irremplaçable. Voilà pourquoi j'aime et
j'admire Cerisy la Salle !
Marie-Louise
MALLET
"Passage des frontières (autour du travail de J.
Derrida) ", 1992 ( Éditions
Galilée, 1994)
"L'animal autobiographique (autour de J. Derrida)", 1997
( Éditions
Galilée, 1999)
"La démocratie à venir (autour de J. Derrida)", 2002
J’ai assisté comme simple “participant” à plusieurs décades de Cerisy :
Francis Ponge en 1975, puis Les
fins de l’homme - autour de Jacques Derrida en 1980, L a faculté
de juger - autour de Jean-François Lyotard, en 1982, plus
activement aussi, en donnant une conférence au colloque Hélène
Cixous - Croisées d’une œuvre en 1998 ; enfin j’ai organisé
moi-même deux décades : Le passage des frontières en 1992, L’animal
autobiographique en 1997, et j’en organise une troisième pour 2002
: La démocratie à venir, trois colloques autour de Jacques
Derrida.
Tous ces colloques ont beaucoup compté pour moi, par la qualité
intellectuelle des échanges bien sûr, mais aussi par la qualité humaine
des rencontres - une expérience singulière, sans égale, de l’exercice
de la pensée. Sans adhérer nécessairement à la pensée heideggérienne du
“ séjour ”, je crois pouvoir dire cependant que la beauté apaisante du
lieu
et surtout la temporalité de ces rencontres, leur durée,
l’ouverture du temps dont on dispose, sans la précipitation fébrile
qui caractérise le plus souvent les autres colloques, sont
pour beaucoup dans la valeur des dialogues que les qualités
personnelles des participants, si essentielles soient-elles, ne
suffiraient pas à assurer.
En tant qu’organisatrice, je dois dire aussi que l’accueil des membres
du Centre culturel, leur gentillesse et leur efficacité, leur aide
constante et prévenante, ont toujours été un soutien extrêmement
précieux et qui a contribué de façon essentielle aussi à la qualité des
échanges. Je
voudrais leur exprimer ici ma reconnaissance.
Madeleine
MALTHÉTE-MÉLIÈS
"Méliès et la Naissance du spectacle cinématographique",
1981 ( Éditions
Klincksieck, 1984)
"Georges Méliès, l'illusionniste fin de siècle ?", 1996
( Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 1997)
C'était le 31 août 1956. Il faisait un temps épouvantable : du vent, de
la pluie. Je venais de Vendée en deux chevaux avec mes enfants pour
assister le lendemain au mariage du cousin germain de mon mari, Jacques
Peyrou, avec Catherine Heurgon, au château de Cerisy-la-Salle.
L'essuie-glace s'est cassé, puis un pneu a éclaté. Je l'ai changé sous
la pluie et nous sommes enfin arrivés à la nuit tombée après avoir
cherché Cerisy
dans maints chemins creux.
Madame Heurgon-Desjardins nous attendait sur le perron, patiente,
souriante, mais impérieuse, la voix forte, nous demandant de
nous hâter pour le dîner. Mon mari et moi étions
logés à l'Orangerie, notre tante et ma fille Anne-Marie (demoiselle
d'honneur) dans la chambre de la terrasse au château. Les garçons
étaient hébergés avec d'autres jeunes dans un dortoir
installé au-dessus de la grange. Je pense qu'il n'y avait à
cette époque qu'une vingtaine de chambres habitables. Il n'y avait
pas l'eau dans toutes, on nous apportait des brocs le matin. Dans la
bibliothèque où avait lieu le repas de mariage se trouvait
un énorme pilier destiné à soutenir les poutres du
plafond qui s'effondrait un peu.
Nous n'avions alors aucune idée de ce qu'étaient les décades de
Pontigny relancées en 1952 à Cerisy par Anne Heurgon. Notre curiosité a
été éveillée lors de ce mariage. Cela nous semblait un repaire
d'intellectuels, une chapelle dont seuls les initiés comprenaient les
rites : la cloche, les repas pris en commun, les causeries sans fin.
Nous avions surtout connu Anne
Heurgon par nos relations familiales. Nous la rencontrions dans sa
maison
de la rue de Boulainvilliers dans son rôle de grand-mère qui
s'occupait beaucoup de ses petits-enfants. C'était une femme
remarquable
qui alliait l'autorité, la modestie, le sens de l'organisation et
une immense affection pour tous les siens. C'était une femme de
cœur.
Par curiosité, nous sommes revenus à Cerisy en 1960 pour tenter de
comprendre ce qui s'y passait. Nous fûmes remplis d'admiration pour le
gigantesque travail déjà entrepris,
en quatre ans seulement.
Je n'y suis revenue qu'en 1978, pour la décade Ionesco. Anne
Heurgon n'était plus là, mais Cerisy vivait, existait, sa renommée
était mondiale. Tout continuait grâce
à Catherine et Jacques Peyrou, Edith Heurgon, Jean-Pierre Colle et
la famille de Gandillac. C'était à la fois studieux et ludique.
Ainsi que l'avait demandé Anne Heurgon, on changeait de place au
déjeuner et au dîner, de façon à ne pas former
de clans et à parler aux uns et aux autres. Tous les soirs il y avait
des jeux et de la musique au grenier, car la cave n'était pas encore
aménagée. On s'amusait comme des fous et même les
intellectuels les plus rigides dévoilaient des talents comiques
insoupçonnés. Tout le personnel formé par Anne Heurgon
était encore là, Cécile la cuisinière et Madeleine
en tête.
A partir de 1978, je suis allée chaque année à Cerisy où avaient déjà
eu lieu deux colloques autour du cinéma et de l'image. Suggérée par
Jacques Peyrou (président de l'association "les amis de Georges
Méliès") l'idée est venue de rendre hommage au cinéma à travers un
homme, pionnier, créateur, scénariste, producteur, distributeur, auteur
: Georges Méliès.
Ce fut en août 1981. J'étais directrice du colloque : dix jours de
conférences, de projections, de visionnage des 160 films retrouvés à
l'époque, de discussions et de
beaucoup de bonne humeur. Toute la famille Peyrou, petits et grands, y
participait. Ma fille Anne-Marie avait très soigneusement préparé ces
rencontres importantes avec Edith Heurgon et Jean Ricardou. Les actes
du colloque furent publiés en 1984 chez Klincksieck sous le titre : Méliès
et la naissance du spectacle cinématographique.
J'ai continué à venir chaque année en août de façon à assister à l'atelier
d'écriture de Jean Ricardou avec les camarades de la Textique.
C'est passionnant.
Nous avons eu un second colloque Méliès en
1996 pour le centenaire de son premier film tourné en avril 1896,
dirigé par Jacques Malthête et Michel Marie. Durant les quinze
ans écoulés entre ces deux rencontres, des films et des
documents ont été retrouvés et ont encore enrichi la
connaissance de l'œuvre de Georges Méliès. Le 14 août
a eu lieu une projection en plein air dans la cour du château avec
piano, bonimenteur, numéros d'illusions (puisque Méliès
était également magicien). C'était véritablement
la reconstitution d'un spectacle des premiers temps du cinématographe
à laquelle s'ajoutaien la splendeur et la poésie du lieu.
Les actes de ce second colloque ont été publiés par
les Presses de la Sorbonne Nouvelle sous le titre : Georges Méliès,
l'illusionniste fin de siècle ?
Le cinéma, et maintenant la télévision et la vidéo, ont
pris leur place à Cerisy qui reste pour moi un lieu magique où, dans
une grande liberté, on peut découvrir des personnes passionnantes (ou
très ennuyeuses...), des sujets d'intérêt infinis, des soirées au coin
du feu, des promenades, des repas amicaux par tables de seize, des
vraies vacances,
des amitiés, bref, un lieu à nul autre comparable.
Ce fut un bonheur, en ce S.I.E.C.L.E. qui honore les cinquante ans de
création de Cerisy, d'apporter mon témoignage sur ce que j'ai ressenti
et ce que Cerisy a apporté à Méliès et à moi-même.
Jean MARIGNY
"Le vampirisme dans la légende, la littérature et le
cinéma", 1992 ( Les Vampires,
éditions Albin Michel / Dervy, 1993)
"Lovecraft et ses contemporains. Mythes et modernité
dans la littérature fantastique américaine d'entre deux-guerres", 1995
( H. P.
Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Dervy, 2002)
"Claude Seignolle et le fantastique", 2001 ( Éditions
Hesse, 2002)
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
Cerisy a d’abord eu pour moi l’effet d’élargir
subitement le cercle de mes amis. Invité par Antoine Faivre à un
colloque sur le Fantastique en 1989, j’ai rencontré des
personnes qui partageaient mes goûts littéraires et j’ai noué avec eux
des liens d’amitié durables. J’ai pu ainsi
me faire des amis en dehors de mon cadre géographique et professionnel
habituel. C’est peut-être cela qui m’a incité à revenir participer à
d’autres colloques et je me suis vite rendu compte que Cerisy était en
fait une grande famille.
Par la suite, l’un des grands événements de mon existence a été le
colloque sur les Vampires que j’ai organisé à Cerisy en 1992,
car il a eu pour moi des développements
tout à fait inattendus. Les éditions Gallimard ont appris
par la presse l’existence de ce colloque et l’un des collaborateurs de
cette prestigieuse maison m’a téléphoné pour me proposer de publier un
ouvrage sur les vampires dans la collection “Découvertes”. Le livre est
paru en janvier 1993, en même temps que la sortie du film Dracula
de Francis Ford Coppola, ce qui m’a valu être
invité par les principales chaînes de télévision française ainsi que
par des stations de radio de France, de Belgique, de Suisse romande et
même du Québec. Grâce au colloque de Cerisy, je suis brusquement sorti
de l’anonymat et j’ai reçu
un courrier des lecteurs tout à fait inespéré. En France et dans
d’autres pays, y compris le Japon et les États-Unis, des chercheurs se
sont intéressés à mes travaux sur
le vampire en littérature, et ma thèse qui était
passée inaperçue lors de sa publication en 1985 a subitement
trouvé un lectorat nouveau. Sang pour sang, le livre de Gallimard
qui a été tiré à 90 000 exemplaires à
ce jour, a été traduit successivement en anglais, en serbo-croate,
en japonais, en chinois, en coréen et en espagnol. Une édition
russe est actuellement en préparation et je ne peux m’empêcher
de penser que ce succès, je le dois à Cerisy qui m’a permis
de me faire connaître à la fois de la communauté universitaire
et du grand public. La notoriété que j’ai ainsi acquise a eu,
bien entendu des retombées professionnelles, et j’ai été
très souvent invité à participer à des jurys
de soutenance de thèses en tant que spécialiste reconnu
du fantastique.
Outre l’apport considérable de Cerisy dans ma vie intellectuelle et
universitaire, je voudrais souligner le fait que ces colloques m’ont
permis de renouer avec mon pays natal. Natif de Cherbourg, j’ai quitté
en 1970 la Basse Normandie pour m’installer à Grenoble et j’ai toujours
gardé la nostalgie de mon “cher et vieux pays.” En revenant
périodiquement à Cerisy l’été, j’ai le plaisir de retrouver cette
Normandie qui me tient tant à cœur.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent
les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont,
éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
Par rapport aux colloques universitaires que j’ai pu
organiser ou auxquels j’ai participé, ceux de Cerisy présentent
d’énormes avantages. Le premier réside dans la durée. Alors qu’à
l’Université les colloques durent deux ou trois jours au maximum, à
Cerisy on se retrouve pour une durée de huit à dix jours, ce qui permet
de faire amplement connaissance avec les autres participants et d’avoir
tout le temps pour échanger des idées. Le fait de résider sur place et
de ne pas se retrouver seul le soir dans une chambre d’hôtel anonyme
est également un avantage capital. À Cerisy enfin, on peut joindre
l’utile à l’agréable : on peut y travailler sereinement dans une
atmosphère de vacances. Le cadre est unique : un vénérable
château situé au sein d’un paysage verdoyant, à proximité de la
mer et des hauts-lieux de Basse Normandie que sont Le Mont St Michel,
Coutances et Bayeux. L’ambiance est sympathique, l’accès à la
bibliothèque est un atout non négligeable, les repas sont copieux, les
soirées sont variées et bien remplies : on peut jouer à la pétanque,
écouter de la musique, boire un verre avec des amis ou danser dans la
cave, ce que l’on ne pourrait pas faire dans le cadre d’une université.
Il règne enfin une atmosphère de liberté que l’on retrouve rarement
ailleurs.
Les faiblesses des rencontres de Cerisy, si tant est qu’elles existent,
sont inhérentes à leur mode de fonctionnement. Il m’est arrivé
souvent, dans les colloques que j’ai organisés, d’avoir des défections
de la part de personnes qui étaient pourtant très intéressées, au
motif que, pour un couple marié par exemple, un séjour d’une semaine à
Cerisy s’avère extrêmement coûteux (la vie de château, hélas, a son
prix) ou encore que l’été n’est pas une période favorable pour de
telles rencontres, dans la mesure où pendant les vacances , les
familles préfèrent se reposer et se retrouver ensemble, loin des
soucis du quotidien et du travail professionnel. Il n’y a pas de
véritable solution à ce problème et le seul vœu que l’on puisse faire
est que le Centre culturel continue, comme par le passé, d’accepter que
certains participants puissent n’assister que partiellement aux
colloques et d’accorder le demi-tarif aux étudiants. Il serait, à mon
avis, souhaitable que le Centre informe mieux les organisateurs de
colloques sur les possibilités de subventions par des fonds publics et
sur les démarches administratives à accomplir pour les obtenir. Il
serait peut-être également envisageable d’accorder un tarif légèrement
dégressif pour un couple assistant à la totalité d’un colloque, en
faisant payer les nuitées par chambre occupée et non par
personne comme c’est le cas actuellement.
Chantal MEYER-PLANTUREUX
"Bernard Dort (1929-1994) un intellectuel singulier",
1998 (Revue Théâtre
/ Public, n°145, 1999)
Janvier 2002
En 1988, j’ai découvert Cerisy (le lieu, non les colloques dont
les actes avaient irrigué mes études), “thésarde”
intimidée par ces grands ancêtres dont les portraits photographiques
nous accueillent dès le vestibule du château. C’est dix
ans plus tard en 1998 que j’ai eu le privilège de diriger moi-même un
colloque.
Un colloque à Cerisy n’a aucune équivalence dans la vie universitaire :
il faut volontairement se couper du monde extérieur, s’imprégner du
lieu, apprendre à vivre en communauté. Cerisy est un monastère laïc où
la transmission intellectuelle tient lieu de foi. Et c’est un séjour
qui se mérite ; on
ne peut venir à Cerisy en coup de vent pour “consommer” une conférence.
On passerait alors à côté de ce qui fait la singularité de Cerisy : il
faut prendre le temps, le temps de l’écoute, le temps de la réflexion,
le temps de l’échange.
Cerisy est un lieu unique de méditation, de ressourcement, un lieu qui
tient une place d’exception dans mon parcours intellectuel.
Max MILNER
"L'Homme et le Diable", 1964 ( Entretiens
sur l'homme et le diable, éditions Mouton & Co, 1965)
"Actualité du Fantastique", 1967
"Georges Bernanos", 1969 ( Éditions
Plon, 1972)
Paris, le 18 décembre 2001
Chère Edith Heurgon,
Je m’en voudrais de faire la sourde oreille à votre appel, bien qu’il
me soit bien difficile de répondre aux deux questions posées.
Mais je profiterai d’abord de cette occasion pour vous dire pourquoi
nous ne sommes pas réapparus physiquement, ma femme et moi, à Cerisy
depuis la décade Bernanos de juillet 1969. À cette décade est
venue participer, d’une manière impromptue et charmante, notre fille
Karylia, âgée de dix-sept ans, qui devait nous quitter dans des
circonstances dramatiques trois mois plus
tard. Il y a des lieux trop chargés de souvenir pour qu’il soit
supportable de les revoir, même après les années. J’ajouterai
qu’à ce souvenir s’ajoutait celui de votre mère, qui avait
accueilli Karylia avec toute la grâce dont elle était capable.
C’est vous dire que, malgré les apparences, nous sommes très attachés à
Cerisy. Nous y avons rencontré des gens dont nous n’aurions jamais
imaginé pouvoir faire la connaissance. Je cite au hasard : Francis
Ponge et sa femme, Michel de M’Uzan, Henri
Calet, Jean Follain, Boris de Schloezer, André Chastel, tout le
groupe de la décade sur les Chemins actuels de la critique.
Pour quelqu’un qui avait vécu un peu en marge du monde intellectuel
à cause de la préparation d’une longue thèse (à
cette époque ce n’était pas encore la mode des colloques)
et à cause de sa résidence en province, c’était fabuleux.
Le colloque Bernanos a été le point de
départ d’un groupe de recherche qui fonctionne encore, en partie
avec les mêmes membres, et qui se réunit tantôt en
France, tantôt en Allemagne, tantôt en Pologne, ou en Norvège,
et tout dernièrement encore à Tunis.
Ceci m’amène à répondre à votre seconde question. Ayant depuis
participé à bien des colloques,
en ayant animé quelques-uns, je reste très sensible à
ce que les décades de Cerisy avaient de spécifique. Est-ce
que cette spécificité dure encore ? Je ne peux évidemment pas le dire.
La continuité avec Pontigny était très sensible dans les années 50, à
cause de votre mère, qui en prolongeait très efficacement le souvenir.
Il me semble,
à lire les programmes, que l’atmosphère est devenue plus
“ universitaire ” et que le passage par Cerisy est un peu devenu un “
must
” pour certains parcours. C’est la rançon du succès.
En tout cas, j’applaudis votre initiative, et je me félicite de
cette occasion de vous écrire, en vous présentant tous mes vœux pour
cette année 2002 qui sera celle de cinquantenaire.
P.S. Cette lettre s’adresse aussi, bien entendu, à votre
sœur.
Frédéric MONNEYRON
"Le vêtement", 1998 ( éditions
L'Harmattan, 2002)
"Le masculin", 1994 ( éditions
L'Harmattan, 1998)
"La misogynie", 1991 ( Les Cahiers
du Grif, 1993)
"La jalousie", 1989 ( éditions
L'Harmattan, 1996)
" L'androgyne ", 1987 ( L'Androgyne
dans la littérature, éditions Albin Michel, 1990)
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
Il est incontestable que Cerisy où j’ai dirigé 5 colloques entre 1987
et 1998 ( L’Androgyne en 1987, La Jalousie en
1989, La Misogynie en 1991, Le Masculin en
1994 et Le Vêtement en 1998) et participé
à une dizaine d’autres a été durant toutes ces années un lieu très
important, pour ne pas dire fondamental, dans ma
vie.
D’un point de vue strictement professionnel, ces onze années ont
étroitement épousé ma carrière universitaire, puisque j’ai durant ce
temps occupé tous les grades universitaires (enseignant en université
étrangère en 1987, assistant des universités françaises en 1988, maître
de conférences à partir de 1990, puis professeur à partir de 1997).
Dans une certaine mesure elles ont même déterminé sa progression, car
il n’est pas douteux que bien des contacts noués à
Cerisy ont eu une influence sinon directe, du moins indirecte.
D’un point de vue intellectuel Cerisy a été tout aussi essentiel. Les
colloques que j’y ai organisés ont tous été pour moi l’occasion de
confronter les résultats des recherches que je menais d’une manière
personnelle à celles d’autres chercheurs, pour le moins dans la plupart
des pays du monde occidental et j’ai pu ainsi réfléchir sur mes
méthodes, améliorer mes
connaissances des sujets et créer des réseaux extrêmement ténus ; du
fait de leur pluridisciplinarité ils m’ont ouvert les portes de
nombreux et très divers milieux professionnels (du monde
médical à celui de la mode). Mais c’est peut-être plus
encore du point de vue de l’amitié que Cerisy a été et reste un lieu
privilégié dans ma vie. J’y ai contracté de solides et très durables
amitiés. Et certaines des personnes rencontrées au château figurent
aujourd’hui parmi mes ami(e)s les plus proches.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent
les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont,
éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
Pour avoir organisé des manifestations diverses ailleurs
qu’à Cerisy, en France et à l’étranger, je suis bien
placé, je crois, pour mesurer les avantages et les faiblesses
du Centre.
Les avantages sont tout d’abord ceux du cadre et de la formule.
Il est difficile d’imaginer un lieu plus agréable qu’un château normand
aussi bien conservé et entretenu que celui de Cerisy pour organiser un
colloque (même le climat du Cotentin que certains jugeront frais durant
l’été est propice à la méditation intellectuelle) ; en outre la formule
rodée depuis cinquante ans de deux communications par jour (une le
matin et une l’après-midi) contraste heureusement avec celle des
congrès ou colloques universitaires avec cinq ou six communications
dans une demi-journée où les participants ne prennent pas le temps de
se connaître. Il faudrait ajouter aussi que la renommée de Cerisy donne
aux colloques qui s’y tiennent une aura bien supérieure à celle de tout
autre colloque.
Les faiblesses relèvent de considérations financières. Cerisy est
devenu pour les conférenciers et pour les participants assez onéreux.
Cela a pour conséquence d’exclure un public d’étudiants aujourd’hui
déjà assez difficile à motiver et de rendre le renouvellement
difficile. Les colloques universitaires n’ont évidemment pas cet
inconvénient. Mais existe-t-il
des solutions ?
Michel MURAT
"Julien Gracq", 1991 ( Julien Gracq, un
écrivain moderne, La Revue des Lettres modernes, éditions Minard,
1994)
Mardi 4 décembre 2001
Chère Madame,
Je vous remercie de faire appel à notre mémoire ou à notre réflexion
d’organisateurs de colloque. Je garderais un bon souvenir du colloque Gracq
- le seul que j’ai organisé à Cerisy - s’il n’avait pas coïncidé avec
une opération dont mon père ne devait plus se relever : ce sont des
moments où l’on aurait dû être ailleurs. Mais j’ai toujours passé de
bons moments à Cerisy. Le travail d’organisateur de colloque y est
plutôt facile. Et puis nulle part ailleurs nous ne sommes accueillis
dans un lieu qui ait sa propre histoire intellectuelle - ce sont aussi
bien sûr, des histoires de famille, et à cette famille nous finirons
par avoir le sentiment d’appartenir quelque peu.
Au demeurant les modalités des colloques eux-mêmes
étaient plutôt classiques : le mode de sociabilité
que permettent le château, la longue durée, les horaires
légers nous met en vacances et multiplie les occasions de rencontres
; à nous d’en faire bon usage. Mais le contenu des débats
(proprement dit ?), ceux du moins auxquels j’ai participé, n’aurait
pas été très différent ailleurs. Je dois reconnaître
par ailleurs qu’en ce qui concerne, la formule du colloque de huit
jours
entraîne des contraintes familiales qui dans bien des cas sont
dissuasives : tant pis pour moi.
Ma contribution à cette commémoration est bien limitée, comme vous le
voyez ; mais je tenais à vous répondre pour vous assurer de ma
reconnaissance, et vous renouveler, à tous,
mes fidèles pensées d’amitié.
Jean-Luc NANCY
"Les fins de l'homme" (à partir du travail de J.
Derrida), 1980 ( Éditions
Galilée, 1981)
Ma réponse est au singulier car je ne saurais répondre qu’à la première
question. Pour la seconde, mon expérience ne me permet guère de juger -
à moins de dire seulement, d’une manière très générale, que tous les
lieux de rencontres et de colloques sont toujours affectés de la
maladie de la conférence et que seule la suppression de cet exercice et
l’invention de rencontres uniquement fondées sur un dialogue permanent
constituerait un vrai progrès.
A la première question, je répondrai de manière narrative : Cerisy fut
pour moi d’abord le colloque Nietzsche de 1972. J’avais 32 ans,
je commençais seulement à me situer dans un travail de recherche, je
connaissais peu de monde. Ce colloque fut la découverte de la fête dans
le travail. Il ne portait pas seulement sur Nietzsche, il était
porté par une humeur dionysiaque de l’époque : l’immédiat sillage de
68. Klossowski y dansa le tango avec Denise au bal du village, le 14
juillet, nous dansâmes tous comme des fous dans la cave du château.
Deleuze,
Lyotard, Derrida s’y confrontèrent et furent ensemble confrontés à
Löwith et à quelques autres représentants de sa génération. Maurice de
Gandillac quitta la salle parce que Jean Maurel parlait de la « merde »
chez Hugo : j’apprenais d’un coup qu’il y avait des générations, et
qu’il y avait des conflits sérieux d’interprétation autour de
Nietzsche. Mais on était loin de l’aigreur anti-nietzschéenne qui
devait sévir plus tard. Cela parlait et discutait dans tous les coins
et dans tous les sens, c’était une petite orgie intellectuelle,
mais sensuelle aussi.
Cerisy restera pour moi marqué par ce colloque - et par le retour
presque vingt ans plus tard, d’un sentiment différent mais analogue de
bonheur lorsqu’avec Philippe Lacoue-Labarthe nous eûmes à diriger, à la
demande du Centre culturel, la première décade autour de Derrida : les
Fins de l’homme. Si le Nietzsche avait été dionysiaque, cette
décade fut plus apollinienne : il nous semblait saisir la forme ou les
formes d’une pensée
possible pour un monde en train de se faire, au-delà de 68 mais
toujours confiant dans son élan et poussé par l’aiguillon
de la nécessité politique (disons, la fin du communisme réel).
Deux ans plus tard, ce fut le colloque dirigé par Thébaud et Enaudeau
autour de Lyotard Comment juger ? : un autre élan dans le même
sens, une autre pièce dans le dessin d’un monde en train de venir (et
pour moi, un souvenir plus qu’amical - puisque
ce mot figure dans la question - celui de la présence d’Hélène avec
moi, et qui est aussi un souvenir de partage philosophique, comme avec
tant d’amis à travers toutes ces décades).
Plus tard, en 1994 ou 95 (entre temps j’avais été
hors de France, puis malade), j’ai participé au colloque sur la
Violence, organisé par Balibar et Ogilvie : le thème seul
répond à un changement d’époque, le climat était
autre, plus sévère. Je n’ai participé qu’indirectement,
encore pour des raisons de santé, au troisième colloque
consacré à Derrida (dirigé par Marie-Louise Mallet)
en 97, et en 2002 je dois en principe venir au quatrième (Derrida
semble devenu l’éternel revenant de Cerisy : le spectre du château,
ou bien l’amor fati d’un lieu sur lequel planerait toujours l’ombre de
Nietzsche ?). Le sujet en sera l a Démocratie à venir :
celle qui nous manque encore, celle dont depuis trente ans le manque
s’est
fait plus clair.
Que veut dire ce fétu d’histoire personnelle ? Peu de choses, mais ceci
: que Cerisy m’apparaît comme un symbole et un symptôme de l’histoire
philosophique des trente dernières années, et bien entendu aussi parce
qu’il héritait des quelque quarante
années précédentes (dont j’ignorais tout avant 72),
celles de Pontigny avant Cerisy, ces années de légende que
dominait pour moi, en 1972, l’image de Heidegger prononçant naguère
"Qu’est-ce que la philosophie ?". Mes jalons ne sont presque rien dans
une
histoire à la fois beaucoup plus riche et aussi plus difficile, dont
à vrai dire je n’ai aucune vue d’ensemble. Mais je n’oublie pas cette
très remarquable continuité, qu’incarnent depuis 1972 pour
moi plus spécialement les figures d’Edith Heurgon et de Maurice
de Gandillac - et quelques dizaines de photos, prises par moi ou par
des
amis, qui pensent dans leurs boîtes.
Francis PAVÉ
"Le raisonnement de l'analyse stratégique
(autour de Michel Crozier)", 1990 ( L'Analyse
stratégique, sa genèse, ses applications et ses problèmes actuels,
autour de Michel Crozier, éditions du Seuil, 1994)
De Pontigny à Cerisy
Paris, le 25 février 2002
Avant même que d’avoir entendu parler de “ décades
”, je connaissais Pontigny, en voisin icaunais. Sans avoir pénétré le
mystère de ses lieux profanes, je visitais du moins ceux de
l’abbatiale. Je les fréquentais d’autant qu’il ne s’est jamais passé
une année que je ne lui ai rendu visite. C’est un lieu magique. On y
entre par une toute petite porte, en façade, à gauche et, dès le seuil,
on est saisi par cette blanche luminosité, doucement rose et verte à la
fois. Elle règne dans la nef quel que soit le temps historique et
climatique. Le bruit que les visiteurs ne peuvent pas ne pas faire,
malgré leurs précautions, est feutré, furtif. Ici, les gens sont
attentifs à respecter le silence et l’écoute intérieure des autres.
Tout comme dans un concert, où la concentration des spectateurs rend
sensible l’existence autonome du collectif et sa capacité à faire que
chacun se décuple
dans sa partie, porté par l’écoute et la confiance des autres.
C’est cela Pontigny. L’ambiance à Cerisy connaît des similitudes,
même si le décor est de cinq siècles postérieur.
L'écoute et le parler y règnent tour à tour. C’est
un lieu d’échange, c’est-à-dire d’enrichissement généreux
à la lumière de la patience et de la passion à comprendre
une autre pensée, la pensée des autres.
La première fois que je fus invité, mon appréhension fut très vite
vaincue par l’accueil du portrait de Vladimir Jankélévitch qui m’avait
enseigné, amphithéâtre Descartes à la Sorbonne, avec son brio
flamboyant et sa générosité. Il figurait parmi un groupe illustre,
photographié lors d’une
décade de Pontigny, je me retrouvais presque en pays de connaissance.
Cerisy, austère château du siècle du classicisme est un écrin de
rigueur pour la pensée, mais aussi un havre confortable où il fait bon
vivre tout au long du colloque, dans la courtoisie. Cerisy, c’est un
ensemble d’attentions qui libèrent de la logistique domestique et vous
conditionnent à la réflexion. C’est un mélange de liberté personnelle,
de discipline collective et de préservation de l’intime, enchâssé dans
une organisation d’ouverture intellectuelle : un miracle
d’intelligence, de prévenance et de respect d’autrui.
J’ai dû me rendre pour la première fois en 1988 à Cerisy pour une École
d’été sur l’Organisation. C’était à l’invitation d’Edith Heurgon et
de Jean-Claude Moisdon, je parlais évidemment d’informatisation,
d’appropriation sociale et de modélisation et rencontrais des opinions
très éloignées des miennes, émises par des interlocuteurs ouverts qui
me forçaient à développer ma réflexion dans des axes encore non
explorés. Sans avoir été
converti, j’en fus positivement enrichi. C’est là que je fis la
connaissance, entre autres, d’Armand Hatchuel, d’Albert David et de
Jacques
Mélèse dont je fis l’interview, quelques années après,
avec mon complice ordinaire, Bernard Colasse, dans notre série Gérer
& Comprendre, consacrée aux modernisateurs de la gestion
des entreprises françaises.
La grande affaire à Cerisy, dans l’été 1990, fut pour moi, aidé cela
par Martha Zuber, l’organisation de la
rencontre de nombreux amis Autour de Michel Crozier. Ce fut
l’occasion
d’apprendre à monter un tel événement et aussi,
plus tard, le métier d’éditeur, lorsque j’eus réussi
à réunir l’ensemble des contributions de nos orateurs. Ce
fut aussi une meilleure prise de conscience de la genèse de la pensée
crozérienne et l’opportunité de rencontres exceptionnelles,
celle d’Eleanor Chelimsky, d’Albert Hirschman et de Donald Schon que je
n’avais jamais encore rencontrés ; celle aussi de collègues
jusque-là inconnus de moi et qui me sont toujours chers Jean Nizet,
Gilles Barouch, et quelques autres dont Madame Pierre Morin, auditrice,
qui me reconnut quelques années plus tard dans un supermarché
de ma campagne natale et me fit découvrir que nous étions
voisins, sans le savoir, depuis plusieurs décennies. Le travail
d’édition de l’ouvrage qui a résulté de cet événement
fut long et difficile car il fallait à la fois publier tout le monde
et proposer à chacun de s’amputer. Douloureuse opération
pour eux, comme pour moi. Restait la gestion du temps, fortement
contrainte
par les créneaux de sortie sur le marché d’un livre au genre
plus académique que destiné au grand public. Merci aux éditions
du Seuil et à toutes les personnes qui sont intervenues dans ce travail
de construction pour cette généreuse aide dont le résultat
leur appartient aussi.
Cerisy reste pour moi un lieu unique car ses directeurs ont forgé une
identité propre qui n’existe pas ailleurs. Identité liée à l’histoire,
à commencer par cet enchaînement Pontigny/Cerisy, identité liée à la
filiation des personnes qui
donne cette stabilité culturelle et d’intention, on dirait maintenant
de projet, dont les deux maîtres mots sont ouvertures et diversités. Il
existe de nombreuses autres places où l’on peut organiser
des colloques, loin de Paris, dans des conditions exceptionnelles. Mais
il n’y en a pas d’autres où la tradition d’hospitalité intellectuelle
soit à ce point cultivée, façonnée.
S’il y avait une limite à pointer en ce qui concerne le fonctionnement
de Cerisy, ce serait celle de son exigence d’engagement personnel. Il
faut être là tout au long du colloque et être là
de façon active. Rien de plus étranger à l’esprit
cerisien que le zapping, les pique-assiettes et les
turbo-orateurs/auditeurs.
L’exigence de présence de l’être complet des convives les
fait acteurs d’une belle partie intellectuelle. Mais cette limite est
la
condition même de la réussite des colloques de Cerisy et la
garantie de sa spécificité. C’est la clé de voûte
de son identité.
Jean-Pierre PICOT
"1984 et la contre-utopie moderne", 1984
"Edgar Poe, entre nomadisme et enracinement", 1998
"Les détectives de l'étrange",
1999
"Les Afriques imaginaires", 1997 ( Afriques
imaginées, Éditions TORII, Kailash, 2002)
VINGT-CINQ ANS DE CERISY
Le Cinquantenaire du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle
ne peut qu’inviter les “fidèles” ou les “habitués” de l’Association à
ce que l’on choisira d’appeler, à son gré, examen de conscience,
réminiscences, remembrances, bilan, voire rédaction de mémoires ou même
confessions autobiographiques plus
ou moins intimes ; n’y avait-il pas déjà, en 1978, une “autofiction” de
Serge Doubrovsky, Fils, dans les pages de laquelle se lisaient
assez à quel point les murs et les jardins de ce beau château normand
peuvent s’avérer lieux passionnants, passionnés, passionnels ?
Donc, il suffit de jouer un peu sur les chiffres, et à ce
Cinquantenaire pourra correspondre, en ce qui concerne le signataire de
ces lignes, une moitié de Cinquantenaire. 1978, année du
cent-cinquantenaire (encore un anniversaire) de la naissance de Jules
Verne, fut l’occasion d’un beau et mémorable colloque (mais combien
ne l’auront pas été ?) dirigé par Simone Vierne et François Raymond. Il
y avait Ray Bradbury, dédaigneux tout d’abord, ou feignant de l’être,
devant un château sans fantômes. On se chargea bien vite de le faire
changer d’avis à ce sujet. Il n’est pas nécessaire d’avoir été fasciné
très tôt par les pages où le narrateur de Sylvie écoute chanter
Adrienne devant la façade à briques rouges de tel château Louis XIII
voué à toutes les paramnésies, ou par la fête qui voit le grand
Meaulnes rencontrer Mathilde aux Sablonnières, ou même, pourquoi pas ?,
par les propos d’innocence du malheureux
Malcolm que charme la douceur de l’air vespéral à l’entour
de la demeure de son si fidèle Macbeth, pour que les premiers pas
d’un impétrant, plus qu’innocent, dans le Cerisy de juillet 1978,
n’aient alors éveillé en lui bien des échos. Et puisque château normand
il y a, et que dans le parc d’un château normand se déroulent les six
soirées des Entretiens sur la pluralité
des mondes, au cours desquelles Fontenelle enseigne à une jeune
marquise les rudiments de l’astronomie, comment ne pas rappeler que
c’est au cours de la décade Merveilleux et Surréalisme
que toute la population des lieux, hilare et frustrée, le nez chaussé
de grosses lunettes de carton, rata splendidement ce qui devait être
l’éclipse de soleil du siècle. Michel Tournier, présent sur les lieux
n’y était pour rien ; le coupable, ce fut un malicieux plafond de
strato-cumulus obstinés... Littérature, littérature, littérature... car
à tout prendre, ce château normand peut figurer aussi le domaine de la
Vaubyessard, où la pauvre Emma Bovary prend en pleine face la
révélation qu’une autre vie
aurait pu être ; et pour peu que, par une très stochastique alchimie
collective, une décade en vienne à virer au psychomimodrame, ce château
peut se métamorphoser en site pour remake des Dix petits nègres,
voire de L’Ange exterminateur ; et, à en juger par la lézarde,
don gracieux de notre Armée de l’Air nationale, qui se déroule
nonchalamment sur la façade de la Ferme, on peut subodorer que la
Maison Usher de notre cher Edgar
pourrait bien être en territoire manchot, sans jeu de mots... mais
voilà qu’à cette dernière menace, la mémoire vient
opposer ces exorcismes salutaires de telle ou telle soirée glaciale
ou torride lors de laquelle, sur cette même façade, supposée
vilainement “maillon faible” de l’Institution (pour l’occasion
transformée
en écran de cinématographe géant par la grâce
acrobatique de notre local capitaine des pompiers, à la fois Tarzan
des pommiers et secrétaire infatigable des lieux) une inoubliable
projection du Guépard de Visconti, ou de Tous les matins
du mondede Corneaux vint ajouter son souvenir à la liste de tant
de souvenirs.
Car Cerisy, c’est l’Utopie, et c’est Thélème, et c’est comme une bulle
uchronique à l’intérieur de laquelle, année après année, l’on vit une
extraordinaire expérience de la temporalité: les jours s’en vont,
Cerisy demeure, et c’est comme si le temps devenait accordéon dont le
bord des soufflets
coïncide soudainement, de telle sorte que cet événement
d’il y a vingt ans, il n’a eu lieu que tout à l’heure, ce bal masqué
terminé en farandole dans le parc, c’était cette nuit, et ces
projections dans le grenier de films de Méliès présentés par son
infatigable petite-fille, avec au piano, improvisant comme un si beau
diable, l’infatigable journaliste suisse romand de Paris, c’était hier
soir. Le si adorable Ray Bradbury, en short de tennis et veste blanche
de smoking, ne pouvait être dupe ; des fantômes, ici, il y en a à la
pelle ; tant de voix, de visages, de regards, de sourires, d’adresses
échangées et parfois oubliées, une fois revenus DEHORS.
Mais que diable ! La nostalgie n’est-elle pas un piège qui nous
rapproche plus vite de la mort ? Si l’on parlait du cidre
de Cerisy, du Calvados de Cerisy, des fromages de Cerisy, voire, aux
temps heureux d’avant la vache prétendument folle (vous trouvez
qu’elles ont l’air fou, les vaches de Cerisy ?) des pots-au-feu de
Cerisy
? Si l’on parlait de cette mémorable soirée d’huîtres
et de fruits de mer, improvisée en l’honneur de l’anniversaire d’Édith,
au terme d’un colloque particulièrement fou, consacré au récit
policier ? Si l’on parlait du ping-pong,
et de la plage de Hauteville, prête à accueillir en
catastrophe, car il faut vite rentrer pour l’heure du dîner, les évadés
de l’intellect ou les peu honteux amateurs de colloque buissonnier (je
pourrais citer bien des noms, mais chut !) ? Le cidre,
le Calvados, les fromages, les huîtres et les fruits de mer, le
ping-pong et la plage sont toujours là. Merci.
Colloque buissonnier. Anniversaire lui-même prétexte à évoquer tant
d’autres anniversaires, en cette circonstance, il conviendrait
peut-être de se montrer sérieux. Cerisy-la-Salle est depuis cinquante
ans un lieu de travail, de réflexion, de
rencontres. Alors, c’est vrai, la décade Jules Verne de
1978 a permis au signataire de ce témoignage de faire des rencontres,
de créer des liens, de fonder des amitiés solides, d’ouvrir
des portes jusque-là dérobées. C’est peut-être
à partir de 1978 que l’on a trouvé, renouvelée chaque
année, la volonté de travailler, d’écrire, de publier.
C’est ici que l’on a eu la révélation, pêle-mêle,
et du plus beau roman de science-fiction que l’on connaisse à ce
jour, L’Invincible du Polonais Stanislas Lem, et de
la voix bouleversante d’un Klaus Nomi ressuscitant à une modernité
inouïe les airs de Purcell ou de Saint-Saens, et de l’endeuillé
recueil de poèmes, Quelque chose noir, écrit par Jean Roudaut
à la mort de sa compagne ; c’est ici que l’on a compris à
quel point des vacances peuvent se révéler studieuses et
agréables à la fois, occasions à ressourcement et à (le vilain mot!)
“recyclage”. Depuis 1978, on a participé à vingt-sept colloques, depuis
Jules Verne jusqu’aux Atlantides de 2002.
On a co-organisé et co-dirigé quatre colloques ( 1984 et la
contre-utopie, Afriques imaginaires, Edgar Poe, les Détectives de
l’Étrange) ; on a présenté vingt communications, encouragé en de
tels travaux par la spécificité du lieu Cerisy, si différent d’un lieu
de colloque “ordinaire” ;
car ce que certains participants occasionnels ne saisissent pas
toujours,
c’est que le château n’est pas un de ces lieux universitaires où, en
deux jours pressés, l’on accumule vingt communications pressées de
vingt minutes devant des auditoires pressés ; non, c’est un lieu où
l’on peut, où l’on doit, prendre le temps, enfin, de se rencontrer au
lieu de se voir, de s’entendre au lieu de s’écouter. C’est là la
tradition des Décades de Pontigny, et il est indispensable qu’elle
perdure.
Il faudrait aussi remercier les responsables de ce Centre pour leur
ouverture d’esprit et leur éclectisme bienvenus. On l’a peut-être
compris, nos goûts et nos travaux nous orientent prioritairement vers
les “littératures de l’imaginaire” : fantastique, merveilleux,
science-fiction, utopie. Nos propositions et les propositions de nos
amis ont toujours été bien accueillies, et ce n’est pas un hasard si
c’est ici même qu’ont été prononcées (et
dans la plupart des cas, mises au point jusqu’au dernier moment !)
certaines des interventions dont, à tort ou à raison, nous sommes le
plus fier : lors de la Mort dans le texte, lors du Lovecraft,
lors des Vampires, de L’île des merveilles, lors
du Stevenson-Doyle, entre autres.
Pour conclure, nous ne pouvons que regretter de n’être venu à Cerisy
que tardivement. Comme nous aurions aimé nous trouver dans l’auditoire
de la décade sur la Paralittérature, ou de celle sur l e
Diable, organisée par Max Milner, ou de
celle consacrée à Bernanos ! Inversement, nous ne pouvons
que regretter notre future absence aux commémorations futures du
Centenaire de Cerisy-la-Salle. Mais sait-on jamais ? Car Cerisy est un
lieu miraculeux ; lors de ces tournages festifs et joyeux de
court-métrages qui font eux aussi partie de la légende de Cerisy,
n’avons-nous pas eu la
surprise, après avoir été assassiné en bonne
et due forme en 1989 ( Pour le Château tourné par Brigitte
Gautier), de nous retrouver vampire en 1992 grâce à Jean Marigny
et Marc Thomas ( Les vampires de Cerisy) ? Vampire, c’est -à-dire
immortel... Merci encore une fois !
Marc QUAGHEBEUR
"Présence/absence de Maeterlinck", 2000
( AML
Éditions Labor, 2002, Bruxelles)
"Mythe et rêve dans l'œuvre d'Henry Bauchau", 2001
( Les
constellations impérieuses d'Henry Bauchau, AML Éditions Labor,
2003, Bruxelles)
Dans ma jeunesse, le colloque Tel Quel de 1972 et le colloque
psychanalytique de Serge Leclaire en 1974 - je n'ai aucune envie de
leur donner leurs noms de code - ont constitué pour moi des expériences
capitales. Non seulement du fait de ce qui est propre à Cerisy - cette
clôture dans la verdure et la durée mais surtout par ce qui s'y
débattait - alors, dans de fortes tensions - et qui
touchait à des questions sur lesquelles je continue de vivre même
si certaine de leurs formulations ne sont plus tout à fait de saison ou
se sont complexifiée.
J'y ai par ailleurs, et très significativement, noué des amitiés
profondes - un peu hors réseau - qui confirment les potentialités de
Cerisy. Les colloques que j'ai (co)organisés près de vingt ans après
confirment ce rôle à la fois recentrant et démultiplicateur qui est le
propre de Cerisy.
Les spécificités de Cerisy tiennent précisément à la conjonction de la
durée et de l'isolement (relatif) d'un groupe autour d'un sujet, en
dehors de tout souci d'intendance et
des parasitismes de la distraction ou de la connexion permanente avec
les
agitations du quotidien. Ce faisant, on peut enfin n'être que dans
le temps profond d'un sujet - luxe inouï aujourd'hui. J'ajouterais
que l'idéal, ce qui permet aussi la souplesse de la formule Cerisy,
est en outre de ne pas saturer les journées; d'y laisser les blancs
: ceux que suggèrent les allées et qui permettent à
un sujet, comme aux êtres, de faire leur chemin.
Je vous prie de recevoir, chère Edith Heurgon, l'expression de mes
sentiments les meilleurs.
Christine REYNIER
"A la redécouverte de Virginia Woolf : le
pur et l'impur", 2001 (Presses
Universitaires de Rennes, 2002)
De par sa réputation, Cerisy a tout d'abord joué un rôle de catalyseur
: il a stimulé les participants au colloque consacré à Virginia
Woolf et les a amenés à
donner le meilleur d'eux-mêmes lors de la rencontre de juillet 2001 ;
il a aussi attiré des spécialistes anglais, américains et canadiens.
Tous ont apprécié la liberté qu'offre une semaine entière de travail en
commun; le temps généreux accordé
à chaque communication et aux discussions qui ont suivi a permis de
véritables échanges, ce qui est rarement possible dans
les autres colloques. Des conversations amicales et constructives lors
des repas et promenades ont prolongé fructueusement les séances de
travail.
Dans l'ensemble, Cerisy a permis de cimenter des liens existant
au sein de la Société d'Etudes Woolfiennes, d'élargir le cercle de
notre société et a renforcé le désir de poursuivre nos travaux de
recherche.
Avec mes meilleurs vœux de succès pour le cinquantenaire
de Cerisy et mon meilleur souvenir.
Maria A. SEIXO
"Pessoa : unité, diversité, obliquité", 1997 ( Éditions
Christian Bourgois, 2000)
Les colloques de Cerisy ont été d’abord, dans ma vie d’étudiante des
années soixante, un ensemble de volumes de référence sur des questions
littéraires de première importance que l’on prenait sans hésitation
comme des réflexions critiques à connaître à tout prix, et dont le rôle
formateur était d’avance conçu comme sûr. L’on se disputait ces volumes
aussitôt qu’ils étaient publiés, on se renseignait sur la liste des
publications antérieures et on les faisait venir
de Paris ou en écrivant directement au Centre, on jugeait de la “place”
des écrivains ou des critiques de par leur appartenance “cerisienne” ou
de leur contribution à cette œuvre qui constituait un ensemble
de dimensions et de qualité déjà à l’époque appréciable. Toute
problématique littéraire ou tout auteur envisagé comme polémique, ou
centre éventuel de discussion et d’apprentissage, passait, c’était sûr,
par une décade à son sujet à Cerisy.
Ensuite, Cerisy est devenu pour moi une possibilité réelle de
connaissance et de participation effective. Avec communication ou
sans communication, l’on s’y sentait toujours en ‘performance’ dans les
débats un peu plus formels de la salle des conférences
tout aussi bien que dans ceux, informels et même ludiques, des
pauses-café, des pauses-pétanque, des promenades interminables avec
Maurice de Gandillac ou des soirées de “scrabble” ou de conversation
décontractée. Chez nous, “passer” par Cerisy est devenu un “item” qu’on
souhaitait présenter dans tout CV académique.
Mais Cerisy était aussi le Château. Et le Château, c’était le silence
invitant à la recherche au milieu de
la campagne normande, la beauté des chambres décorées par le bon goût
et le doux souvenir d’Anne Heurgon-Desjardins, le salon fourré de
livres où il nous arrivait, avec une heureuse surprise, de côtoyer l ’Encyclopédie,
les vaches que
l’on parvenait à affronter, interdits et quelque peu apeurés,
dans la cour - et même la cave, réduit des amateurs de musique,
et de tous les participants qui, le dernier jour de la décade, s’y
réunissaient pour le bal de clôture, remplis du savoir acquis
pendant la rencontre, contents des amitiés développées,
et fournis de maintes bouteilles de Calvados et de conséquente
et inconséquente joie.
Cerisy serait, dans une certaine mesure, un mythe de rencontre
intellectuelle et de convivialité fraternelle, si les rencontres
s’étaient arrêtées dans le temps et si seule la mémoire pouvait les
évoquer. Mais Cerisy y est heureusement toujours, comme un miracle, et
y est en plus un evénement concret, fréquent, régulier, dans nos vies
et dans notre activité de recherche et de pensée. Bien sûr, le temps
passe, et les habitudes
cerisiennes se transforment aussi. Mais que ce mythe soit non une
mémoire
mais une réalité présente, et une réalité
sur laquelle on peut compter (avec cette joie qui nous prend, chaque
année à la fin de l’hiver, quand la feuille jaune annonçant les
colloques nous arrive par la poste), voilà ce qui est rassurant dans
un monde dont la détérioration intellectuelle n’est donc
pas aussi menaçante que l’on est parfois porté à croire,
voilà ce qui est beau dans notre vie universitaire composée
pour la plupart de corvées et de tâches peu intéressantes
dont l’image s’envole à côté de ce Château qui
reste comme un symbole du possible et de l’effectif réalisé
et durable.
Il y a bien sûr des avantages que Cerisy présente par rapport à des
manifestations semblables : un climat intellectuel déterminé par
l’uniformité d’une direction homogène dont les critères sont connus et
la cohérence préservée; la diversité recherchée des sujets et des
champs de recherche et de connaissance traités, en harmonie avec les
intérêts de la pensée contemporaine et de l’évolution du savoir; une
qualité presque toujours maintenue et sauvegardée par des règles
d’organisation claires et exigeantes; l’ambiance de détente
créée par un milieu naturel où le travail frôle
les vacances, et ou les contacts humains deviennent souvent des amitiés
pour la vie.
Mais on peut penser aussi aux faiblesses, qui, pour ma part, ne
concernent que certains aspects matériels : le manque des salles
de bain est-il compensé par ce romantisme des intérieurs
et du paysage ? le difficile accès par train est-il compensé
par les cérémonies pittoresques de l’accueil savamment
maintenues ? le prix du séjour est-il à la portée
de certains chercheurs et universitaires ? Mais on songe aux repas
agréables
et abondants, au confort des chambres (même les petites, même
celles des étages élevés), à l’“esprit” cerisien
qui prend l’ensemble des participants, et je pense que tout cela
devient
secondaire en conséquence.
En revanche, il y a sans doute une spécificité de
Cerisy: une tradition ; un renouvellement subtil mais effectif qui fait
de cette tradition le contraire d’une convention (comme les règles
d’organisation sont le contraire des normes strictes et la condition
d’un
bon fonctionnement); une ambiance de travail et de convivialité
(tant pour le spirituel que pour le matériel) sans pareil dans
le monde; la démarche des ateliers, espaces de recherche en procès
sans hiérarchie et sans inhibition ; et, surtout, les résultats.
Les résultats, c’est les livres. Cerisy travaille à partir
des livres, mais Cerisy est aussi un ensemble de livres. Et la
“collection
Cerisy” se livre à tous ceux qui l’approchent pour manifester son
accompagnement de l’histoire intellectuelle de notre temps, ou plutôt
sa propre histoire intellectuelle, avec nous tous, qui fait partie de
ce temps et le constitue.
Jean-Luc STEINMETZ et
Bertrand MARCHAL
"Mallarmé", 1997 ( Mallarmé
ou l'obscurité lumineuse, éditions Hermann, 1999)
Le 5 juillet 2002
La décade consacrée à Mallarmé en 1997, première du genre sur
cet auteur, fut aussi pour nous deux la première expérience de
direction d'un colloque à Cerisy. Ce fut même, pour l'un de nous,
l'occasion de venir pour la
première fois à Cerisy et de donner ainsi une réalité géographique,
intellectuelle et surtout humaine à ce nom mythique. Il ne nous
appartient pas de dire ce que fut l'intérêt académique de cette décade
qui précéda d'un an les célébrations du centenaire de la mort du poète.
Ce que nous pouvons dire en revanche, cinq ans après cette expérience,
c'est que Cerisy est unique en son genre, par son organisation, son
accueil, son mode de vie, la qualité de ses échanges intellectuels, ses
à-côtés, bref par tout ce qui donne sa pleine signification au mot trop
souvent usé, dans la rhétorique des colloques universitaires, de
convivialité.
Amateurs de cloîtres laïques - ceux qu'il trouvait dans les collèges
d'Oxford et de Cambridge - Mallarmé aurait aimé cette abbaye de Thélème
ouverte à tous les
savoirs et à la confrontation de toutes les idées.
Isabelle STENGERS
"Temps et devenir (à partir du travail d'Ilya
Prigogine", 1983 ( Éditions
Patino, 1988)
"Culture : guerre et paix", 2000 ( Propositions de
paix, Seuil, Ethnopsy, n°4, 2002)
Le clocher de Cerisy
Sur le faîte du toit, un clocher, mais non pas une tour
dominant le paysage, inspirant à chacun le respect dû à l'autorité de
qui a le droit de dire le temps des autres. Le clocher a la forme d'une
cloche perchée sur quatre poteaux, et il abrite une cloche. Rien de
plus, rien de moins, et cela donne le ton.
Le clocher de Cerisy ne dit pas l'heure, et il n'y a d'horloge nulle
part, donnant sa loi aux hôtes du château. Il y a l'autre cloche, bien
sûr, celle que l'organisateur utilisera pour tenter d'arracher son
troupeau indiscipliné à de passionnantes discussions, pour le ramener à
la bibliothèque, mais celle-là, le personnel de Cerisy n'en use jamais
: elle appartient à ceux et celles qui
occupent les lieux, qui en disposent, qui disposent de leur temps comme
ils l'entendent. Lorsque l'on est accueilli à Cerisy, nulle
norme, explicite ou implicite, ne vient normer l'événement. Catherine
Peyrou, bien sûr, sardonique, évoque le temps où les hôtes prenaient le
temps d'aller se baigner, organisaient leurs horaires en fonction de la
marée. Mais le lieu, et tous ceux qui sont là en permanence, et qui
voient, semaine après semaine, se succéder les assemblages les plus
hétéroclites, réussissent,
à chaque fois ce miracle de l'hospitalité : vous êtes
ici chez vous, et rien n'est plus important que le succès de votre
rencontre, telle que vous l'envisagez.
Une seule contrainte donc : la cloche. Même si, vers midi
vingt, l'affrontement du siècle était en train de se déployer entre
penseurs les plus distingués, il faudra arrêter, car le personnel qui
s'affaire à la cuisine doit, lui aussi, être respecté. Et au début de
chaque rencontre, lorsque résonne pour la première fois la cloche du
déjeuner, il y a un moment de flottement : les "nouveaux" sont portés à
faire la sourde oreille, mais les "anciens", ceux qui sont déjà venus,
prennent le parti pour la cloche. Ils ont appris le sens de son
message. La pensée importe, l'insoumission en est partie prenante,
comme aussi l'étrange impression que de la réponse d'untel à untel, ou
de la possibilité de "placer son mot", dépend le destin de l'humanité.
Mais la
voix de la cloche dit la différence entre cette importance et
l'arrogance
qui en est partie prenante. Alors que nous "pensons", d'autres
s'affairent,
travaillent à nous offrir la stabilité, la tranquillité, la liberté sur
lesquelles nous comptons.
L'hospitalité a ses lois, mais ces lois, à Cerisy, sont vectrices
d'humour. La permanence abrite et nourrit avec équanimité les audaces
plus ou moins intéressantes. Les parapets du pont sur les douves
accueillent imperturbablement les derrières des hôtes qui, semaine
après semaine, en réinventent immanquablement l'usage. Les nouveautés
s'agencent dans les plis de la tradition, telle cette possibilité
discrète offerte désormais à ceux ou celles qu'une discussion ennuie
d'aller en catimini consulter son courrier électronique ou surfer
tranquillement dans une embrasure bien venue - à moins bien sûr qu'ils
n'aillent fumer une cigarette en sortant par la porte du fond : un bac
à sable attendant les mégots est là pour leur rappeler qu'ils ne sont
pas les premiers, et qu'ils ne seront pas les derniers. Mais la cloche,
elle, est le véritable garde-fou : celui qui rappelle aux herbes
folles, poussant dans les interstices, que les interstices sont
redevables au mur, stable, où elles courent. La cloche est là pour
affirmer que la possibilité pour celles qui vont, avec efficience et
gentillesse, faire le service, "leur" service, de savoir à quelle heure
elles pourront rentrer chez
elles, vaquer à leurs propres affaires, importe tout autant que
les grands débats qu'elle interrompt. La cloche ne sait pas qui
elle interrompt, mais elle nous rappelle que nous ne sommes pas seuls
au
monde.
Frédéric J. TEMPLE
"Modernités de Blaise Cendrars", 1987
( Blaise
Cendrars, SUD, 1988)
C’est l’amitié qui m’a conduit à Cerisy-la-Salle.
En 1982, pour un colloque consacré à mon ami Albert Ayme, le
peintre inventeur des “ toiles libres ”. Je logeais alors à
l’Orangerie… En 1983, je suis revenu à Cerisy, entraîné par Jacques
Proust qui dirigeait un colloque international Diderot. Cette
fois, c’est aux Escures que j’ai pris mes quartiers. J’ai eu droit au
château même, en 1987, en ma qualité de co-directeur (avec Monique
Chefdor et Claude Leroy) du colloque pour le centenaire de Blaise
Cendrars. J’eus le plaisir quotidien de faire sonner la cloche à
main pour rassembler les ouailles. En 1994, Robert Briatte m’invita à
participer au colloque Joseph Delteil. Je dormis encore, et
fort bien, au Château. À chaque fois, j’ai eu la joie
de retrouver la chauve-souris de service virevoltant parmi les poutres
du vaste grenier-bibliothèque.
Dois-je dire que je regrette de n’être pas revenu à Cerisy autant que
je l’avais souhaité ? L’accueil, le lieu, le climat
(naturel et humain) s’y conjuguent pour distiller un charme de bon aloi
qui ne saurait être analysé. On y succombe, dans un bien-être
qui vous repose d’une vie souvent tannante. En revanche, nous y guette
le danger que cette quiétude rende difficile le retour à la
réalité. Tout cela, sans oublier l’excellence des terrestres
nourritures, fait de ce haut-lieu normand un irremplaçable “ forum
”. C’est avec une certaine fierté qu’un écrivain peut proclamer
: “ J’y fus ”, et manifester en même temps, sa gratitude d’avoir
été convié à l’une des plus belles aventures de l’Histoire de ce temps.
Pascale VOILLEY
"Une littérature contestataire : le mouvement
"documentariste" suédois", 1994
"Droit et littérature dans le contexte suédois", 1997
( Éditions
Flies, 2000)
Princeton, le 14 décembre 2001,
Chère Edith,
Cerisy a joué un rôle déterminant dans ma vie, et c’est avec grand
plaisir que je contribue au dossier de témoignages à l’occasion du
projet SIÈCLE.
La première chose qui me vient à l’esprit quand je pense à Cerisy est
la présence de Maurice de Gandillac dont le parrainage m’a été à tous
égards d’un grand secours pendant la dernière décennie. Son exigence
intellectuelle et sa facilité à mettre en contact les générations sont
deux aspects que je tiens à souligner.
Je suis très reconnaissante à Cerisy de m’avoir permis de co-organiser
deux colloques sur la littérature suédoise avant même que j’ai
achevé mon doctorat. L’équipe de Cerisy ne s’embarrasse pas de
bureaucratie et n’hésite pas à
prendre des risques pour soutenir des projets authentiques mais
marginaux. En tant qu’organisatrice, j’ai admiré l’efficacité et la
souplesse avec laquelle le centre participe à la mise en place d’un
colloque. Tout est fait à échelle humaine, mais sans cafouillage. Je
suis toujours sidérée que si peu de gens acceptent aujourd’hui
de venir pour l’intégralité d’un colloque. Il me paraît
évident que le séjour d’une semaine au château est une
formule qui garde toute sa pertinence à notre époque.
Je pourrais faire beaucoup d’autres compliments mérités au centre et à
ses animateurs, mais je préfère m’en tenir à l’essentiel, et faire des
vœux pour l’avenir de Cerisy.
|
Contributeurs ou Participants
Georges AMAR
Pour le S.I.E.C.L.E.
Cerisy, que ce nom lui va bien ! C’est celui d’une
saison goûteuse et séductrice. Et c’est celui d’un “ temps ” qui
toujours reviendra - celui des idées jeunes.
Je suis souvent venu à Cerisy en juin. On dirait alors que la splendeur
du paysage réclame le retour des colloques comme de l’un de ses fruits.
La nature se délasse d’entendre les humains en leurs savants palabres,
à l’ombre de vieux murs, le soir sur les sentiers de gravier blanc qui
crisse sous les pas. Je vous recommande la pleine lune au château de
Cerisy-la-Salle. Je ne sais pas pourquoi. Une paix royale. On y sent la
pensée devenir sensuelle, et se résoudre dans le silence odorant de la
terre.
Je suis venu souvent à Cerisy, et très studieusement, remplir mes
cahiers. C’est terrible : tout m’intéresse ! Comme je regrette cette
année de ne pas assister aux Nous et au Je, au Spinoza,
à l’Abellio ! Si la luxure intellectuelle était un péché, Cerisy
serait depuis longtemps en enfer.
Si Cerisy a contribué à ma formation intellectuelle ? Mieux que cela,
il en est une matrice. La topologie de ses chemins, des escaliers du
château aux plus minces sentiers des sous-bois, la
distribution dans l’espace des Maisons, des Chambres toutes nommées,
ses frontières invisibles, en font le labyrinthe d’un cerveau partagé.
Oui, beaucoup de mes idées - qui comme chacun sait ont date et
lieu de naissance comme n’importe quel vivant -, que je les croie
miennes ou sache d’où elles viennent, ont une adresse ici.
Il y a les arbres, les pierres, et il y a les visages. Parmi les
plus célèbres, celui de Castoriadis, celui de Morin, celui
d’Atlan, celui de Thom, je les revois dans la lumière spéciale
de Cerisy. Cerisy leur confère mieux que de la gloire, du plaisir
d’être là. Beaucoup de visages amis, de visages d’amis -
sur le “ pont-levis ” au soleil.
Gérald ANTOINE
Si je ne m’abuse, c‘est Jean Lescure qui, le premier, m’a fait prendre
le chemin de Cerisy-la-Salle. Il m’avait suggéré d’analyser “ les
usages du français parlé à des fins littéraires chez l’auteur de Zazie
”. Queneau lui-même était présent et l’on s’amusa fort. Cela remonte
aux années 50.
Depuis lors je revins plusieurs fois à Cerisy comme auditeur, séduit
par l’atmosphère amicale, au début presque intime, qu’entretenaient
avec un subtil dosage d’humour et d’autorité
Anne Heurgon et Maurice de Gandillac. La proximité de Canisy, le
village de Follain que j’aimais beaucoup, joua aussi son rôle.
En dehors de mon entretien sur Queneau peuvent être
mentionnés trois autres propos. L’un (mais à quelle date
?) traita de “ la femme chez Claudel ”, lors d’un colloque dirigé
par Marie-Jeanne Durry. La deuxième aborda “ la définition
et les méthodes de la stylistique littéraire ” : la session,
alors animée par Georges Poulet, connut un certain retentissement
à travers la publication des Actes sous le titre Les chemins
actuels de la critique (Plon, 1968). Une troisième incursion,
plus récente (1994) souleva une nouvelle fois le problème:
pour ou contre Sainte-Beuve ?, par le tandem José-Luis Diaz
- Annie Prassinoff. Celle-ci devait hélas ! nous quitter beaucoup
trop tôt.
Fawzia ASSAAD
MES VIES A CERISY-LA-SALLE
Cerisy, je l’ai imaginé avant même que d’y aller. Dans
le salon des Gandillac, entre Geneviève et Anne Heurgon. Edith et
Catherine étaient encore de toutes petites filles, à peine plus âgées
que les enfants des Gandillac. Les dimanches, chez les Gandillac,
autour des deux grand-mères encore vivantes, en compagnie de la famille
Ionesco, on préparait l’avenir de Cerisy.
Cerisy ! Geneviève voulait en faire son œuvre, elle, attirée par les
valeurs du monde des lettres, épouse d’un professeur de
Sorbonne qui partageait son enthousiasme, a soutenu Anne avec
ardeur. C’était comme un don de soi total pour le projet de Cerisy.
Elle avait le souvenir de Pontigny dans le coeur et pour Cerisy elle ne
voulait rien de moins. Cerisy serait la prolongation
estivale
d’un Paris où tout ce qui compte de plus brillant dans le monde
de la pensée se réunirait. Comme à Pontigny. C’était,
me souvient-il, l’ambition de Geneviève.
Quant a surgi l’idée d’inviter Heidegger. Heidegger, je le lisais avec
Jean Wahl, en allemand. Je posais des questions qui
interpellaient Jean Wahl. Et Jean Wahl qui sans doute voulait, par
procuration, des réponses à ces questions, m’encourageait à aller
rencontrer Heidegger en Forêt Noire. Deux étés consécutifs, j’étais
donc partie lui rendre visite à Fribourg, chargée d’une
tonne de questions. Je les posais en français, il me répondait en
allemand. Ses réponses étaient des extraits de ses livres, je restais
avec mes questions. Pour ces deux visites à Fribourg, j’avais renoncé à
une bourse d’été à
l’université de Yale. Plus tard, quand j’ai appris que ce haut-lieu de
la culture américaine était interdit aux filles durant l’année
académique, je suis partie d’un grand éclat de rire qui confortait mon
choix. Ma mère m’accompagnait et nous
avions beaucoup apprécié l’accueil des Heidegger. Lors de notre
deuxième séjour, quand nous avons été surprises
par une longue grève de transports, ils proposaient même de
nous héberger, mais il nous a été possible de contourner
la France et d’aller en Angleterre. J’avais au moins appris, ces deux
saisons,
que les questions ne sollicitaient pas nécessairement des réponses.
Quand la décade Heidegger a été annoncée, Jean Wahl m’a encore
une fois encouragée à y prendre part. J’avais goûté aux joies de
Royaumont. Je n’ai pas hésité. Je me souviens vivement du soir de mon
arrivée, la pièce qui jouxte la bibliothèque n’avait pas encore
été transformée en bureau. Elle servait de salle à manger d’honneur.
J’arrivais après tous les participants. Ma place était réservée à la
gauche de Heidegger. J’avais vingt ans et des poussières. Je n’étais
pas intimidée. Heidegger, je connaissais. Un vieux copain? Non, pas
tout à fait. Trop doctoral. Il fallait faire l’effort de paraître
intelligente. Et j’avais déjà épuisé
toutes mes questions à Fribourg. Je savais d’ailleurs que, si je les
posais à nouveau, elles resteraient encore une fois sans réponse. Ou
que les réponses me renverraient à telle ou telle page de ses livres,
celles-là justement qui provoquaient les questions. A nouveau, je lui
parlais en français ; il me répondait en
allemand. J’avais été séduite par les montagnes de la
Forêt Noire. Il ressemblait à un paysan de la Forêt Noire.
Hitler aussi ressemblait à un paysan de la Forêt Noire. Sa moustache
n’était même pas différente. A présent que le visage de Heidegger se
perd dans le passé, je mélange dans
mon souvenir son portrait et celui de Hitler, comme si j’avais connu
l’un
à travers l’autre, peut-être que toute la littérature écrite sur le
nazisme en est responsable. Je ne sais trop ce que j’ai raconté
ce soir-là, et lors de mes promenades avec M. et Mme Heidegger, dans le
parc de Cerisy-la-Salle. Peut-être leur ai-je donné des nouvelles de ma
mère, peut-être ai-je parlé de mes deux sujets de thèse. Je me souviens
que je ne tarissais pas et qu’ils m’écoutaient avec une grande
amabilité. Mais ce jour où je les ai accompagnés avec Maurice de
Gandillac, Beaufret et Axelos au bord de la mer, ils m’ont totalement
ignorée, Heidegger ignorait même qu’il était au bord de la mer. Il ne
la regardait pas, préoccupé qu’il était par la traduction française
d’une phrase de son œuvre.
Cette décade de Cerisy a beaucoup compté pour moi.
D’abord elle a marqué le début d’une grande amitié
avec Gilles Deleuze. Je le rencontrais là pour la première
fois. Gilles, il décoiffait la jeune fille rangée que j’étais. Il était
plein d’humour et de tendresse, un maître à penser et à rire au
quotidien. Au ping-pong il se mesurait à Maurice de Gandillac. Maurice
le battait. Moi, je perdais à tous les coups. Avec l’un, comme avec
l’autre. Nous assistions au séminaire de Heidegger debout, au fond de
la bibliothèque, pour aller nous promener au cas où l’on s’ennuierait
trop, mais nous restions cloués sur place, échangeant quelques
commentaires malveillants. Une phrase prononcée par Heidegger lors de
ce séminaire est devenue pour
moi l’ennemie à combattre: la philosophie est grecque, elle parle
grec, avait-il dit. Et l’Egypte ? m’étais-je rebiffée ! Cette
phrase ennemie, je la combattrai jusqu’à mon dernier souffle. Elle
a provoqué tous mes choix philosophiques. A l’issue de cette
décade les Gandillac partaient en catastrophe au chevet d’un père
gravement malade et me confiaient leurs enfants. Cerisy s’était
vidé. Il faisait beau et j’avais une passion pour Catherine et Anne,
mes “deux filles”, les premières d’une première vie. Mais j’étais
impatiente de voir revenir leurs parents et de retrouver, à Paris,
Gilles.
Je n’ai jamais compris pourquoi Jean Wahl, qui a introduit Heidegger en
France, donné des cours sur Heidegger, lu avec moi ses textes en
allemand , m’a encouragée à aller poser des questions
à Heidegger à Fribourg, à Cerisy, puis a reproché
à certains d’avoir participé à cette décade.
Certains, non pas tous. Jean et Jacqueline Starobinski qui venaient de
se marier y étaient aussi. Leur en a-t-il voulu? Avec Gilles, il
a conservé une distance polie, mais il reconnaissait sa griffe sur
une page de ma thèse, et me donnait l’ordre de l’arracher. Elle
concernait la différence à l’intérieur du principe
d’identité.
Je n’étais pas politisée en ce temps béni. Je vivais alors dans un état
de grâce. La politique française en Algérie soulevait la colère de
Gilles. Il partageait, avec ma mère, la colère. Il détestait, avec
autant d’ardeur qu’elle, le fascisme et le colonialisme.
J’enregistrais, sans prendre
part. Il ne m’était pas donné de vivre longtemps dans cet
état de grâce. Au lendemain de ma soutenance de thèse,
j’ai encore fait une petite incursion à Cerisy, je ne me souviens
que du trajet, sur la moto de Jean Pépin, enivrant, puis la crise
de Suez a changé le cours de ma vie. Je rentrais au Caire croyant
que Paris m’attendrait. J’ai reçu les bombardements de mes amis
français
et le rideau de fer s’est refermé sur moi.
Une vieille dame m’a dit un jour que l’on changeait de peau, comme les
serpents, toutes les sept années. Je ne sais pas si le chiffre 7 est
exact, mais, entre ce premier temps à Cerisy et le deuxième, j’ai sans
doute changé deux fois de peau. D’abord ma vie de chargée de cours à
l’Université de Aïn Shams au Caire où je me suis acharnée à vouloir
enseigner le doute et le questionnement à mes étudiants, me servant de
Kant, de Kierkegaard, ou encore de la philosophie des sciences. Puis ma
vie d’épouse et de mère projetée sur une île du Pacifique : Taïwan. Je
parlais arabe dans l’une de ces vies, chinois dans l’autre.
C’est à Taïwan que je lisais le livre de Deleuze sur
Nietzsche et que, dans un autre éclat de rire, je décidai
d’écrire d’autres Nietzsche, d’innombrables Nietzsche , introduire
Nietzsche dans un kaléidoscope aux mille facettes, en faire même
un Nietzsche égyptien. Puisque Gilles inventait son Nietzsche.
Dès mon retour en Europe, je faisais part à Jean Wahl de
mon projet, je commencerais par un Nietzsche interprétant Kierkegaard,
un dialogue des Morts-Vivants et Jean Wahl acceptait ce projet pour la
Revue de Métaphysique et de Morale.
Une décade sur Nietzsche se préparait à Cerisy-la-Salle et l’on
m’invitait à y participer. C’était au lendemain de la guerre des six
jours et de la révolution de 68. J’osais m’absenter de Genève, confier
mes enfants à mon mari et à nos amis. Le monde de Cerisy n’était plus
le même que celui que j’avais quitté. Je mesurais l’effet de 68,
l’inquiétude des jeunes philosophes qui ne pouvaient plus compter sur
les diplômes pour se frayer un chemin dans la hiérarchie, mais sur quoi
pouvaient-ils compter, sur ces interventions qui se succédaient avec
nervosité à un rythme de lecture accéléré ? Et j’avais changé deux fois
de peau. Mes vingt ans n’étaient plus. J’approchais des quarante ans.
Gilles sortait d’une longue maladie, amoindri physiquement mais déjà
devenu mythe, la gloire de cette nouvelle université de Vincennes,
ouverte, dit-on, par Edgar Faure pour servir d’abcès de fixation ; il
arrivait, entouré d’une garde fidèle, comme sur la défensive, pour
repartir aussitôt .Je conserve de
cette décade le souvenir d’avoir touché au vieil âge.
Je me souviens aussi que, plus tard, le temps, pour moi, s’est mis à
rebrousser chemin.
Edith Heurgon m’a dit un jour que je retournais à Cerisy une fois tous
les dix ans. Ce n’est plus vrai. Mes enfants ont grandi et je dispose
de mon temps. J’ai toujours habité l’Orangerie. De là, j’ai vue sur le
chateau et sur les vaches qui paissent dans les champs. Les vaches
normandes sont les plus belles. Je me demande toujours ce qu’elles
ruminent. J’imagine qu’elles se souviennent de leur passé, quand elles
étaient déesses et qu’elles se nommaient Hathor ou Mehyt, quand elles
nourrissaient Pharaon d’un lait de vie. J’imagine leurs vies passées.
A Cerisy, je me prends à fredonner un vieux refrain qui me hantait
quand je n’avais que vingt ans. Frede, l’existence est bizarre,
beaucoup de ceux que j’ai aimé sont loin, bien loin dans le passé. A
Cerisy, ils redeviennent présents, avec toutes mes vies à Cerisy :
Geneviève de Gandillac, Anne Heurgon, Eugène Ionesco, Gilles Deleuze,
je ne voudrais pas allonger la liste, la mort est un scandale, celle
des autres est le plus grand des scandales, le suicide d’Anne,
celui de Deleuze, un scandale plus grand encore.
Jean-Paul BAILLY
Le monde se divise en deux : ceux qui connaissent Cerisy et les autres.
Cerisy c’est avant tout un ton, une atmosphère, très particulière :
d’abord un lieu, exigeant, très exigeant, au plan intellectuel - mêlant
rigueur et parfois érudition - mais toujours avec ce qu’il faut de
concret, d’expérience et de teneur. C’est un point de rencontre : un
peu toujours les mêmes - Cerisy a ses fidèles et ses habitués - mais
toujours différent : de nouvelles têtes, de nouveaux savoirs, de
nouveaux champs d’intérêt ou d’activité. Les rencontres y sont
détendues, conviviales, chaleureuses et amicales. Le dialogue et le
débat y sont la règle. Que ce soit dans les salons, la bibliothèque ou
la salle à manger, ils sont rarement anecdotiques ou superficiels,
toujours ou presque sur le fond, avec du contenu, mais aussi avec ce
qu’il faut de recul et de détachement. Sérieux, très souvent et sans se
prendre au sérieux…presque toujours.
Voilà près de trente ans que j’ai découvert
Cerisy - j’y suis retourné assez régulièrement. Chaque
rencontre laisse une trace. C’est un peu un pèlerinage avec ce
que cela comporte de foi, de tradition, de réflexion sur soi et
de plaisir d’être avec les autres. A la fois immuable et inimitable
dans son intention et son atmosphère, les dires ne sont pas restés
figés. La modernisation et la modernité y ont fait de timides
apparitions, le confort et la rénovation des espaces, la réhabilitation
du Patrimoine… Mais la tradition reste forte, et au fond ce qui a le
plus changer en trente ans, c’est sans doute moi-même et mon regard.
Gérard BALANTZIAN
Les colloques du CCIC auxquels j’ai participé m’ont apporté une
ouverture vers d’autres domaines que celui des technologies et du
management. Ils m’ont permis une réflexion en profondeur sur des thèmes
brûlants de notre société. La recherche de clairvoyance des
intervenants et des participants autour de ces thèmes a retenu mon
attention ainsi que l’atmosphère conviviale favorisant différentes
formes de coopération.
Je me suis rendu à plusieurs reprises à Cerisy à partir des années
1990, essentiellement en qualité d’auditeur autour de personnalités du
monde de la sociologie et de la philosophie, tels Michel Crozier,
Jürgen Habermas, Alain Touraine, sans tous
les citer. J’ai eu également l’honneur d’y intervenir sur le thème des
tableaux de bord de l’entreprise, m’appuyant sur une expérience à la
RATP, et de réfléchir sur les nouvelles
attentes des managers à l’égard de l’informatique au plan
du décisionnel. Je sentais que l’Information décisionnelle
deviendrait un sujet central compte tenu des nouveaux besoins de
pilotage
des organisations décloisonnées. La conférence de
Cerisy m’a permis non seulement de mettre mes travaux à l’épreuve
de la critique mais par la suite de les approfondir dans le cadre de
l’Université
de Technologie de Compiègne.
Un enseignement innovant est né. La démarche que j'avais initialisée
dès la fin des années 80 sur le thème des tableaux de bord s’est ainsi
peaufinée progressivement au
contact des entreprises et des cercles de réflexion. Je l’ai enseignée
pendant près de dix ans. J’ai dirigé des études
de troisième cycle et j’ai joué un rôle actif dans
des publications. Ainsi, cette démarche n’est pas restée
théorique car mon impulsion, et l'apport d’autres acteurs,
ont permis de passer de la théorie à la phase de concrétisation
de diverses actions sur le plan des tableaux de bord et de la prise de
décision.
Je remercie le CCIC des actions qu’il entreprend et lui souhaite
longue vie.
Viviane BARRY
Rôle de Cerisy sur le plan intellectuel :
Cerisy m’a permis des échanges très enrichissants non seulement au
moment des conférences et des discussions mais dans toutes les
conversations qui suivent ces débats, se poursuivent à table ou dans le
parc, ceci pendant plusieurs jours. Et c’est au cours de ces
échanges que, pendant ces journées, se nouent aussi des liens
très amicaux. De plus, le niveau intellectuel des communications
et débats à Cerisy s’avère profondément stimulant.
Sur le plan professionnel, il est toujours valorisant “ d’intervenir ”
à Cerisy.
Je suis venue 3 fois à Cerisy : une fois en
auditeur à environ 35 ans. Puis une très longue maladie de mon mari m’a
empêchée d’y retourner pendant longtemps mais j’ai continué sans
interruption à appartenir aux “ Amis de Cerisy ”. J’y suis revenue en
intervenante et me prépare à y revenir à la fois comme intervenante,
animatrice de soirée et membre du comité d’organisation du colloque Abellio.
L’accueil chaleureux que j’y ai toujours reçu et le souvenir que je
garde de tous mes séjours me donnent, comme sans doute à tous les hôtes
de Cerisy, l’impression d’être une “ habituée ”.
La première spécificité de Cerisy est la longueur
des colloques sur le principe de la décade. Mais, pour certains,
puisque vous demandez notre avis, cela peut constituer un inconvénient
: il est parfois difficile de se libérer
pour dix jours. D’autre part, cela entraîne des frais importants qui
font hésiter des auditeurs potentiels (j’en ai fait l’expérience lors
du colloque sur le Surréalisme dans lequel j’intervenais :
plusieurs des personnes que j’avais invitées auraient été
très intéressées mais ont reculé à cause de cela). Et, tant que je
parle des spécificités qui peuvent être des “ faiblesses ”, il en est
une qui étonne les intervenants lorsqu’ils participent à des colloques
à Cerisy pour la première fois, c’est que les frais de voyage ne leur
sont pas remboursés
au contraire de tous les autres colloques.
Mais, la vraie spécificité de Cerisy qui fait oublier ces
inconvénients, c’est la qualité du lieu et de l’accueil, en particulier
des mémorables soirées de présentation dans le grenier. Aucun des
nombreux colloques auxquels j’ai participé n’a cette qualité d’accueil.
Unique encore, la beauté du cadre où tout, aussi bien à l’extérieur
(parc et dépendance) qu’à l’intérieur du château, porte la marque du
goût et du raffinement de ses propriétaires, la qualité aussi (ne
soyons pas purement intellectuels !) de sa table sur laquelle Mme
Peyrou veille avec tant de soin.
Une autre spécificité de Cerisy, liée à son cadre, consiste dans le
fait qu’il est situé dans un lieu coupé du monde urbain. Cela peut
paraître pesant à certains (j’ai entendu
justifier des refus de participer plus de trois jours par l’impression
qu’avaient
certains collègues d’être “ enfermés ”). Pour moi, c’est
au contraire un avantage. L’isolement de Cerisy, permet, à mon avis,
plus de concentration sur le colloque, la possibilité de mieux
connaître
tous les participants moins “ éparpillés ” et moins sollicités
par l’extérieur et même ceux de colloques parallèles,
voire de participer ponctuellement à ces derniers en auditeurs actifs
(je pense à l’atelier de textique dans lequel Jean Ricardou
accueille si gentiment les “ étrangers ” à son colloque et
à sa richesse des débats qui, ensuite, en découlent,
à table en particulier).
En bref, Cerisy est un lieu merveilleux et je pense que toute personne
qui a participé à ses colloques en intervenant ou auditeur ne peut
qu’en garder un excellent souvenir et en repartir avec le désir d’y
retourner au plus tôt.
Le fait que je ne sois pas venue pendant une longue période en raison
de la maladie de mon mari ne me permet pas de répondre à cette question.
Voilà, Mesdames, mon témoignage. Il est sincère, peut-être trop en ce
qui concerne ce que vous appelez les “ faiblesses ”, mais c’est vous
qui nous invitez à les signaler ! Je le fais en toute amitié.
Claude BAZIN-BATISSE
10 mars 2002
Chers Amis,
J’ai découvert Cerisy il y a longtemps. J’avais entendu parler du
centre en 1966 par mon ami Philippe Audoin qui était
intervenant au colloque sur le Surréalisme dirigé
par F. Alquié, puis ensuite par un ami américain, Frank
Malina, à la fois astrophysicien et créateur de tableaux
cinétiques, qui avait participé au colloque Créativité
artistique et scientifique en 1970. Enfin en 1983, mon beau-frère,
Jean-Claude Coquet était co-directeur du colloque La sémiotique
aujourd’hui.
C’est cette année là - j’avais 55 ans - que j’ai visité
pour la première fois Cerisy, et que j’ai appris que les colloques
n’étaient pas uniquement réservés aux spécialistes, mais que tous ceux
qui s’intéressaient
aux questions culturelles pouvaient y être “ auditeurs ”. Je me suis
alors inscrite au colloque Suarès/Larbaud. Ensuite je me
suis rendue au gré de mes envies et toujours avec un immense plaisir
au CCIC, presque chaque année (colloques Guilloux, Orwell, Méliès,
Senghor, Cendrars, Claude Vigée, Julien Gracq,..) soit près de 12
séjours, le dernier en 2000 : Cultures : Guerres et Paix. J’ai
pu, grâce à la liberté laissée aux participants de faire des incursions
dans des réunions qui se tenaient aux
mêmes dates, découvrir Georges Perec, le Post-modernisme
américain, et les ateliers d’écriture avec le plus
grand bonheur. Cette liberté est une des grandes séductions
du lieu, où l’on peut passer d’un groupe à l’autre, mais
également du salon à la bibliothèque, de la cave au
grenier, ou du parc au potager, sans interdits.
A chaque séjour j’éprouve la même reconnaissance pour nos hôtes :
Edith, Catherine et Jacques.
En ce qui concerne vos dernières questions sur les avantages et
faiblesses des rencontres, j’aimerais pour ma part que rien ne change
dans cet univers quasiment “ enchanté ”, mais il est impossible de se
tenir en dehors du temps, et les chercheurs qui participent aux
réunions internationales ne peuvent plus se passer des moyens de
communication
modernes. Je sais que de nombreux centres de réunions n’en sont
pas encore équipés (par exemple, le Centre d’Arc et Senans,
dont je viens de contacter un des fondateurs, Serge Antoine), mais je
constate
que de plus en plus les conférenciers se déplacent avec leur
portable. J’avais déjà été frappée il
y a trois ans, par une demande d’un ami américain qui, participant
à une conférence à l’UNESCO où il bénéficiait de toutes les techniques
de communication, nous avait demandé de lui trouver dans le quartier un
hôtel où il pourrait brancher son portable le soir (introuvable à
l’époque !).
Cerisy, qui a son site Internet, pourrait-il équiper quelques chambres
de prises adaptées ? Peut- être est- ce techniquement difficile à
réaliser ?
A bientôt, j’espère ; ce serait un énorme plaisir de revoir tous les
amis de Cerisy : Maurice de Gandillac et Catherine, Jean-Pierre Colle
qui m’avaient accueillis en 1983, et Philippe Kister à
mon dernier colloque en 2000. Je serais également très heureuse
de revoir Monsieur Claude Halbecq, dont ma rencontre à Cerisy a fait
ressurgir un passé familial ancré dans le canton ; et bien
sûr tous ceux rencontrés au cours de colloque, devenus des amis
chers. Avec toutes mes fidèles amitiés et ma reconnaissance.
Philippe BERNOUX
Chère Edith et chère Catherine,
Votre invitation à témoigner du rôle qu'a tenu Cerisy-la-Salle dans ma
vie intellectuelle (et autre) me touche. Mais
je crains d'être mauvais élève pour cette rédaction: je ne me suis
rendu que trois fois à Cerisy, ce sont d'excellents souvenirs, qui ont
ponctuellement nourri ma vie intellectuelle. Il serait difficile
cependant de parler d'un vrai rôle, ils 'agirait plutôt d'actions
ponctuelles qui m'ont beaucoup enrichi. Ceci étant, j'essaye quand même
d'être présent au rendez-vous.
Le rôle. J'ai été trois fois (si ma mémoire ne m'abuse) à Cerisy: au
colloque autour de Michel Crozier, à un colloque sur la
rationalité organisé par J.-P. Dupuy du CREA, à un colloque sur le
travail organisé par le Latts. Au premier, je devais avoir à peu
près l'âge de la retraite, aux autres ... c'était plus tard. Au
colloque Crozier, j'ai été invité à
faire une communication, aux autres je suis venu pour écouter
et participer aux débats.
Indépendamment de la grande qualité intellectuelle
des interventions, mon sentiment est que ces colloques, très bien
préparés, n'auraient pu avoir lieu qu'à Cerisy:
éloigné de tout lieu de travail des chercheurs, favorisant
donc les dialogues informels sans que chacun puisse retourner à
ses tâches quotidiennes, mélangeant les chercheurs venus d'instituts
nationaux et internationaux. Cerisy est un lieu très propice aux
vrais échanges que l'on peut prolonger une fois les séances
formelles terminées. J'ai le souvenir très précis de
discussions dans le parc ou dans les salles, d'une atmosphère de
grande création intellectuelle et d'une convivialité favorisée
par le style des repas (on se met à table à côté
de ceux qui viennent d'arriver, sans vraiment choisir ses voisins), ce
qui
est facteur de mélanges souvent (pas toujours) enrichissants.
Cerisy est vraiment un "haut lieu", unique où l'on vient pour
dialoguer, rencontrer d'autres manières de voir et de penser,
ce qui se fait rarement sous cette forme aussi ouverte et aussi
approfondie. Nos séminaires paraissent bien académiques en comparaison.
Voici l'essentiel de ce que je peux dire. Je suis un arrivant trop
tardif pour pouvoir parler d'évolution. Je peux simplement dire ma
conviction que Cerisy joue un rôle important dans notre vie
intelelctuelle en France. On a souvent la chance d'y renconrtrer des
chercheurs
étrangers - et il en faudrait sans doute davantage.
Merci de tout ce que votre action apporte et continuera d'apporter, je
l'espère.Très cordialement.
Francine BEST
CERISY, lieu magique, temps AUTRE
Février 2002
Cerisy, ce sont des moments personnels, intellectuels, sociaux qui ont
scandé mon existence. Cerisy, du temps AUTRE dans la durée-tissu de la
vie. Cerisy est un lieu où le temps devient autre, un lieu qui
transforme la durée, le temps de soi.
CERISY, c’est le temps de "l’échappée belle", le quart temps ou la
troisième mi-temps dont le dernier colloque … sur
le TEMPS, à Cerisy, évoquait si bien l’idée... Temps
de l’imaginaire, de la rêverie, celle des "Rêveries du promeneur" de
Jean-Jacques Rousseau, temps de l’intelligence, certes, mais de
l’intelligence rêveuse, libre et vagabonde. Ni temps professionnel, ni
temps de la quotidienneté, ni temps de loisirs au sens habituel de ce
terme, donc troisième mi-temps !
Tout cela pour dire que, de beaucoup, la présence à Cerisy dépasse les
enjeux professionnels et même les enjeux intellectuels s’il s’agit du
milieu de “ l’Intelligentsia ”. Etre à Cerisy, c’est rencontrer les
intelligences les plus belles de notre temps, c’est être incitée à
relire pour SOI, les œuvres philosophiques, poétiques présentées et
analysées par les intervenants
ceriséens, c’est pour moi redevenir, un temps, philosophe, vraiment…
alors même que ma vie professionnelle, très institutionnelle mais que
j’ai aimée, m’a éloignée quelque peu de la philosophie, centre de mes
études et de ma formation, centre de pans de ma vie professionnelle, à
l’université de Caen en particulier. Vie intellectuelle revivifiée
comme vie personnelle, où se mêlent conversations, émotions liées aux
rencontres amicales, lectures ou relectures, rêverie indéfinie,
indéfiniment. Philosophie, poésie, retour vers elles lorsque
j’entrouvre la porte de la Bibliothèque.
CERISY, c’est le lieu de l’amitié , donc un lieu magique où les esprits
sont hors de la banalité des sentiments habituels et quotidiens,
hors les désirs de domination.
ET D’ABORD, ANNE , son large sourire, son accueil chaleureux, vibrant
vigoureusement d’une vraie attention à l’AUTRE. La compréhension à
demi-mot, les échanges sur les soucis, petits ou grands, liés à la vie
matérielle de Cerisy, sur l’absence d’estime intellectuelle chez
d’aucuns, sur l’horreur du vieillissement. A cause de notre amitié la
nostalgie s’est emparée de moi pendant des
années : le sol, la terre, les murs de Cerisy m’étaient interdits
par sa mort, la présence de son absence. Des décades, essentielles pour
moi, et surtout Catherine , comprenant si bien l’amitié qui
me lie à Anne par-delà la mort, m’offrant son amitié, avec une douceur
qui peut étonner, m’ont permis de revenir, de retrouver Cerisy
dans son rôle de lieu de l’amitié. Et puis Cerisy, c’est retrouver de
vieilles amitiés qui se sont éloignées à cause du temps qui passe :
Robert Castel, Paul Ricœur et bien d’autres. Oui ,c’est le lieu de
l’amitié pérenne, que les mots ne parviennent pas à dire.
J’ai participé à une bonne dizaine de décades ou de semaines, et à des
journées de ci de là, en
voisine, en intruse parfois : certains colloques, initiés et dirigés
par des groupes pré-établis comme les équipes de rédaction de revues
offrent peu de “ prise ” aux “ simples “ participants — ou à la simple
auditrice que j’ai toujours été… Je suis venue pour la première fois
dans la vieille auto de Gaston Karcher,
cet incomparable photographe de Cerisy et des paysages du bocage
normand,
alors que je dirigeais l’Ecole Normale de Coutances. C’était en
1966, je crois, voire en 1965. J’avais donc 33 ou 34 ans et je
courais
entre Cerisy et mes fils, très petits ce que comprenait parfaitement
Anne. L’une des décades qui me marqua alors fut celle du Surréalisme.
Mais mes décades préférées restent celles
qui ont été construites autour d’un homme, d’une œuvre comme
celles-ci : Francis Ponge, Paul Ricœur, Pierre Albert-Birot.
Cette
unité donne un fil conducteur qui permet de reconstruire, de renouveler
sa pensée propre.
J’ai toujours regretté de ne pas pouvoir vivre plusieurs semaines au
foyer d’études et de repos pour écrire et lire à mon gré. Hélas les
ouvrages de pédagogie ou les articles sur l’éducation aux droits de
l’Homme et à la démocratie, je les ai écrits entre deux biberons ou
entre des journées consacrées aux enfants et petits-enfants désormais.
Mais, tout compte fait, j’aime circuler librement entre ma maison de
Regneville et Cerisy : plage de sable contre plage de l’intelligence et
du plaisir intellectuel !
Très tôt , très vite, je suis devenue une “ habituée “ , une amie de
Cerisy.
J’aime les colloques et, à Paris, j’en organise moi-même ; mais aucun
ne ressemble à ceux qui se déroulent à Cerisy. Certes ils font
progresser le savoir ; certes ils permettent aux spécialistes d’une
question de se rencontrer, mais aucun n’offre ce temps AUTRE que j’ai
essayé de qualifier plus haut. Magie du lieu - formation, grâce à la
qualité de l’accueil d’Edith, de Catherine, de Jacques, de Philippe et
des Autres, d’une communauté intellectuelle provisoire mais vraie - …
Il reste là un petit mystère que personne, je pense, ne veut élucider,
car ce mystère charme chacun et chacune, fait le charme de Cerisy.
Spécificité mystérieuse et fragile, que chacun respecte et construit de
sa place et à sa mesure. La plupart des intervenants, surtout les plus
grands et les plus reconnus, le sentent et savent faire partager
cette impression de respect, de fragilité, de mystère, de magie mêlés.
Les changements et les modifications sont venus, au fil du temps, mais
du temps extérieur au TEMPS AUTRE qu’est LE temps de CERISY : temps au
tempo rapide où les intervenants vont et viennent, pris par leurs
obligations universitaires (ah ! l’américanisation des “ papiers
“ à produire, des colloques où l’on doit se montrer !). Temps de
l’internet et de l’envahissement par la rapidité
du courrier électronique, temps social parcellisé, contraignant les
personnes à ne plus être elles-mêmes. Oui, ce changement “ abîme “
l’esprit du lieu CERISY. Mais comment l’éviter
? Tout est vraiment question de Temps ! Pouvoir retrouver, le dernier
jour, l’intervenant du premier jour est devenu une gageure. Nos
organisatrices n’en peuvent mais : c’est le monde comme il va...
CERISY, in fine, reste “ simplement le témoin de l’espérance qu’il y
ait sens et valeur à être ".
Lorsque j’ai lu cette phrase de Yves Bonnefoy, j’ai songé
à CERISY.
Marie-Claire
BOONS-GRAFÉ
Paris, le 13 juillet 2002
Chère Édith et chère Catherine,
Cerisy, depuis le colloque organisé par Leclaire sur la
Psychanalyse, celui autour de René Thom, en passant par
toutes les décades "derridiennes", celle aussi consacrée à Hélène
Cixous et enfin la dernière, autour d'Henry Bauchau... Cerisy,
si j'y songe, c'est en moi comme un lieu précieux, unique en son genre.
Parce qu'on s'y trouve
dans la pensée et dans la rencontre. Parce qu'une amitié
peut naître de liens qui se créent, sans jamais violer une
fondamentale solitude. Parce qu'aussi on est vraiment accueilli,
soigné,
entouré, admirablement nourri. Tout cela enchante et vous porte
à je ne sais quelle disponibilité. D'autant qu'on peut marcher
dans un paysage si serein, s'asseoir et méditer au fond d'un potager,
nager.., on vit dans une calme beauté.. C'est vous dire à
quel point j'aime Cerisy : ce qui y est offert est rare, dans ce monde
de bruits...de vitesse... d'inhumanité croissante ! Un seul regret
: la mise en route de deux colloques à la fois (c'était le
cas pour H. Bauchau).
Voilà, je vous embrasse toutes les deux parce que vous êtes le coeur
bienveillant de cette belle "machine" et que vous la faites tourner
avec une incessante attention. Merci pour tout cela.
Daniel BRIOLET
Professeur de lettres classiques en collège, puis en lycée, de 1957 à
1969, chargé de cours à la jeune Université de Nantes en 1964, j’ai été
recruté par celle-ci comme assistant de littérature française le 1er
janvier 1969. Phénomène aujourd’hui inconcevable : je n’avais pas, à
l’époque, déposé de sujet de thèse… En revanche, avec d’autres
collègues, j’avais pu contribuer au développement d’expériences
originales d’essais d’initiation à la poésie dans plusieurs classes de
lycée. J’étais alors membre du Comité
de rédaction de la revue Les Cahiers Pédagogiques.
Celui-ci m’offrit une participation gratuite au colloque L’enseignement
de la littérature organisé à Cerisy du 21 au 31
juillet 1969. Je devais en rendre compte dans le n° 86 de la revue, Nouvelles
critiques et enseignement littéraire, daté décembre 1969 (“Poésie,
littérature et enseignement ”, pp. 33-40).
Auditeur passionné, je découvris à cette occasion, avec une certaine
ingénuité peut-être, et Cerisy, et l’univers bouillonnant des “
nouvelles critiques ” un an après l’effervescence de 1968. Etaient
présents, entre autres, Barthes, Cohen, Deguy, Doubrovsky, Genette,
Riffaterre, Todorov … Venu tout droit du “ terrain
”, je ne cessai de m’interroger sur la manière d’articuler entre
elles d’aussi hautes et diverses ambitions théoriques et les humbles
et exigeantes nécessités de la pratique pédagogique quotidienne.
Ce colloque de juillet 1969 a donc joué un rôle décisif dans
l’évolution de ma “vie intellectuelle” et l’orientation principale de
ma recherche universitaire : en 1971, je déposai un sujet de thèse de
doctorat d’Etat intitulé “ Poésie et enseignement : formation,
éducation et développement de l’intelligence poétique ”. Soutenance en
1979, sous la double direction de Jean Levaillant
et de Georges Snyders. L’Université, un certain temps, me soupçonna
de ne pas être suffisamment “ littéraire ”, puis parut estimer
que l’inverse devait être vrai : Lanson, après tout, n’avait-il
pas considéré que, s’agissant de littérature, recherche
et enseignement sont indissociables ? De ce long parcours, sont en
définitive issus, outre bien des articles, trois ouvrages. Un quatrième
devrait bientôt sortir...
En 1989 — vingt ans après — je retournai à Cerisy pour mieux comprendre
les raisons d’une substitution de “ la didactique ”
à la “ pédagogie ” (colloque “ La Didactique du Français ”).
J’assistai également en partie au colloque Surréalisme et jeu.
Celui-ci renforça en moi le désir de revenir à Cerisy dès que … la vie
me le permettrait. Les trois colloques qui m’incitèrent à y retourner
de 1999 à 2001 ont contribué, l’âge venant, à prémunir fortement la
curiosité
intellectuelle éclose trente ans plus tôt contre ce qui,
nécessairement, risque de la menacer. L’absolu désintéressement d’ordre
strictement professionnel désormais inhérent à ma condition de
retraité m’a paru faciliter le développement d’amitiés
des plus estimables forgées à Cerisy...
Je suis venu six fois à Cerisy, dont cinq en qualité
d’auditeur, et une comme intervenant :
- 1969 : trente-trois ans
- 1989 (2 colloques) : cinquante-trois ans
- 1999 et 2000 : auditeur (66 et 67 ans)
- 2001 : intervenant (colloque Georges Emmanuel Clancier)
: 61 ans
Avantages : Un cadre unique en France pour des manifestations d’un tel
type. Un accueil excellent. Un emploi du temps tout à la fois
consistant et souple qui ménage d’appréciables moments
de repos. Et, avantage suprême, l’occasion d’entendre et de rencontrer
des écrivains, des chercheurs, des créateurs dont l’apport, le plus
souvent, est inestimable. Ce qui favorise au plus haut point le
maintien et le développement d’une vie intellectuelle intense
dans un monde de plus en plus capable, parfois, de la menacer dans ses
sources mêmes...
Inconvénients ou faiblesses : Le sentiment que la possibilité de
prendre part à d’aussi riches expériences demeure en tout état de cause
l’apanage de minorités privilégiées. Il s’agit là, bien entendu, d’un
problème de politique générale dont le Centre ne peut en aucune façon
être tenu pour responsable… Et quand des interventions aux Colloques de
Cerisy deviennent un important auxiliaire du développement d’une
carrière universitaire, il n’est besoin que d’évoquer les mânes
de M. Bourdieu pour rappeler combien, en France, à l’encontre de tant
de discours, les privilèges gardent force de loi. Des privilèges avant
tout financiers, s’entend...
La rencontre de 1969 dont je fus témoin (L’enseignement de la
littérature) frappait évidemment par l’esprit “ post-soixante
huitard ”, au bon sens du terme, qui avait présidé à l’utilisation de
l’espace pour les échanges et discussions (auditeurs installés en
cercle autour des intervenants, tenues non
protocolaires, etc). Mon retour à Cerisy vingt ans, puis trente ans
plus tard, indépendamment d’un retour à un mode traditionnel de
structuration des échanges, ne m’offre pas de points de comparaison
suffisamment solides. En règle générale, l’atmosphère régnant à Cerisy
me paraît se distinguer de plus en plus de celle que l’on rencontre
dans les colloques universitaires traditionnels, hantés par des
rivalités secrètes, et d’allure volontiers plus guindée...
Marie-Louise CANARD
Le 31 janvier 2002
Chères amies de Cerisy,
A vos questions, je peux répondre que, depuis 1987 (je ne
sais plus), j’éprouve un grand plaisir à venir à
Cerisy et que j’en repars l’esprit et le cœur comblés, mon carnet
d’adresses enrichi d’adresses amicales et fidèles et que nulle part
ailleurs je n’ai trouvé une telle atmosphère de convivialité, de
simplicité discrète et d’accueil pour la modeste auditrice que je suis.
Tous mes vœux et l’expression de ma fidèle amitié à toute votre équipe.
Jean CASSIO
Le 8 janvier 2002
A mes ami(e)s,
Cerisy part de gâteau dans laquelle je mords à pleines dents. Mes
origines ne devaient pas m'y conduire, ni ma profession. Pourtant mon
parcours à Cerisy prend origine dans le séminaire sur Proust en
1997, suivi en 1998 de ceux sur Hélène Cixous et Jean-Luc
Godard, puis en 2000 Penser avec Balzac ainsi que Autobiographie,
journal intime et psychanalyse pour faire étape en 2001 avec Témoignage
et écriture de l'histoire avec dans le même temps des présences au
colloque sur Henry Bauchau.
Vous représentez pour moi mon école buissonnière, mon éducation
intellectuelle, avec l'avantage d'y prendre tous
les pollens et d'en faire, par cet éclectisme, un miel qui fortifie mes
tartines du petit déjeuner. En quatre ans, six colloques, différents,
utiles, graves et enjoués. Je ne peux comparer avec d'autres
manifestations. Les avantages se trouvent énoncés plus haut par la
diversité de choix qui est offerte.
Les intervenants, presque tous des universitaires, des professionnels
de la professsion (J.-L. Godard), peuvent offrir un plaisir rare
d'intelligence
et d'intelligibilité et me captiver par le choix de leur approche
du sujet, mais surtout par une parole vraie et compréhensible,
tandis que d'autres utilisent un jargon qui peut satisfaire un
auditoire
sélectionné mais décourager l'écoute la plus
bienveillante.
Certains préparent Cerisy, d'autres arrivent et partent pendant
le colloque laissant les participants un peu sur leur faim car lors des
discussions, leur absence ne permet pas d'approfondir certaines
questions. Comment y remédier? Je suis personnellement attaché
à cette longue durée, car le temps qui est traqué à
la seconde dans le monde occidental, trouve à Cerisy sa dimension
humaine, où la parole se fortifie de l'autre et le silence a ses
aises. Orson Welles disait "Plus nous allons vite, moins nous avons le
temps".
La cuisine est bonne, familiale avec un personnel attachant et
attentif. Les femmes et hommes chargés de l'administration et de
l'accueil nous rendent chaque séjour plus agréable avec cette
complicité qui fait que je me sens chez moi, chez vous. Je réponds au
fil de la
mémoire qui apprend à connaître et mieux être.
J'ai lu dans "Journaux intimes viennois" de J. Le Rider ce passage:
"Partant de la maxime de Goethe selon laquelle tout savoir est
condamnable s'il ne renforce pas la vie, Nietzsche condamne comme
paralysante et
délétère toute science coupée de l'activité.
Ainsi l'histoire n'est justifiée à ses yeux que si elle
sert l'action et la vie". C'est à Cerisy que je trouve sa mise en
pratique.
Je vous quitte provisoirement en vous souhaitant une heureuse année
2002 et gardez-moi une chambre pour La démocratie à venir
autour de Jacques Derrida.
Elisabeth CÉPÈDE
Quel rôle a joué Cerisy dans ma vie ?
Réponse à une question littéraire. Je m’intéressais à
l’épistolaire. Une amie m’a appris qu’un colloque se tenait à Cerisy en
juillet 88. J’y ai rencontré Mireille Bossis et d’autres spécialistes
de la lettre. J’ai adhéré à l’Aire de 88 à 93 et assisté à de nouveaux
colloques
en France et en Espagne.
Meilleure connaissance de la psychanalyse : appliquée à l’art grâce aux
colloques d’Anne Clancier, d’Anne Roche. Nouvelles rencontres.
Affinement des connaissances littéraires et cinématographiques.
Colloque Mélièset le “ Je ” à l'écran. Nouvelles
rencontres. Tout communique et se raccroche à mon goût de toujours pour
l’autobiographie.
Conclusion : Ayant découvert Cerisy près de l’âge de la retraite, je
n’en ai pas tiré un profit professionnel. Mais sur le plan intellectuel
et amical, j’ai beaucoup reçu.
Combien de séjours à Cerisy ?
Sept.
Spécificité des rencontres ?
Les auditeurs dont je suis se sentent mieux acceptés que dans d’autres
colloques. Atmosphère détendue (douceur du climat ?). Communications,
échanges aisés.
Christine
CHAMBAZ-BERTRAND
Cerisy dans ma vie intellectuelle,
professionnelle, amicale
Je suis venue la première fois à Cerisy, en 1978, je
crois, pour un colloque sur l’imaginaire. J’en avais vu
l’annonce à la faculté de Chambéry où existait (et existe toujours) le
Centre de recherche de l’imaginaire, créé par Gilbert Durand. Je
m’étais inscrite à ce centre, quoique non philosophe, l’œuvre de
Bachelard, Gilbert Durand, m’intéressait et m’intéresse toujours.
J’avoue que je n’ai rien compris à ce colloque, beaucoup trop
philosophique pour moi, mais j’ai eu la révélation de Cerisy.
Un superbe château, avec des communs, une orangerie, une ferme comme il
se doit, un grand parc, un étang, la forêt proche, la mer à une
vingtaine de kilomètres, surgie de cette campagne calme, coupée de
haies, les moutons broutant dans les prés salés jusqu’à la mer. La
plage était immense, bien plus vaste que les plages vendéennes de mon
enfance. L’eau, ô surprise, agréable. Je ne crois pas que j’ai pris,
dès ce premier colloque, l’habitude d’aller à la mer, en fin de journée
ou avant la séance de l’après-midi.
Cette année là, la mort de Madame Heurgon-Desjardins était très proche.
Je ne crois pas que j’en ai mesuré
l’importance alors. Je ne connaissais pas encore bien l’équipe
de Cerisy-la-Salle. La bibliothèque était intime, magnifique, je ne
pense pas que j’ai su alors que j’y reviendrai si souvent, avec la
conviction toujours qu’il se passait là quelque chose d’essentiel pour
les assistants, l’intervenant, la vie intellectuelle du pays et du
monde.
La nourriture était excellente, la vie de château avec un rien
monastique - l’appel de la cloche - me plaisait, je n’en assumais pas
les charges. On était servi aux repas par des femmes au tablier blanc.
La vue de devant avec ses différents plans, ses vallonnements, ses
vaches paissant paisiblement était très belle. Avec
le temps, j’apprécierais aussi la terrasse de derrière,
donnant sur l’étang où on prenait parfois le café
et où on jouait aux boules le soir.Je découvris le jardin,
où je devais revenir souvent, au moins une fois par colloque, seule
ou accompagnée, avec ses grands glaïeuls, sa serre, son jardin
potager, et parfois Monsieur et Madame Peyrou en train de se reposer ou
de jouer au croquet. On jouait aussi à des jeux plus intellectuels,
le soir, quand rien n’était prévu pour la soirée, et
parfois un des habitués se mettait au piano et entamait une série
d’airs. Je ne cite pas les grandes photos du hall des décades de
Pontigny avec Gide, Malraux, Fabre-Luce, Mauriac, qui assuraient la
continuité
et ancraient Cerisy dans le temps, ainsi que l’habituelle présentation
des colloques le soir par les directeurs des colloques, et les membres
de
l’équipe, Monsieur de Gandillac en particulier qui, de par sa
remarquable
longévité, avait participé aux décades de
Pontigny. Enfin la cave où l’on allait prendre les boissons et où
l’on se déchaînait certains soirs.
Je fus logée au château même, par la suite je
devais avoir “ma” chambre, pas forcément la même, aux Escures.
J’aimais, après les conférences ou des sorties, de ma fenêtre observer
ce qui se passait sur la terrasse Nord. Ou d'un coup d’œil, le matin ,
avant que la cloche n’appelle au petit déjeuner et au démarrage de la
journée. Je devais donc y revenir souvent, d’abord irrégulièrement,
pour des raisons familiales, puis de plus en plus, une fois par an. A
des colloques littéraires en grande majorité, le premier fut en 1981,
année où je revins pour la première fois depuis 1978 un colloque George
Sand à laquelle j’avais consacré ma thèse. Mais aussi trois
colloques de fin de saison passionnants sur Barbey d’Aurevilly,
Chateaubriand, Sainte-Beuve, le merveilleux, Jean Paulhan, le paysage,
Virginia Woolf, le biographique, les
mythes grecs et la psychanalyse.
Mais aussi des colloques plus “fantaisistes” comme celui sur les
Vampires, ou des colloques “religieux” comme ceux sur le Messie
ou le Diable. Je regrette de n’être pas venue à
celui sur Elie Wiesel où il était présent en personne. Je
crois que je n’ai participé à aucun colloque politique. J’aurais pu. A
chaque colloque, outre l’intérêt intellectuel , se joignait le plaisir
des rencontres. Cerisy a failli jouer un rôle dans ma vie
professionnelle - j’ai rencontré Anne Clancier avec qui j’ai travaillé
ma thèse, des professeurs d’université qui m’ont appuyée pour
l’université - a joué un rôle certain dans ma vie amicale, et immense
dans ma vie intellectuelle. A chaque fois, j’avais l’impression de
faire le point sur le sujet, la question même si ce n’était pas
toujours forcément le cas.
La spécificité des rencontres de Cerisy pour moi, c’est que tout le
monde, équipe, intervenants, auditoire vit ensemble. Cela est sans prix
et permet les vraies rencontres. Cerisy n’est pas un phénomène purement
intellectuel , mais est aussi , comme on dirait maintenant (horrible
appellation ) un “lieu de vie”. On prend des repas ensemble, on va à la
mer ou découvrir abbayes et châteaux ensemble. Les rencontres sont
rarement anodines ou déplaisantes. Souvent le temps manque. On aimerait
en savoir plus, se revoir... C’est un lieu où une certaine “éthique”
existe . Du respect de soi et de l’autre, du respect
pour la vie de l’âme et de l’esprit. A notre époque, cela
est infiniment important. C’est un endroit où on pense.
Y a -t -il une évolution ? Je crois que oui. Au fil
des années, plus de vingt, j’ai trouvé qu’un certain “public”
disparaissait et qu’un autre le remplaçait peu à peu. Cerisy a
toujours été “la chose “ des universitaires, plus que celle des
écrivains eux-mêmes, contrairement à
Pontigny et quelques exceptions mises à part Ionesco, Elie Wiesel,
etc... Y venaient plus, me semble-t-il, des intellectuels purs,
critiques
littéraires, professeurs - ils ont toujours été nombreux
-. Des psychanalystes sont venus de plus en plus, non pas qu’ils ne
soient
pas des “intellectuels”. Cela reflète l’air du temps. Les petits
jeux intellectuels ont reculé. Le double colloque s’est multiplié
(deux colloques en parallèle). Mais dans l’ensemble et jusqu’à
présent, je pense que “l’esprit de Cerisy”, ce mélange
d’internationalisme, de passion pour les choses de l’esprit, cette
ouverture et cette honnêteté
intellectuelle, demeure. Cerisy est un îlot de civilisation dans un
monde dont les changements sont énormes, un îlot rassurant
. Jusqu’à quand ?
Jeanne CHAMPION
Intervention d'une décadente
résistance et qui s'en vante
Je crois bien
que je suis venue pour la première fois à Cerisy en 1982,
et ce séjour mémorable sur les conseils de la très
brillante Françoise Gaillard qui m'avait vanté les lieux
fréquentés par elle de longue date. Vu mon sinistre état
d'esprit à l'époque, elle m'avait conseillé le colloque
intitulé Le récit policier.
L'idée m'a plu, car de la police je connais les mœurs, autant
sinon mieux que les auteurs de romans policiers : ma sœur et moi en
avons
fait les frais, et pas sur le papier. En effet, mon oncle faisait
partie
de la police des mœurs dite La Mondaine, et mon père, de la
police judiciaire dite du Quai des Orfèvres.
J'ai donc suivi les
conseils de Françoise dont j'ignorais la trajectoire universitaire car
nous nous étions rencontrées et connues en territoire neutre, je
précise, non armé. Je me suis donc présentée certain soir du début du
mois d'août en la place. Vous me
croirez ou ne me croirez pas… il faisait un temps superbe ! La surprise
passée - le grandiose m'effraie car je suis née à
l'étroit de la pauvreté - j'ai osé m'aventurer dans
le parc. Les colloquants que j'y ai croisés, disons plutôt
"les mutants" français et étrangers ne m'en ont pas chassée.
En fait, cette décade marqua ma vie au sceau de l'inoubliable avec
tout ce que l'inoubliable représente. Dès cette année
mémorable dans ma destinée, Cerisy devint pour moi qui n'avait
somme tout rien à y faire, sinon à y écouter les spécialistes
qui venaient y analyser la littérature à laquelle il m'arrive
de m'essayer, ce qu'il convient d'appeler une drogue. Certains parmi
vous
la pratique sans la connaître. C'est une spécialité
maison. Elle s'appelle la cerisynomanie d'où découle la maladie
et le titre donné aux gens qui la pratique : les cerisynomaniaques.
Cette denrée n'est vendue nulle part ailleurs. Les propriétaires
des lieux en ont l'exclusivité. J'ai bien essayé de me la
procurer en dehors du Cotentin, mais mes tentatives se sont avérées
vaines. En conséquence, et sans avoir le cerveau planté dans
les mathématiques, un rapide calcul m'oblige à constater que
je sniffe de la poudre cerisienne depuis plus de vingt ans et cela avec
une fidélité qui finit par me poser question : pourquoi Cerisy-la-Salle
; et pas Arcachon où l'on m'offre un appartement pour l'été,
et pas la côte d'Azur où l'on m'attend depuis vingt ans. J'ai
prévenu mes amis ; s'ils meurent lors d'un colloque qu'ils ne comptent
pas sur moi. A la question : pourquoi moi qui ai horreur de me déplacer
je viens là et refuse d'aller ailleurs ? Je n'ai jamais trouvé
de réponse.
En vérité, je
crois que je suis hantée, d'abord par ce titre auquel je n'étais pas
promise : Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Pour une
ancienne cul-terreuse Franc-Comtoise, c'est beaucoup. Ensuite par les
lieux auxquels il me semble appartenir le temps d'un séjour même court.
Ensuite par les gens qui dirigent l'établissement, une multinationale
de cerveaux pensants. Il est vrai, j'ai connu ici des penseurs, des
universitaires, des professeurs français et étrangers, des ingénieurs
de la langue, en somme le haut du panier auquel mon adolescence en
usine ne m'avait pas préparée. J'y ai entendu des conférences
magistrales, d'autres médiocres, des discussions autour des tables, des
points de vue diaboliques, des compliments entre confrères, des
critiques entre ennemis des confrères, des soirées exceptionnelles dans
la cave. J'ai connu également l'ennui des conférences trop longues,
mais aussi l'exaltation que procure le savoir d'autrui lorsqu'il nous
rend intelligent. Le pont suspendu à l'avant du navire, pont sur lequel
se croisent des centaines et des centaines de personnes aux
réussites plus ou moins spectaculaires, la bibliothèque où
le plafond, lorsqu'on sait le regarder assez longtemps, devient
hypnotique,
l'estrade contre laquelle on trébuche, les micros qui marchent ou
tombent en panne au milieu d'une phrase trop belle pour ne pas se
heurter
à un accident sont gravés dans ma mémoire, de même
certains visages, selon les sujets abordés et les événements politiques
qui bouleversent le monde, américains, canadiens, australiens,
asiatiques, africains, européens…eux, du moins peuvent venir et
repartir à pieds !
Cerisy est un lieu
magique. Sa géographie l'est également ; je suis d'ailleurs étonnée que
Bunuel n'ait pas eu l'idée de venir y tourner un film. Bien qu'ouvert
au monde, il est replié entre ses arbres, sa colline, ses prés, sa
route gravillonnée. Certains qui viennent ici n'en sortent jamais, mais
les propriétaires se gardent
bien de nous prévenir de crainte de nous effrayer. D'autres plus
frileux s'enfuient très vite. Je me souviens qu'au début, je
suivais davantage le cours des marées que les conférences, plus
maintenant où je sais que c'est ici que les choses se passent et pas
ailleurs. Peu à peu, - c'est mon cas - on finit par comprendre que
c'est ici, dans ces lieux enchantés que les choses se passent et qu'il
est inutile d'aller les chercher, voire les perdre ailleurs. C'est
ainsi qu'après avoir boudé les colloques durant une dizaine d'années au
nom du bronzage que les blancs ne savent pas préserver au-delà de
quelques semaines, je ne quitte plus l'enclos de crainte de ne pas
retrouver mon chemin dans ce conte pour adultes savants, sauf pour
aller me reposer, car j'ai un cerveau étroit.
En résumé et pour
finir, je voudrais dire un mot sur les personnes qui vivent en ce
château où se jouent et se déjouent, s'emmêlent et se démêlent, la
littérature, la géographie, l'histoire, la psychanalyse, la sociologie,
la philosophie, l'ethnologie, la sémantique, et si Dieu prête vie à la
planète, demain, après-demain l'informatique apocalyptique, la
prospection, les sciences en abîme, le cellulaire en enfer.
Il y a d'abord les
propriétaires auxquels je veux rendre hommage ; ils auraient pu
transformer ce patrimoine en Sicav, ce qui leur aurait valu bien des
soucis,
ou en faire un hôtel de passe pour milliardaires, ou bien encore
une maison de retraite pour les officiers allemands de la dernière
guerre qui n'ont jamais oublié le délicieux séjour qu'ils ont fait en
la place. Au lieu de cela, les propriétaires en question ont préféré
léguer cet héritage au champ d'honneur de la pensée, à la tolérance,
aux idées, à la recherche. Catherine Peyrou, Edith Heurgon, leur frère
disparu pourraient s'appeler Catherine Fidélité, Edith Relais, sœurs
courages. A côté d'eux, la famille de Gandillac, Maurice, le doigt
pointé contre l'erreur et la faillite du savoir, sa fille Catherine
soucieuse du bien être de chacun, Philippe, le directeur du secrétariat
qui, parce qu'il a peur d'être invisible ne se vêt que de noir ; ainsi
est-il sûr de son opacité… enfin Jean-Pierre Colle qui a si longtemps
rempli les lieux de son élégance vestimentaire et de son langage
châtié, sans oublier Jacques Peyrou dont je n'ose évoquer les soucis et
la somme de travail que représente cette industrie familiale.
Ce premier groupe
mis en scène, je veux rendre également hommage au personnel
de Cerisy, aux rires dans la cuisine, aux récriminations dans les
couloirs où l'on a pris du retard, à la cuisinière
et à ses aides, aux plats que l'on passe entre des phrases, aux
sourires
trop souvent méconnus par l'indifférence de ceux qui parlent et parlent
et parlent, aux bras tendus, à la tête penchée, à la gentillesse
toujours prête à se rendre, et plus loin et non sans une pointe de
sarcasme, aux animaux des grands zoos universitaires internationaux qui
s'installent devant leurs feuilles remplies de caractères d'imprimerie
sans jeter un coup d'œil au décor de leur chambre, ni à la rose posée
dans le vase, ni à la gravure accrochée au mur. A toutes et à tous, aux
conférenciers et conférencières de tout acabit et de tout poil, aux
passionnés, aux ambitieux menés par l'idée de carrière, aux coléreux,
aux tolérants, aux désabusés, aux enthousiastes, aux épileptiques de la
critique, aux paranoïaques de l'intervention, aux forcenés de la
résistance, aux mercenaires du pouvoir, j'adresse mes remerciements et
souhaite longue vie à leurs qualités, car le futur a besoin d'eux et de
leurs outils, fussent-ils impurs. La perfection les attend au cimetière
où ils retrouveront les habits sous lesquels ils se sont cachés ou mis
en valeur.
Alain CHAREYRE-MÉJEAN
Paris, le 16 février 2002
Chère Edith Heurgon,
J’ai participé à cinq ou six décades au cours des quinze dernières
années, si ma mémoire est bonne. J’ai senti chez mes amis le plaisir de
me faire découvrir le château, dans les années 80, puis j’ai éprouvé
moi-même celui de le faire découvrir à d’autres. Cerisy est comme un
bâton que l’on passe, un symbole à la lettre de l’immersion dans la vie
intellectuelle qu’il contribue à orienter et à nourrir au fur et à
mesure. Le Centre est la bonne auberge au bord de la route de la
pensée. Elle se déplace avec elle et les soirs d’étapes sont des
moments de fête parce que la journée a été bonne. La journée est
toujours bonne dès lors qu’on voit - parfois au cœur de l’été - des
femmes et des hommes oublier le Club de Vacances pour l’agrément de
partager l’exercice du jugement.
A Cerisy on peur prendre - éventuellement perdre - son temps. C’est
l’école buissonnière où on mime l’école idéale, et où l’on prend pour
cela de bonnes habitudes,
en tout cas l’habitude du libre et patient usage de la pensée.
Evidemment, la conversation continuée autour de la table aide :
qui ne sait pas manger et boire ne sait pas penser. Comme on entend,
dans
le bourdonnement du banquet, tout et le contraire, on apprend à
avoir les idées larges...
Un amical bonjour à chacun, longue vie au Centre culturel
et à un de ces jours au château.
Marjorie CHIBNALL
Chères amies,
J’ai visité Cerisy pour la première fois à titre d’intervenant en 1966,
quand j’avais cinquante ans, pour une décade sur les Normands en
Angleterre. Parmi les autres intervenants furent Robert Maréchal,
Raymonde Foreville, Michel de Bouard, Dominica Legge, Paul Zumthor et
Eric Carlson.
J’y suis revenue presque trente ans plus tard, pour la série des
colloques organisés par Pierre Bouet sur la Normandie médiévale
en 1992, 1993, 1996 et 1999, à titre d’intervenant, et en 1994 comme
auditeur.
Cerisy a joué un rôle important dans ma vie intellectuelle,
professionnelle et amicale. Le Centre offre la possibilité de passer
plusieurs jours dans un cadre beau et accueillant ; de former des
nouvelles amitiés et d'en renouveler des anciennes ; de discuter des
questions pendant les conférences et aussi en se promenant dans le
parc. Un des avantages des colloques de Cerisy est que tout se passe
sous le même toit (comme, par exemple, aux colloques de Battle en
Angleterre), l’esprit est tranquille et les discussions (même les
controverses) sont amicales.
C’est difficile pour quelqu’un qui n’a jamais pu assister à
une décade de Pontigny d’indiquer des modifications dans l’atmosphère
des rencontres. Si je prends pour point de départ les mots de
Hélène Tuzet qui affirmait qu'’une décade “ était
à la fois une œuvre d’art et la recherche d’une vérité
”, et qu’il y avait dans son esprit “ les différents moments : une
exposition, une progression… un dénouement ”, on doit signaler
un changement important même en 1966. La décade à
laquelle j’ai participé durait dix jours, comme auparavant, mais la
plupart des intervenants y venaient pour quatre ou cinq jours
seulement.
Comme toujours on cherchait la vérité, mais l’esprit de
drame classique avait disparu. Déjà les décades étaient
en train de devenir des colloques académiques. Cependant, pour
les individus, les échanges intellectuels et amicaux continuaient
d’être possibles, surtout pendant les promenades le soir dans le
beau parc.
Les colloques d’aujourd’hui ont changé un peu d’organisation ; par
exemple il y a presque toujours une visite à quelques monuments
historiques du voisinage, et assez souvent il y a des conférences le
soir, après le dîner. La durée des colloques peut être de quatre ou
cinq jours seulement, et l’esprit est plus académique, mais quelques
aspects des réunions n’ont pas changé. Les participants sont toujours
des invités privilégiés à participer à la vie d’un centre familial,
intellectuel et
international. Les échanges d’idées ont une grande valeur ;
la recherche de la vérité est toujours passionnante. Et une
coutume charmante et symbolique n’a pas changé: chaque invité en
arrivant trouve dans sa chambre une belle rose, comme en 1966 et
probablement beaucoup plus tôt.
En vous remerciant de tout cœur pour les jours très heureux que j’ai
passé à Cerisy, je vous adresse mes amicales salutations.
Bente CHRISTENSEN
CERISY DANS MON COEUR
Je suis arrivée à Cerisy-la-Salle pour la première fois
en 1973 au colloque Butor : je venais
de finir une thèse sur Mobile à l’Université
d’Oslo. J’ai trouvé un lieu de rêve pour la jeune étudiante que j’étais
- une nature calme et accueillante, un château un peu magique, un
discours stimulant, des gens intéressants et une bonne table. Comme je
travaillais à l’époque sur le Nouveau Roman, je suis revenue les deux
années suivantes pour les colloques Simon et Robbe-Grillet.
Depuis, j’ai participé à une vingtaine de colloques, si
je ne me trompe. Toujours en tant qu’auditrice, ce qui ne veut pas dire
que j’ai été passive. J’ai pris part aux discussions, là où j’ai senti
que j’avais quelque chose à dire - et j’ai énormément appris.
Les colloques dont je me souviens le mieux - excepté les colloques sur
le Nouveau Roman - sont les colloques sur le roman
policier, où les participants composaient des “polars” eux-mêmes,
le colloque sur la parodie, avec tous ces canadiens
francophones et leur humour, Le Moyen Age avec Jacques le
Goff, où l’on regardait les films Monty Python, et le colloque Cendrars,
où l’on arrangeait même un bal masqué dans la cave. Sans oublier
d’évoquer les colloques Vian, Ricoeur, Derrida et tant
d’autres...
Mais je crois que ce qui m’a le plus marqué, c’est la rencontre avec
Jean Ricardou et ses théories sur le texte. D’abord aux colloques sur
le Nouveau Roman, puis dans plusieurs ateliers sur le texte et
la textique. Ricardou m’a appris à lire avec un oeil
critique, à m’approcher de la littérature et des textes en général
d’une manière vigilante. Je considère sa recherche sur la textique
comme un des projets les plus intéressants dans les sciences humaines
en France aujourd’hui.
La spécificité de Cerisy, outre le profil intellectuel, la beauté du
lieu et le bon goût de l’aménagement - qui, je dois le dire, offre
d’année en année des améliorations et des embellissements -, c’est très
certainement le sentiment d’être en famille. Les propriétaires et
organisateurs font preuve d’une telle gentillesse et d’une telle
patience avec les participants de pays et de cultures différents, qu’on
se sent vraiment chez soi ! Et le personnel veille à nos besoins,
souriant et imperturbable. Sans oublier ces repas succulents, qu’on
savoure tous ensemble, où des amitiés se créent, où l’on peut
approfondir les discussions
des séances, ou bavarder de nos enfants et même de nos chats.
A propos des enfants, pour ma part, j’ai amené ma fille Boël, quand
elle était petite, plusieurs fois à Cerisy ; pendant les séances, elle
a été gardée au village par Chantal, fille de la légendaire cuisinière
Cécile. De cette façon, je sens que nous avons noué des relations
multiples avec les habitants du village et du château, nous avons fait
des rencontres culturelles au sens large. Ma fille est maintenant une
jeune
étudiante en Histoire de l’Art ; qui sait si elle ne prendra pas
ma relève pour continuer la tradition cerisienne...
Sylvestre CLANCIER
Cerisy, mon témoignage
Janvier 2002
Cerisy a d'abord été pour moi un lieu d'amitiés et d'engagements au
temps de mon adolescence. J'y suis venu une première fois en 1960, à
l'âge de quatorze ans, je venais de terminer ma classe de seconde au
Lycée Jean-Baptiste Say à Paris. C'était à l'occasion du colloque
consacré à l'œuvre de Raymond Queneau. Georges-Emmanuel, mon
père, et Jean Lescure l'un de ses grands amis, une sorte d'oncle pour
moi, car nous passions nos vacances ensemble à l'île de Ré, en étaient
les animateurs.
Aller à Cerisy, dans ces années 60, j'y revins, en
effet, plusieurs fois, à nouveau en 62, pour un colloque consacré à l'Artetla
psychanalyse, il y avait là André Frénaud, Eugène Guillevic,
Pierre Luquet, puis en 65, 66, 67 et 68, - c'était y retrouver les amis
de la famille Clancier, des romanciers, des psychanalystes, mais
surtout des poètes et en découvrir d'autres. J'apprenais ainsi à mieux
connaître ceux qui m'étaient déjà familiers, outre ceux que j'ai déjà
cités, il y eut Jacques Duchateau qui, dès la parution de mes premiers
textes, allait m'interroger sur France Culture, mais aussi l'étonnant
et
merveilleux Jean Follain ; je faisais également la connaissance
de poètes et d'écrivains que je n'aurais sans doute pas connus, aussi
jeune, car ils ne faisaient pas partie du cercle des proches amis de
mes parents, je pense à Pierre Albert-Birot, à René Passeron dont je
deviendrai plus tard l'éditeur, à Alain Jouffroy
qui exalta, par son incandescence même, ce feu sacré pour
la poésie qui brûlait déjà en moi.
Cerisy, ce fut aussi pour moi l'occasion d'amitiés nouvelles avec de
jeunes artistes, peintres, historiens ou écrivains en herbe de ma
génération, comme l'étaient, à cette époque, Anne-Marie Terracini,
Jean-Michel Taillefer ou Dominique Noguez. Pendant l'année
universitaire, je retrouvais régulièrement ces derniers, alors que,
jeune khâgneux à Henri IV, il m'était facile de retrouver au restaurant
de la rue Saint-Jacques, chez Perraudin "cuisine bourgeoise", ces deux
jeunes normaliens qui étaient en quelque sorte mes voisins, comme moi
très friands de Mont Blanc
et de discussions vives et bien arrosées. Ces réunions s'inscrivaient
dans la continuité toute naturelle de nos soirées de débats animés,
mais surtout de danses, de ping pong et de belles descentes du
vieux calva du Château dont notre amie Edith Heurgon, la plus jeune des
filles d'Anne Heurgon-Desjardins, connaissait la cachette et nous
abreuvait généreusement en compagnie de Catherine, l'une des filles de
Maurice de Gandillac que j'avais connu comme professeur et examinateur
de philosophie, à la Sorbonne, pour mon certificat d'histoire de la
philosophie. Quand je retrouvais ce dernier aux décades de Cerisy, nous
étions devenus presque des familiers.
Cerisy, en ce sens, faisait beaucoup pour abolir ou atténuer fortement
les distances qui peuvent exister parfois entre les gens de Lettres du
fait simplement qu'ils appartiennent à des générations différentes.
Combien de fois suis-je venu à Cerisy, à quel âge, à
quel titre ?
Je suis donc venu cinq ou six fois à Cerisy dans cette
période des premiers engagements, quand j'avais entre 14 et 22 ans,
entre 1960 et 1968. Ce fut pour moi une période féconde, riche et
chaleureuse, une période d'enthousiasmes et de rencontres marquantes
dont je garde un excellent souvenir.
Ainsi, le fait que j'ai fréquenté Cerisy et la famille Heurgon très
tôt, m'avait tout naturellement rapproché de Marc Heurgon, en 61-62,
lorsque je militais au Front Lycéen
antifasciste, contre la guerre en Algérie, aux côtés
de mes amis étudiants du même mouvement. Je me suis rendu souvent
chez lui, rue de Boulainvilliers, dans la cité privée où les Heurgon
avaient leur maison, alors que je militais au sein des jeunesses du PSU
et faisais partie des G.A.R. que Marc animait à Paris, où, la nuit,
nous allions placarder des affiches et des autocollants pour dire la
nécessaire résistance qu'il importait d'opposer aux plasticages de
l'OAS.
Quand je venais à Cerisy, pendant toute cette première période, j'étais
auditeur. J'intervenais bien sûr, dans le cadre des débats qui
faisaient suite aux conférences, aussi souvent que les thèmes
m'inspiraient et que les sujets traités m'étaient familiers. C'est
certainement le colloque consacré en 67 au Surréalisme qui est
pour moi le moment le plus marquant de cette époque, tant les passions
étaient vives et les affrontements réels (la bande à Schuster aurait
même "cassé la gueule" à Passeron si nous, les jeunes, n'étions pas
intervenus, c'est dire jusqu'où sur de tels
sujets (la personne de Breton par exemple) certains étaient prêts
à aller.
Je suis revenu plus récemment à Cerisy, à chaque fois en tant
qu'intervenant, en 1998 pour le Roman d'apprentissage, en 1999
pour le colloque Henri Michaux, en 2000 pour le colloque Desnos
et en 2001 pour le colloque consacré à Georges-Emmanuel Clancier.
Quelles spécificités présentent les rencontres de Cerisy
par rapport à d'autres manifestations auxquelles j'ai pris ou je prends
part ?
L'exemple que je viens de donner, quand je parlais des
passions qui se déchaînèrent lors du colloque sur le
Surréalisme, est déjà une première réponse. Mais, sans qu'il soit
justifié d'aller jusqu'à de telles extrémités, ce qui de mon point
de vue a toujours compté pour les intervenants, comme pour les
auditeurs à Cerisy, c'est l'authenticité, la sincérité
et la qualité des témoignages et des réflexions.
Ai-je perçu, à ce propos, des modifications au fil du
temps dans l'organisation et dans l'atmosphère des rencontres ?
Il me semble qu'il y a une trentaine d'années, chaque
colloque de Cerisy rassemblait vraiment pendant une réelle décade des
femmes et des hommes de toutes les générations (il y avait de grands
anciens, mais aussi des très jeunes) passionnés par et pour le sujet
abordé. On oubliait davantage qu'aujourd'hui qui était qui (par exemple
la césure entre universitaires et non universitaires ne se ressentait
pas comme aujourd'hui). C'est un
peu comme si on était passé de l'ère artisanal des colloques, où le
plaisir et la gratuité (on n'y participait que pour
le plaisir, sans chercher à en tirer le moindre profit sur le plan
d'une carrière) régnaient, à une ère plus industrielle qui n'exclut pas
un certain souci de la rentabilité pour les uns
comme pour les autres. Peut-être est-ce du au fait qu'il y a
aujourd'hui, me semble-t-il, plus de participants universitaires et de
simples curieux, que d'artistes, d'amateurs éclairés et de dilettantes.
Béatrice
COMPAIN-GOUHIER
Je suis venue de nombreuses fois à Cerisy après être allée à Royaumont,
participante au foyer, puis auditrice, je suis venue également pour
rendre service en assurant l’enregistrement de plusieurs décades ou
colloques.
La première fois j’étais encore étudiante. J’avais été conquise par la
beauté du lieu, l’accueil exceptionnel que réservait Anne
Heurgon-Desjardins à ceux qu’elle recevait. Une partie de l’été était
alors consacré au "foyer ", études, repos, rencontres, promenades. Pour
donner une idée de l’atmosphère qui régnait alors, je peux dire que la
première fois que je suis venue, Catherine et Edith étaient venues en
char à bancs m’attendre à la gare… La ferme existait alors et Edith y
prenait une part active. Dans la plupart des chambres il n’y avait pas
l’eau, mais pour le dîner, il fallait « s’habiller». Madame Heurgon
plaçait ses hôtes (ceci dans la pièce qui,
par la suite, est devenue le secrétariat), ce qui n’empêchait pas
Edith, à cheval sur son ânesse, de venir faire le tour de cette noble
table ! Avec Edith encore, j’appris à jouer au ping-pong au grenier !
Et, à l’heure du café qui se prenait déjà devant le château, je la
regardais, admirative, traversant le pré au galop, montée sur un cheval
blanc, et ce cheval n’avait ni selle, ni harnais, ni étrier...
Il y avait déjà quelques décades à l’image de celles de Pontigny.
Madame Heurgon désirait que les participants soient présents durant la
totalité de la décade.
Elle attachait beaucoup d’importance aux rencontres, je crois ; elle
essayait que Cerisy provoque des rencontres entre gens qui n’avaient eu
ni l’occasion ni le désir de se connaître. C’est, il me semble, cette
idée qui fût à l’origine de la décade d’août
1955 où furent présents Martin Heidegger, Gabriel
Marcel, Lucien Goldmann… Faire se rencontrer Heidegger et Gabriel
Marcel
avait été le projet d’Anne Heurgon. Et la magie de Cerisy
avait opéré...
Je crois que l’on ne pouvait trouver pareille ambiance nulle part
ailleurs. Et, pendant tout ce temps, Madame Heurgon créait Cerisy,
aménageait les chambres existantes, en composait de nouvelles, donnait
vie aux annexes - Orangerie, Escures, Maison de l’Etang - et les
faisait découvrir d’une année sur l’autre. Les bibliothèques n’étaient
pas fermées, nous en profitions largement quand Catherine et moi
n’étions pas chargées de recouvrir les livres avec du papier cristal !
Le temps a passé ; Madame Heurgon n’est plus là… Catherine et Edith
font maintenant vivre Cerisy : elles savent donner à l’œuvre de leur
grand-père et de leur mère sa part d’éternité tout en sachant la faire
évoluer avec le temps et les exigences actuelles.
Il est vrai que la participation à la totalité d’un colloque n’est plus
aussi constante et sans doute, peut-on le regretter, les participants
n’ont guère le temps de tous se connaître...
Il est certain que Cerisy et auparavant Royaumont, cela fut, pour moi
et sûrement pour tous, quelque chose d’important. Ces rencontres ont
été et restent, bien sûr, un enrichissement : la réflexion sur de
nombreux sujets, la rencontre de personnalités exceptionnelles,
l’Amitié, évidemment.
Comparer Cerisy à d’autres manifestations, comment faire ? Il me semble
impossible de comparer des rencontres qui sont trop différentes. Cerisy
a sa spécificité, son originalité. Madame Heurgon recevait chez elle et
ses filles cherchent à maintenir ce plaisir que l’on a à être reçu.
J’ai essayé bien maladroitement d’apporter un témoignage ; au-delà de
l’écriture, je voudrais dire mon admiration et ma reconnaissance.
Danièle CORRE
Le 25 janvier 2002
Chères amies de Cerisy,
Que l’histoire de Cerisy continue son admirable chemin grâce à vous et
que ce cinquantenaire soit la fête digne de la longue passion des
idées, des mots et des êtres que l’on aime tant partager avec vous !
Votre questionnaire a fait surgir chez moi un véritable continent. Je
ne sais toujours pas en quelle suite l'aborder. J’ai aussi pensé que
des voix plus autorisées que la mienne sauraient mieux vous dire le
rôle capital joué par Cerisy. C’était oublier
l’attention de toute votre équipe à chacun, aux obscurs
et aux sans grade, qui sont venus un jour par hasard et qui ont été
happés, aimantés pour toujours - maintenant j’en suis certaine
- qui y ont assemblé des forces pour des années entières, qui y sont
devenus aériens (c’est ainsi que j’ai oublié que mes pieds devaient
suivre l’escalier… l’entorse qu’on y soigna ensuite
est maintenant un si beau souvenir d’échanges, d’affectueuses
attentions, que je me demande si je ne vais pas renouveler l'expérience
dans
les 50 nouvelles années…).
Nous sommes venus, mon mari et moi, pour la première fois
au colloque Tournier (je ne cherche pas la date, sinon la
lettre ne partira pas encore…). Ce fut un véritable coup de foudre pour
ce lieu, pour la qualité des interventions, des échanges, pour les
êtres rencontrés. Notre soif intellectuelle était d’un coup étanchée
pour cette année-là, de la façon la plus merveilleuse qui soit puisque
les discussions se poursuivaient à table, au café, dans la liberté de
chacun… Des amitiés vraies, profondes, sont nées dès ce premier
colloque. Internet aujourd’hui rapproche les amis de Cerisy. Sao Paulo,
Genève… restent en ligne.
Nous sommes revenus, presque chaque année ensuite, pour notre
émerveillement, jusqu’au moment où mon mari fut victime
d’un accident cardio-vasculaire et sombra dans le coma. Après sa
mort, en 1998, je me croyais perdue pour Cerisy, pour l’effervescence
joyeuse qu’on appréciait tant, pour ce lieu devenu le nôtre.
Anne Clancier était là avec ses phrases percutantes : “ C’est
comme pour un accident de voiture, il faut reconduire tout de suite !
”.
J’étais donc de retour pour le Roman d’Apprentissage,
avec tous les souvenirs qui me montaient aux yeux. Mais l’extrême
gentillesse de tous, la vôtre, celle des participants, détournèrent mes
larmes et Cerisy me remit sur le chemin de la vie. Amitiés nouvelles,
amitiés authentiques car l’échange y est toujours vrai,
dense, profond. Je ne sais comment s’opère la magie qui crée
ainsi une sorte de famille où l’on a l’impression de s’être
tous vu grandir. Je ne résiste pas au désir de vous recopier
un de mes poèmes écrit chez vous :
Entre prairie et muraille
une halte pour chacun
un monde que l’on rassemble
sans en cacher les pièces
qu’on ne savait pas mêlées
en ce lieu
on rit des cases noires
dont on craint les trappes
du bon tour joué au temps
en traversant les mythes
et de se reconnaître
sans s’être jamais vu.
Fin Juillet 2000
G. E. Clancier m’a demandé d’intervenir lors du colloque qui lui était
consacré et moi, de tomber des nues dans l’épouvante, à l’idée de
parler à ce bureau où s’étaient exprimés tant de voix passionnantes !
Ouf ! C’est passé. Ce fut un colloque magique !
La supériorité des colloques de Cerisy sur les autres est sans aucun
doute leur dimension d’humanité. La vie intellectuelle s’incarne à
Cerisy, elle se double d’une vie relationnelle, affective, de même
qualité, et l’on se sent, chez vous, fier d’être vivant, unique,
multiple. Ma seule crainte dans “ les modifications sensibles au fil du
temps ” concerne ce dernier point : de plus en plus souvent, les
intervenants sont de passages. Une parole est donnée, brillante sans
doute, mais sans cette vibration d’existence qui en fait tout le prix...
Ma réponse à votre questionnaire est sans doute désordonnée, mais vous
saurez y lire mon attachement et ma reconnaissance. Sans Cerisy, je ne
serais pas ce que je suis aujourd’hui, à apprécier la vie dans toutes
ses richesses.
J’ai hâte de vous revoir et je vous embrasse.
Janine CRUBILÉ
Quel rôle a joué Cerisy… ?
Dans ma vie professionnelle, aucun. Je venais tout juste de prendre ma
retraite quand je suis venue pour la première fois, en 1991.
Dans ma vie intellectuelle, une ouverture sur des domaines qui
m’intéressaient, mais auxquels je ne consacrais que peu d’attention,
faute de temps. Cela a été aussi une manière de rompre avec les
contraintes intellectuelles qu’imposait mon activité professionnelle,
un “ décrassage ” en quelque sorte.
Dans ma vie amicale, quelques rencontres qui se sont prolongées en
dehors de Cerisy, et le plaisir de retrouver, d’un colloque à l’autre,
des visages connus : participants, mais aussi les responsables et toute
l’équipe du CCIC.
Combien de fois…, à quel âge, à
quel titre… ?
Douze fois, chaque année depuis 1991 (deux fois en 1993).
J’avais 60 ans la première fois. Toujours à titre d’auditeur.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) par rapport
à d’autres manifestations ?
Le caractère particulier de Cerisy résulte d’une alchimie faite d’un
lieu original et ayant une histoire, un climat à la fois familial et de
bonne tenue, et le mélange de populations tant en ce qui concerne la
provenance géographique et intellectuelle que
l’âge.
Sa faiblesse serait de rompre cet équilibre pour des raisons de
rentabilité et d’efficacité et de transformer le CCIC en une banale
activité d’organisation de colloques impersonnelle.
Avez-vous perçu des modifications… ?
Deux risques de dérives sont à craindre :
La tentation de programmer plusieurs colloques en même temps, compte
tenu de la difficulté à évaluer le nombre d’inscriptions à venir, ce
qui conduit en cas de succès de deux colloques, à une surcharge et un
inconfort certain.
La place trop grande, me semble-t-il ; donnée à des petits groupes
d’universitaires dont les interventions ne sont qu’une suite
de discours destinés à eux-mêmes où à leurs disciplines présentes, et
dont la principale préoccupation est la publication de leurs
communications. Plus riches sont les colloques faisant appel à des
intervenants de formation et de disciplines diverses dont les
communications croisées sont un enrichissement pour tous.
Il semble par ailleurs que la tendance pour certains intervenants est
de ne rester que le minimum de temps ; les échanges tout au long du
colloque s’en trouvent appauvris et les conclusions inexistantes.
Pardonnez-moi la franchise de mes propos que je m’autorise précisément
parce que je suis très attachée à Cerisy dont l’originalité m’a
séduite. Je suis loin cependant de méconnaître les difficultés de tous
ordres et les impératifs de gestion
auxquels sont confrontées les responsables du Centre culturel pour
lesquelles la conduite de cette entreprise demande un énorme
investissement personnel qui force l’estime.
Madeleine CSÉCSY-SOMJEN
Pour le centenaire de Cerisy
Budapest, février 2002
Je suis venue pour la première fois à Cerisy en septembre 1956, à l'âge
de trente-cinq ans. Le Centre était fermé
en raison du mariage de Catherine, mais Madame Heurgon a bien voulu me
recevoir quand-même. Elle n'y était plus que la Châtelaine,
avec sa fille Édith, de quinze ans, et Madame de Gandillac, avec
ses deux filles Catherine et Anne. Ambiance familiale. Dès le premier
instant, j'ai été enchantée de tout. On m'a attribué une très jolie
chambre, dans le château même, avec une cheminée. J'ai travaillé à ma
thèse, un sujet de littérature française du XVIe siècle, qui devait
peser sur une grande partie de ma vie - mais dans l'après-midi,
je faisais de grandes promenades de découvertes dans les environs,
jusqu'à l'heure du thé. Quelques promenades à bicyclette
aussi, avec Catherine et Anne, dans les villages d'alentour. Un jour,
fatiguée par le travail intellectuel, j'ai pris un crayon et du papier
à
dessin, et j'ai fait quelques croquis des endroits que j'aimais : la
"ferme"
avec ses jolies voûtes romanes, vue de la terrasse d'en haut, puis
le château lui-même, de devant et de derrière, et surtout
"les Escures", avec ce charmant toit en forme d'oignon. J'ai fait un
dessin
de ma chambre aussi, puis une aquarelle du château. J'ai conservé
tous ces dessins - j'espère que mes héritiers ne les jetteront
pas tous. C'était donc en septembre 1956. Avec une vue rétrospective,
je devrais dire que c'était quelques semaines avant l'Insurrection de
Budapest, en octobre 1956. Mais cela, nous ne pouvions le savoir.
Je suis retournée à Cerisy l'année d'après, en 1957, et de nombreuses
fois encore, au cours du demi-siècle écoulé. Combien de fois exactement
? Il faudrait que j'épluche les cahiers de mon journal, pour le dire.
Mais, disons, une dizaine ou une douzaine de fois, peut-être même un
peu plus. J'ai affectionné surtout les périodes dites de "Foyer", dans
les intervalles des "décades", où l'on pouvait travailler, tout en
profitant de la compagnie,
et pour ma part j'ai bien regretté par la suite le changement intervenu
après la mort de Madame Heurgon quand les colloques se mirent à se
succéder sans intervalles...
Parmi les colloques - ci-devant Décades - auxquels j'ai assisté, à
titre d'auditeur seulement, mais en prenant la parole quelquefois, j'ai
gardé un souvenir très particulier de celui qui pourtant était le moins
dans la "ligne" de Cerisy : celui, en 1966, organisé à l'occasion du
900ème anniversaire de la bataille de Hastings, en 1066. C'est là que,
lors de notre visite à Bayeux, j'ai eu la révélation de la dite
Tapisserie, la "Telle du Conquest", par les commentaires remarquables
de Madame le Conservateur qui nous guidait. La proximité des plages du
Débarquement que nous visitions par la suite, et surtout l'inscription
à l'entrée du Cimetière Militaire Anglais : Nos a Guglielmo victi
victoris patriam liberavimus
m'a inspiré, sur le thème des Deux débarquements, en sens opposé, un
article qui, rendant compte du Colloque de Cerisy, a paru dans
"Irodalmi Ujsag", la Gazette Littéraire Hongroise,
éditée alors à Paris.
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
Un rôle très considérable. Mais - oserais-je l'avouer -
moins par les colloques eux-mêmes, dont quelques-uns pourtant m'ont
beaucoup apporté, comme l'Archéologie du signe, quelle année ?,
ou le colloque Spinoza, en 1982 dont j'ai conservé les notes,
moins, donc, par les conférences entendues lors des colloques, que par
les contacts humains qu'ils rendaient possibles.
Étrangère dans un pays réputé par le
manque d'hospitalité de ses ressortissants, "la France est
hospitalière, les Français sont inhospitaliers" ai-je entendu une fois
cette excellente distinction, étrangère sans liens familiaux et
sociaux,
je n'avais pratiquement l'occasion de rencontrer des gens intéressants
qu'à Royaumont et à Cerisy. Des "gens intéressants" disais-je. Car je
tiens à nuancer aussitôt ma phrase trop abrupte ci-dessus : j'ai noué,
en effet, de solides amitiés pendant les quarante années que j'ai
passées en France, mais ce n'était pas à proprement parler dans les
milieux intellectuels. Cela serait un autre sujet.
J'ai donc apprécié au plus haut point les conversations à table, midi
et soir, ou autour du café devant le château, ou encore les
commentaires de Monsieur de Gandillac qui - heureusement - est resté
l'éminence grise du Centre, et qui m'a honorée de sa sympathie. Parmi
les personnalités du monde littéraire que j'ai rencontrées à Cerisy, je
garde une place privilégiée à Eugène Ionesco qui, lui aussi, m'a
témoigné de l'amitié, sans doute aussi à cause de notre arrière-fond
commun en Europe Centro-Orientale. Mais toutes ces rencontres, toutes
ces conversations stimulantes étaient strictement limitées,
circonscrites à Cerisy - sans aucun prolongement dans la vie à Paris.
Une seule exception : Cecily Mackworth, marquise de Chabannes-La
Palice, qui, en 1957, était venue en voisine, de son fief près de
Lisieux, et qui est devenue une grande amie. Une femme de Lettres -
anglaise. Il est vrai que nous avions des connaissances communes dans
l'émigration hongroise de gauche.
Je ne voudrais pas oublier d'évoquer, même si cela ne figure pas dans
les quatre questions posées, mes promenades dans les environs. J'avais
même projeté de rédiger un
"Petit guide du promeneur aux alentours du Château de Cerisy" à
l'intention d'autres amateurs de la nature. Mais cela est resté
parmi les projets non réalisés de ma vie. Un mot de reconnaissance,
enfin, pour l'accueil reçu par mes deux chiennes successives, Diane,
le berger belge aux yeux couleurs de miel, amie d'Alcibiade, le chien
de Jean-Pierre Colle, tous deux admis, grâce à Madame de
Gandillac, au salon de l'étage, après dîner, pour
les jeux de société - puis la petite Dolly qui m'a accompagnée en 1989
quand nous logions dans la plus belle chambre de l'Orangerie.
Quelles spécificités par rapport à d'autres
manifestations ?
Question difficile. Mais je pense que c'est peut-être le cadre unique,
un château monument historique avec, à l'intérieur, des chambres
confortables décorées avec tant de soins, ayant chacune un cachet
particulier, puis le parc, et - last not least - une
cuisine très soignée. Les plaisirs du palais ajoutés
aux plaisirs intellectuels.
Modifications : oui, comme j'y ai déjà fait
allusion, le rythme tout à fait industriel des colloques, sans la
moindre "plage" de Foyer. Au début, il y en avait trois par été, cette
année il y en aura 19, si j'ai bien compté. Il y
a sans doute d'autres modifications aussi, mais puisque je ne suis pas
retourné à Cerisy depuis 1994, je ne puis me prononcer.
Voilà. Il me reste à vous souhaiter une très belle commémoration du
Cinquantenaire - puis de nombreuses décennies d'activité, au profit des
générations montantes.
Catherine
DEFIGIER-MALBRANT
Le 23 avril 2002
Chère Edith, chère Catherine,
Les rencontres de Cerisy ont joué à bien des titres
un rôle déterminant dans ma vie personnelle et ont été une révélation
éblouissante à des moments clefs de mon existence où tout a basculé.
Soyez mille fois remerciées toutes les deux pour votre hospitalité si
chaleureuse, pour la qualité de votre écoute et la générosité avec
laquelle vous avez su me recevoir, m'ouvrir des perspectives
d'épanouissement et d'ouverture à autrui et permettre ainsi un
enrichissement intellectuel qui sans vous n'aurait pas été imaginable.
Je rends aussi hommage avec émotion à votre frère, Marc Heurgon, mon
collègue au lycée de La Celle Saint Cloud, qui m'a prodigué des
attentions délicates en août
78 lors du colloque Jules Verne et auquel je songe
particulièrement depuis sa récente disparition. J'ignorais alors à mon
arrivée à Cerisy ses liens de parenté avec votre famille : sa
discrétion était telle qu'il s'était bien gardé d'en faire
état au cours des nombreux et charmant repas que j'avais eu la
chance de partager avec lui au lycée. Marc m'a réservé
un accueil merveilleux, d'une exquise gentillesse, me pilotant dans le
château, me réservant souvent une place à table près
de lui, m'accordant l'honneur et la grâce de me traiter un peu
comme si j'avais été un membre de sa famille. C'est alors
que j'ai compris le lien qui existait entre lui et votre père
Jacques Heurgon, dont j'avais suivi les cours de latin à la Sorbonne,
une douzaine d'années auparavant.
Vous me demandez quel rôle a joué Cerisy dans ma vie
intellectuelle et professionnelle. En vérité la liste de
mes travaux est courte. Je ne suis certes pas une intellectuelle
éminente,
comme tant de grands esprits que j'ai eu la chance de côtoyer dans
votre belle demeure, même si j'ai pris ma plume deux fois pour écrire
de modestes études critiques, l'une sur le roman de Balzac : Ferragus
(août 78), l'autre sur un récit fantastique de Dumas : La femme au
collier de velours (juin 2000), dans la collection La Bibliothèque
Gallimard, je sais bien que c'est à vous que je le dois. L'hospitalité
est votre chef d'œuvre : en artistes, vous savez la porter avec passion
à son plus haut degré de perfection et elle suscite une telle
effervescence intellectuelle, une telle émulation entre les esprits,
une telle communion des cœurs, qu'un humble professeur de lycée comme
moi, au demeurant fort amoureuse de son métier, a pu grâce
à tous essayer de relever le défi de l'écriture et
y puiser des joies insoupçonnées auparavant. Je songe actuellement à
renouveler l'expérience dans cette même collection. Je suis persuadée
aussi que ces séjours à Cerisy sont une vraie fontaine de Jouvence :
ils nourrissent mon enseignement et m'obligent à me remettre en cause
constamment, tant au contact d'universitaires venus des quatre coins du
monde qu'à travers des conversations à bâtons rompus avec des
chercheurs, des écrivains, des journalistes, voire des psychologues,
des psychiatres, des psychanalystes : que d'horizons variés, que de
discussions délectables et de rencontres heureuses !
Je répondrai maintenant à votre seconde question : je suis allée cinq
fois à Cerisy. D'abord c'est l'initiation grisante en 1978 avec le
colloque Jules Verne, j'ai alors trente-deux ans. Au printemps
suivant, ma rencontre avec mon futur mari, puis la naissance de mes
deux enfants, m'empêchent de renouer avec une expérience aussi
prometteuse. En juillet 1996, je profite des brèves libertés que me
procure mon divorce pour découvrir l'intégralité des films de Méliès
et la famille dévouée qui consacre inlassablement tant d'énergie à
faire connaître et à sauver son œuvre. Puis en août 1998 c'est le
ravissement du colloque E. Poe, avec tant de personnalités
brillantes, attachantes, originales et pleines d'humour, qu'il s'agisse
d'Antoine
Faivre, de Jean-Pierre Picot, de Jean-Pierre Moulin, de Lauric Guillaud
ou de Jean et Marie-Anne Marigny (qui ont la gentillesse de me rendre
visite à la campagne par la suite). J'ai le privilège cette
année-là d'être hébergée lors d'un intercolloque
très gai et de suivre quelques conférences sur Jean-Luc
Godard. Puis en 1999, devenue décidément une inconditionnelle
de Cerisy, j'assiste dans la foulée à deux décades
: l'une sur Les Détectives de l'Étrange, l'autre sur Merveilleux
et Surréalisme, dominée
par la personnalité énergique de Claude Letellier. Enfin,
en 2000, le colloque Autobiographie, journal intime et psychanalyse
m'offre des pistes de réflexion immenses : le couple
poétique formé par Anne Clancier et son mari, l'humour décapant de
Régine Robin et la rigueur de Georges-Arthur Goldschmidt ne contribuent
pas peu à mon bonheur.
La réussite de ces rencontres tient avant tout à l'accueil attentif et
raffiné que vous savez offrir à chacun, refusant par principe de
marquer une quelconque différence entre les intervenants, les plus
prestigieux et les simples auditeurs. Certains visiteurs (rares,
heureusement !) regrettent que le château soit situé à l'écart du
village. Ils ont bien tort : ce lieu magique, cette île coupée du monde
avec ses arbres centenaires et ses collines vertes à perte de vue,
favorise à la fois le recueillement, les
promenades, les rencontres et les débats, autour d'une tasse de
café ou dans la magnifique cave voûtée où il
fait si bon danser et rire le soir. La distance respectable par rapport
à Paris est bien sûr un atout précieux. La journée
de repos au milieu de la décade est aussi un moment pivot de ces
colloques : elle permet de se regrouper par affinités, de goûter
aux joies des bains de mer (parfois même au milieu des dauphins !),
d'ancrer l'expérience dans le contexte géographique et culturel
d'une ruralité miraculeusement préservée dans le Cotentin du bout du
monde. La réussite des colloques tient aussi à
l'émotion particulière qui préside aux présentations le premier soir au
grenier avec le rappel historique des grandes heures
de Pontigny et de Cerisy. Un grand merci aussi pour le charme des
repas,
avec les délicieux plats du terroir qui nous sont servis suivant
un rituel immuable, dans cette cuisine toute reluisante de cuivres où
les immenses tables favorisent des rapports conviviaux. Enfin votre
présence
diligente et votre charisme évitent toujours que les débats
parfois vifs ne dégénèrent en querelles déplacées entre tenants de
différentes chapelles.
Le point faible (mais qui pourrait vous en rendre responsables ?)
serait le nombre de chambres limité qui vous interdit de recevoir
un plus grand nombre de visiteurs, malgré les travaux récents
à la ferme. Il est aussi un peu dommage que certains intervenants
ne s'imposent pas de participer au moins à la moitié de
chaque décade. Enfin ne serait-il pas souhaitable d'attribuer
une bourse à des étudiants issus de milieux modestes ?
Je n'ai pas perçu de modification essentielle dans l'atmosphère des
rencontres, d'une façon générale. En fait chaque colloque est très
différent des autres, réserve
toujours des surprises, a sa spécificité particulière,
en fonction de la problématique abordée, selon la personnalité et le
nombre des intervenants comme des auditeurs. La dynamique de groupe,
toujours imprévisible, fait le plus souvent merveille dans un cadre qui
lui est hautement favorable.
Je me permets de vous remercier pour toute la gentillesse que vous
m'avez si souvent manifestée, en espérant que vous voudrez bien agréer
ma demande d'inscription pour ces deux colloques.
Kristine DEUTSCH
Chère Catherine,
Merci beaucoup de nous apprendre que Cerisy fêtera ses 50 ans cette
année. Félicitations ! J'imagine bien les milles difficultés qu'il a
fallu surmonter pour y arriver.
En même temps que cette lettre, je vais poster un petit colis avec une
cassette vidéo sur laquelle vous retrouverez quelques
très courts passages filmés en 1971 (Nouveau Roman).
Cette copie n'est pas du tout réussie mais on y voit Robbe-Grillet,
Ricardou et pour un tout petit instant ta mère. C'est un souvenir
très faible à côté de celui que nous gardons
au coeur. Nous n'oublierons jamais la gentillesse de ta mère qui
nous a trouvé un logement au château du Bouillon. Ainsi j'ai
pu suivre les conférences tandis que mon mari et les enfants
s'amusaient
dans les environs.
Mon deuxième séjour à Cerisy était en
1974 (Alain Fournier, Jacques Rivière). J'avais la chance
d'habiter une belle chambre dans la tour et je me suis sentie très
gâtée dans l'ambiance généreuse du château.
Grâce à ta mère, il y régnait une atmosphère
idéaliste, loin des exigences capitalistes ou politiques et
chaleureusement
vouée à la littérature moderne et à son origine.
Libérée des tracas de la vie quotidienne, je jouissais
pleinement des conférences et des discussions vécues, des
rencontres avec des gens intéressants, des bons repas rustiques.
Le luxe qui m'entourait me comblait. Je te demande de lire entre les
lignes ma profonde reconnaissance.
Je crois que cette expérience heureuse m'a inspirée
quelques années plus tard, d'organiser un échange entre
des femmes de Hambourg et celles de Bergerac. Ce n'était pas bien
sur le même niveau mais avec l'intention d'encourager ces femmes
de ma génération d'aller à la découverte
d'un autre pays et d'elles-mêmes. Je crois que pendant 15 ans,
c'était une réussite.
Quant à ma famille, nous vivons en bonnes relations avec nos enfants et
petits enfants. En 1984, nous avons trouvé notre paradis terrestre à la
campagne près de la mer baltique, un lieu
pour les fêtes de famille et pour récupérer nos forces.
De tout coeur, nous vous souhaitons à tous beaucoup de courage pour la
grande oeuvre que représente et représentera Cerisy.
En souvenir de notre amicale rencontre et votre aimable hospitalité,
nous vous envoyons nos meilleurs voeux avec nos cordiales salutations.
Heather DOHOLLAU
Saint-Brieu, le 26 février 2002
Ma réponse à votre lettre amicale a beaucoup tardée et je vous prie de
m'excuser. L'importance dans ma vie de mes séjours chez vous à Cerisy
est immensemais difficile à cerner. Ce sont les jours où l'alcyon fait
son nid et certains vents tombent. Je suis heureuse.
Pour répondre à vous questions :
1. Je pense que son rôle était capital sur tous ces plans.
2. Auditrice. Mon premier colloque fut celui de Y. Bonnefoy en 1983,
j'avais 58 ans. Depuis j'ai assisté à 8 colloques (Celan /
Wittgenstein, Jabès, Gracq, Derrida (2), Lorand Gaspar, Salah Stétié,
André Frenaud).
3. Mes autres participations, essentiellement à Paris, sont plus
courtes, et n'ont pas les avantages (ni la beauté) d'un lieu, d'un
style de vie.
4. Les modifications ? Mais elles sont aussi en moi, et je suis
persuadée, dans les deux cas, en bien !
Bien affectueusement à vous.
Thérèse DUFRESNE
Houilles, le 4 avril 2002
Chères amies,
Ma réponse tardive mais joyeuse, à votre demande pour célébrer le
Cinquantenaire des activités de Cerisy, tient à la multiplicité de mes
impressions, à leur
superposition avec l’anxiété quotidienne de ces temps. Demeure
imaginaire transposée dans le réel, Cerisy m’a beaucoup
apporté. Y demeurer - y séjourner serait plus juste - module
sa perception à chaque colloque selon les lieux, leur espace, leur
caractère, leur lumière, l’heure, le temps. Mais est-il
possible d’y séjourner en dehors des colloques pour écrire, par exemple
?
Chaque salle a son âme. Entendre une communication au premier n’a rien
à voir avec en entendre une autre à la bibliothèque. Que dire du
grenier, où là aussi s’est inscrite l’histoire de la littérature et de
la civilisation contemporaines. Et où grâce à Georges-Emmanuel
Clancier, j’ai eu l’honneur de lire quelques-uns de mes poèmes. Au
premier, la lumière se conjugue aux mots, s’enveloppe invisiblement de
ces grands livres aux cuirs patinés d’où l’on devine que pourrait
s’échapper une phrase inconnue qui changera l’esprit du monde vers la
paix, plus que jamais désirée. La bibliothèque au rez-de-chaussée est
privilège.
Le temps s’y arrête lorsqu’une raie de lumière en-chantant
vient de dehors courbe et vert jusqu’à l’horizon où paissent
encore, lointaines, des vaches qu’auraient aimées Pompon et Boury.
Lieu d’imprégnation de sens, de découvertes, d’attention, les colloques
en ces lieux me sont restés enrichissants, cordiaux, familiers : Clancier,
Guillevic, Tortel en 1979, et Pierre-Albert Birot et
celui, récent, sur l’œuvre de Georges-Emmanuel
Clancier. D’autres ont été plus difficiles d’accès,
n’étant pas philosophe, comme celui consacré à Derrida.
Enfin, passionnants et passionnés, le colloque sur Pessoa
où j’eus la joie quasi improvisée de participer aux conclusions,
et celui de la Poésie Sonore dont je suis repartie convaincue
par certains, pleine de doute par d’autres. Et du colloque sur G.E.C.,
si généreux en travaux et où j’eus la grande joie
- que je dois à Arlette Albert-Birot que je remercie encore - de
présenter une communication sur deux romans du Pain noir !
De cette assistance soutenue à ces colloques, un
travail intérieur se construit. La diversité des œuvres, leurs
présentations variables et parfois opposées, les discussions qu’elles
génèrent créent une vie dense qui ne cesse que le sommeil venant ou le
désir de solitude et de repos. Le
climat inattendu et attendu de ces lieux aux repas bons et chaleureux
et au service efficace, les sorties solaires ou pluviales après
les repas autour d’un café se colorent de discussions prolongées
et poétiques qu’avivent les photos mémoires, le ciel mouvant.
Ainsi s’y sont nouées des amitiés.
Arlette Albert-Birot et Georges Emmanuel Clancier en sont les liens
fertiles et amicaux. De participante “ muette ” aux premiers colloques,
je devins donc participante à part entière au dernier. De
même avec Marie-Claire Bancquart, une amitié de poètes,
par signes, s’est instaurée. De Suzy Morel à Alain Vircondelet,
de Djamel Amrani à Clémence Ramnoux, je garde le souvenir de
riches discussions. Et de Suzanne Allen, hélas disparue, dont la
présence discrète et curieuse m’enchantait comme me réjouissaient
les chants de Marguerite Gisclon, Max-Pol Fouchet. Et bien d’autres
encore
!
Que dire enfin sur l’hébergement dont l’atmosphère participe au climat
du colloque ? Selon le lieu, l’espace, la chambre, on se sent plus au
moins bien “chez soi”. Par exemple au Colombier, la proximité des
escaliers, les bruits y compris de tracteurs, la non-fermeture
extérieure des portes peuvent créer une gène nuancée d’insécurité.
Cette parenthèse fermée, je peux dire que je dois à plusieurs
rencontres de Cerisy d’avoir pu réaliser des après-midi littéraires
appréciés dans un cadre local et associatif. Les colloques de Cerisy
auxquels j’ai pu assister m’ont nourrie de ce
qui me sollicita ma vie durant : la littérature et la poésie.
Ainsi vous comptez, Chères Edith Heurgon et Catherine Peyrou parmi les
personnes qui ont contribué à faire éclore et à poursuivre… ce qu’en ma
jeunesse déjà je poursuivais : écrire. Du fond du cœur, un immense
merci.
Croyez, Chères amies, à ma très amicale estime.
Pierrette EPSZTEIN
Chère Catherine, chère Edith,
Je tenais, à l'occasion du cinquantenaire du Centre Culturel, à vous
faire part, en quelques lignes, de mes impressions sur Cerisy.
C'est un lieu tout à fait particulier où les relations qui se nouent
ont une tonalité singulière. Cela tient, à nos amis, à l'accueil
familial et respectueux des personnes que vous mettez en place.
Avec les gens que j'ai rencontré aux colloques et séminaires auxquels
j'ai participé, les conversations, les échanges prennent une densité,
une profondeur qui se produisent dans peu
de lieux ailleurs et cela en très peu de temps.
Rien de futile, rien de mondain là. Même jouer aux boules devient, à
Cerisy, une activité où avec les rires, l'intelligence garde ses droits.
J'ai noué, en ces lieux, des activités riches, des correspondances
littéraires heureuses, fait des rencontres inhabituelles et
improbables. Sans vous, elles ne se seraient pas produites. Par le
cadre, par votre présence attentive, discrète, efficace, par votre
finesse
et votre art de mettre les gens à l'aise, vous les avez permises,
je dirais même induites.
Pour tout cela, je tenais à vous remercier car votre capacité à
rassembler, à faire éclore la réflexion est précieuse et rare à notre
époque.
Bien amicalement à vous deux et à toute l'équipe.
Catherine ESPINASSE
A CHACUN SON SINGULIER COLLOQUE A
CERISY...
Aller pour la première fois au château de Cerisy, participer à un des
colloques qui s'y déroulent, constitue en soi,
un événement. Cette expérience, que bien d'autres
personnes, plus célèbres et plus illustres ont faites depuis
un demi siècle, représente une sorte d'épreuve en raison
même de la magnificence intellectuelle de ce centre culturel
international.
Le rayonnement et la notoriété du lieu font peser sur celui
qui y vient, une sorte de poids à la fois historique et moral. Ainsi
dans l'entrée du château de Cerisy, l'individu qui y pénètre, est-il
pris dans le feu croisé des regards fixes des penseurs qui
figurent sur les photographies ornant les murs... La fresque de
personnalités ainsi constituée étreint le visiteur, le questionne -
avant même qu'il n'ait eu le temps de s'approcher des images en noir et
blanc et d'en identifier les sujets - quant à la pertinence de sa
place dans ce haut lieu de réflexion et d'échanges, quant à
sa légitimité dans cette lignée d'hommes et de femmes éclairés ayant
séjourné dans cette demeure.
Face à ces photographies dans l'entrée, mon regard s'est posé d'abord
sur ceux que je connaissais, reconnaissais pour les avoir vus,
rencontrés : Jean-Paul Sartre étonnamment jeune, le visage emprunt de
tendresse et de douceur, presque séduisant physiquement, Alain Touraine
rayonnant de sérénité avec son épouse, Edith Heurgon, jeune fille, si
semblable à elle-même aujourd'hui encore, avec ce mélange de gravité et
de gaieté. Et
puis, si vous entrez en passant le pont, par la porte principale du
château, soudain, un regard que vous sentez derrière votre dos, vous
saisit: celui de la mère d'Edith et de sa sœur Catherine… Cette mère a
un regard à la fois autoritaire et rassurant, dans un visage large,
balayé d'intelligence, qui m'évoque toujours celui Marguerite Duras.
Une insolite ressemblance qui s'est imposée à moi,
lors de chacun de mes séjours dans ce lieu devenu prestigieux grâce à
la volonté évidente de cette femme, puis de ses filles. A côté de ce
portrait de la mère, de l'autre côté
de la porte d'entrée, celui plus rieur et plus malicieux du grand-père.
L'absence du père qui se repère d'emblée, ne s'inscrit-elle pas dans
l'ouverture rectangulaire de la porte qui donne sur l'extérieur, dans
cet espace vide, et pourtant rempli de lumière, entre ces deux
portraits ?
La découverte des lieux comprend ensuite une série de cérémonies
orchestrées par Edith Heurgon, telles
la présentation de la chambre qui vous est attribuée, la
visite du château et du parc, la séance de présentations
de chacun des membres du colloque dans le salon du premier étage,
avec un verre de Calvados servi avec dextérité, par la silencieuse et
si prévenante Catherine de Gandillac. Un calvados dont la première
gorgée m'a laissé une fois sans voix, au moment même
où je devais prendre la parole pour me présenter et dont je
garde la force du goût en souvenir… Ce sont tous ces rituels qui
scandent
les premières heures passées à Cerisy. Un accueil qui
aiguise la curiosité à l'égard des autres participants,
ainsi que des hôtes de ce château.
A chaque participant est offert un espace de "je" et de sommeil.
Une chambre dont la porte n'est jamais fermée à clé, quand l'occupant
en est absent. La consigne prouve la confiance accordée à la fois au
personnel et aux personnes hébergées, et donne le sentiment d'emblée
d'appartenance à la communauté. Cependant, la situation de cette
chambre au sein même du château ou de ses dépendances, la taille de la
pièce ainsi que
le style d'ameublement, seraient autant d'indices du rôle et de la
position qui sont dévolus à la personne accueillie. Edith
Heurgon m'a dit en effet lors de mon dernier séjour à Cerisy,
en m'invitant à pénétrer dans la chambre de la courtine
: "essayer d'attribuer les chambres en fonction de ce qu'elle percevait
de la personnalité de chacun". Je lui avais alors répondu que
je devais avoir une personnalité très éclatée
à ses yeux, au vu de la diversité des chambres qu'elle m'avait
réservée jusqu'alors...
J'avais en effet été hébergée pour mon premier colloque à Cerisy, qui
portait sur le thème du Savoir des experts à l'intelligence
collective, dans une petite chambre, modeste mais confortable, au
premier étage des Escures. J'avais
croisé alors des experts de la mobilité qui erraient dans le
couloir desservant les chambres situées au dessus de ce qui avait
été des écuries, dépités de n'avoir pas
été logés dans le corps de château lui-même.
J'avais pu observer aussi d'autres participants gravir fièrement
l'escalier
de pierre partant de l'entrée et qui les menait vers leurs chambres,
comme s'ils franchissaient des degrés d'expertise, chaque marche les
éloignant de ce qu'ils considéraient - concernant au moins
le thème de l'automobile - comme de la non intelligence collective...
Pour mon second colloque à Cerisy, sur Modernité: la nouvelle carte
du Temps,j'avais bénéficié d'une chambre plus spacieuse, située
cette fois, dans un autre bâtiment, où avaient été regroupés les
membres de la Mission Prospective de la RATP auxquels j'avais eu le
plaisir d'être associée ainsi, et de pouvoir côtoyer. De la fenêtre de
cette chambre je voyais arriver chaque matin, le personnel du château,
et avais ainsi pris conscience du nombre de salariés qu'employait ce
centre culturel international. Il s'agissait surtout de femmes. Ces
dames qui
nous servaient à table et que certains convives ignoraient totalement,
au point parfois de les laisser un long moment en suspens, le plateau
tendu, le buste courbé en avant, tant la conversation et le déploiement
de leurs propres arguments les captivaient. Encore plus invisibles
étaient les femmes de chambre qui dès le début de matinée
rendaient aux pièces occupées leur dignité, effaçaient les désordres de
la nuit. Elles arrivaient en voiture, tôt
le matin, garaient discrètement leur véhicule derrière les granges
tandis que s'éveillaient les participants au colloque qui
bénéficieraient de leur travail.
Enfin, lors du dernier colloque auquel j'ai participé pour
parler de mon expérience de mise en scène de théâtre d'un entretien
issu de La misère du monde de Pierre Bourdieu, j'ai été très
honorée et surprise de bénéficier de la spacieuse chambre de la
courtine dont la situation privilégiée dans le château et les trois
fenêtres me permettaient de
jouir des paysages environnants et, en raison de l'orientation
différente de chacune de ces ouvertures sur l'extérieur, d'une
diversité d'éclairages selon les heures de la journée. Cette chambre
traversée de lumière, et aux coloris chatoyants, constituait enfin un
poste idéal d'observation de la vie à Cerisy ! Cette activité
d'observation participante qu'exigeaient ma pratique professionnelle et
en particulier mes recherches sur les usages de Noctambus, m'était-elle
ainsi reconnue?… De cette chambre, je pouvais voir d'un côté, le petit
pont, ceux qui le franchissaient ou s'y attardaient. J'avais
aussi la possibilité d'écouter leurs conversations, ce que
je m'interdis. De l'autre côté, j'entr'apercevais, entre
les feuillages des arbres, l'allée qui longeait le château,
le séparait des Escures. Par la fenêtre centrale, s'inscrivant dans la
façade principale du château, je pouvais enfin regarder se déployer en
début de matinée et en fin de journée, le ballet des usagers de
portables sur la vaste pelouse, d'où ils essayaient de capter leur
interlocuteur, tout en se tenant suffisamment à distance les uns des
autres...
En découvrant le cadre de repos si somptueux de la chambre
de la courtine j'ai pensé un instant qu'il aurait mérité d'être partagé
à deux, mais j'ai rapidement chassé cette pensée de mon esprit, tant
elle m'est apparue incongrue et inconvenante dans le contexte. Le temps
du travail à Cerisy commence dès le lendemain de l'arrivée, à l'issue
d'une première nuit, que je ne pouvais imaginer que chaste, consacrée
au sommeil
ou au travail. Combien de fois, au cours de ces trois séjours à
Cerisy, quelle qu'ait été la chambre qui me fut octroyée, me suis-je
retrouvée à lire ou à écrire dans
le cœur de la nuit, vers trois heures du matin… Les colloques à Cerisy
ont toujours généré en moi une excitation à
la fois délicieuse et douloureuse, suscitant surtout au cours des
premières nuits, un désir trop ample de combler des manques
de connaissances ou un besoin impérieux de relecture et de
réécriture de documents apportés. Une fébrilité
que m'a systématiquement provoqué Cerisy et que je ne pourrais
comparer qu'au trac éprouvé à la veille d'une première,
au théâtre. Mais à la différence du théâtre,
le public à Cerisy est visible, non noyé dans le trou noir
de la salle obscure. Il est de surcroît constitué d'experts,
de chercheurs et de sachants, qui viennent non pas oublier leur statut
et
rôles, mais les réaffirmer au travers des jeux et joutes oratoires
proposés au cours de ces colloques… Le trac à Cerisy m'a donc
tenu en éveil bien souvent alors que le château était
depuis longtemps plongé dans l'obscurité des nuits denses à
la campagne et du sommeil des penseurs, enfin immergés dans leur
inconscient !
Ce temps des colloques de Cerisy, voire le temps à Cerisy,
est un temps spécifique, scandé par les activités
d'écoute des intervenants au colloque, les échanges au
cours des ateliers, les repas, les pauses et les discussions. A ces
scansions
correspondent des bruits qui résonnent encore longtemps après
la fin des colloques eux-mêmes, dans la mémoire des participants,
comme une sorte de musicalité persistante. Ainsi ces chants de coq
au lever du jour, dans les petits matins brumeux, cette cloche secouée
énergiquement, pour annoncer chaque passage à table, ces
bruits de bancs tirés dans la salle à manger lors de l'installation
des convives, ou plus discrètement, ces bruits de vaisselles qui
sortent des fenêtres de la vaste cuisine où s'activent des
femmes en tabliers blancs, ou ces bruits de pas discrets dans la grande
bibliothèque, tandis qu'un orateur s'exprime… Tel un chef d'orchestre,
un metteur en scène présent sur le plateau, comme dans les
représentations de La classe morte de Kantor, Edith
Heurgon bat la mesure de Cerisy, impulse le rythme de cette vie de
château
auquel elle nous convie. Un froncement de sourcil de celle-ci et le pas
du retardataire dans la bibliothèque s'interrompt, un claquement
de mains de celle-ci en fin de repas et cesse le cliquetis des
couverts.
Le silence se fait alors dans la salle à manger, pour l'écouter.
Lors des conversations autour d'un café pris en extérieur
devant le château, claque parfois le rire d'Edith Heurgon. Ses éclats
de rire brefs, comme des exclamations, éclairent de joie, un instant,
son visage emprunt de sévérité et détendent
l'assemblée. Et comme des coups d'envoi, ces éclats de rire
en autorisent d'autres qui se propagent tel un frémissement de vie
au sein des petits groupes dispersés ça et là...
Le vécu du temps à Cerisy varie selon les modes de participation, selon
la longueur du temps passé et ce n'est que de la durée intégrale des
colloques dont je peux témoigner, n'ayant
pas fait l'expérience d'une intervention et participation ponctuelle.
Ce fut en revanche le cas pour François Jullien, Bernard Stiegler et
d'autres grands penseurs du temps…. Le passage éclair du philosophe et
sinologue François Jullien à Cerisy dans le cadre du
colloque sur la nouvelle carte du temps, permit cependant de
déployer véritablement cette carte - restée jusqu'à cette
brillante allocution sur son dernier ouvrage Du temps ? Eléments
d'une philosophie du vivre - froissée par l'omniprésence
de l'événement encore récent du 11 septembre et l'obsédant temps réel
autorisé par les nouvelles technologies et la
toute puissance médiatique. La présence de Monsieur Jean-Paul
Bailly à un dîner à Cerisy et son intervention en soirée, dans le cadre
de ce colloque sur le temps, m'ont donné l'occasion par ailleurs, de
valider que mes travaux de recherche sur la nuit et la
mobilité nocturne présentaient quelques pertinences au regard
des préoccupations et questionnements exprimés par le Président
de la RATP… La souriante Catherine Coutelle, élue de la ville de
Poitiers, est associée aussi pour moi aux colloques de Cerisy, où
j'ai eu à plusieurs reprises, le plaisir de la retrouver à
l'occasion de ces passages éphémères...
Mais le temps d'un colloque à Cerisy, correspond à une petite semaine
de cinq jours. Et j'ai constaté à chaque fois, que ce temps se
décomposait pour moi, en trois phases bien distinctes et dont
l'enchaînement se répétait quel que soit le
thème abordé : une phase d'inhibition absolue au cours des
deux premiers jours, une phase d'implication dès le troisième jour
et une phase de rencontre, à la veille du départ. Ainsi ai-je
toujours vécu le temps des colloques, d'abord comme un temps
d'observation et d'écoute au cours duquel je n'ose prendre la parole,
puis comme un temps de bouillonnement intérieur, me donnant l'audace de
poser parfois une question, ou d'émettre une critique. Enfin, un temps
d'échange s'instaure avec l'approche de la fin du
colloque… La séance photo qui a lieu les premiers jours, en fixant
l'instant, en immortalisant le groupe des participants, ne
convoquerait-elle pas à la fois l'urgence et l'obligation de
reconnaissance de tous ces autres coprésents ?
Certes, la rencontre est souvent facilitée par le travail en atelier,
donc en groupes plus restreint. Elle est aussi suscitée par ce qui
pourrait être qualifié d'activités de loisirs à Cerisy, telles les
parties de ping-pong dans la cave le soir après le dîner, ou les
promenades et sorties hors de l'enceinte du château. Ces échanges
impliquent non plus seulement l'esprit, mais aussi le corps. Qu'ils
soient de nature purement sportive, comme le tennis de
table, ou bien qu'ils se présentent comme culturels, sous prétexte de
visite des environs, ces entractes cerisyens offrent la possibilité
d'apaiser les esprits surchauffés par les débats, de réguler les
tensions générées par les controverses... Ces échappées hors cadre de
travail, voire du village de Cerisy, constituent les seules situations
qui m'ont permis d'entrevoir la réalité
des vies menées par les personnes que j'ai ainsi découvertes. Ce hors
cadre autorisant le privé à s'infiltrer, et sur l'horizon de la mer, au
cours de marches le long la plage, les profils à se révéler...
Deux acteurs du Théâtre de l'Opprimé, lors du dernier colloque
auquel j'ai participé sur les "Je" et les "Nous" ont cependant proposé
au groupe dans son entier, quelques exercices qui ont eu lieu dans la
grande pièce dotée de télévision et de magnétoscope, au deuxième étage
du château. Cette récréation théâtrale après le
dîner, a facilité la respiration des membres du colloques,
les uns vis-à-vis des autres, leur approche les uns des autres.
Ainsi marcher les yeux fermés en ne se fiant qu'aux appels par
son prénom, de la part d'un guide auquel on s'en remet, tel un
aveugle, a renforcé la confiance entre les individus ainsi liés
et suscité des attirances au-delà de toute attente… Le fait
aussi de se mouvoir tous ensemble, en se tenant la main et fermant les
yeux, a permis de nouer de nouveaux liens et de tisser dans l'espace de
cette salle, une superbe toile mouvante où la peau des uns effleurait
celle de l'autre, où les corps se touchaient enfin...
Ces exercices auraient pu s'arrêter là, ou bien déboucher sur d'autres
jeux impliquant encore plus le corps, telle cette situation d'extrême
confiance que j'ai expérimentée maintes
fois et qui consiste à se tenir debout sur une table, à
se laisser tomber en avant les yeux fermés, en faisant confiance
au groupe pour recevoir votre corps dans le vide… Mais les animateurs
de
cette soirée ont préféré opter pour le dire,
avec un jeu consistant à parler à la place de l'autre, puis
pour des représentations corporelles de situations d'oppression
qui ont vite généré des dimensions psychodramatiques,
dignes de l'époque d'Augusto Boal et des années de gloire
du Living Theater… Edith Heurgon à la fin de cette séance
théâtrale à laquelle elle avait participé avec
plaisir, a fait référence à Ariane Mnouchkine. Elle
en a évoqué la présence dans cette pièce,
quelques années auparavant, se souvenir de sa tignasse blanche… Tous
les fantômes du théâtre des années 70 étaient
là !
Cerisy est un songe, disait un participant à la fin de ce dernier
colloque auquel j'ai assisté. Certes, un séjour à
Cerisy est un temps rêvé, en ce sens qu'il apparaît
si hors de la vie quotidienne, qu'il se superpose à celle-ci plutôt
qu'il ne s'y inscrit. Les rencontres suscitées par les échanges de
points de vue, d'idées, de connaissances, celles provoquées par la
convivialité des accueillants, et les proximités
créées à l'occasion de partage de mets délicieux
ou de jeux, dans ce cadre majestueux, restent gravées dans la mémoires
de chacun, sans pour autant avoir systématiquement de lendemains...
Chacun repart avec ses enrichissements, ses joies secrètes, ses espoirs
et ses regrets : avec ses interprétations de son singulier colloque à
Cerisy dont il ne peut se délivrer complètement auprès de ceux qui ne
l'ont pas vécu. Mais cette expérience, comme un événement majeur, ou
comme un rêve, longtemps après avoir quitté le château, être revenu
chez soi et à soi, continue de hanter l'imaginaire des sujets. Et
parfois, cet imaginaire rencontre le réel, dans l'après-coup d'un
colloque à Cerisy...
Fait à Darbres le 08/08/02
Gabriella
FLAIBANI-GAMBERINI
Venise, le 27 février 2002
Au Centre Culturel International de Cerisy,
Je suis arrivée au CCIC en 1973 pour le colloque Jean Paulhan.
J’ai tout de suite aimé le paysage, le château, les gens venant de tous
les côtés de la planète.
J’ai apprécié le niveau des colloques, et la présidence de Maurice de
Gandillac. J’ai sincèrement aimé Anne Heurgon, unique et généreuse ;
Geneviève de Gandillac, minuscule mais indispensable ; leurs propres
familles, qui sont devenues un peu
la mienne.
J’adore ce trait d’union Pontigny-Cerisy-Venise, aller et retour,
qui marche si bien depuis une trentaine d’années !
A nous revoir tous, j’espère en août prochain.
Lise FRENKEL
Bien que j’appartienne au cercle universitaire, je garde du château de
Cerisy un souvenir affectif plus qu’intellectuel. J’éprouve
un fort attachement pour ces vieilles pierres, et abusivement, je me
les
approprie, nommant cet édifice, tantôt “le château des
Brouillards”, tantôt “le château de mon enfance”, ce
qui est une antiphrase, ou un mouvement de “réparation”, car mon
enfance s’est déroulée dans des lieux et circonstances moins
agréables. Pendant l’occupation, j’étais pensionnaire, et
mon frère était emprisonné pour faits de Résistance.
Dans mon collège, on chantait : “Berger d’autrefois, dans son vieux
château, la fille du roi, t’aimera bientôt”. Alors, j’ai compensé,
et cette période hostile a eu pour pendant des séjours enchantés
à Cerisy.
J’ai découvert ce lieu dans le sillage d’Alain Robbe-Grillet. Je
préparais une thèse de psychanalyse appliquée sur ses films. Il
venait de réaliser Le jeu avec le feu,
d’après le texte de Freud : le Rève de l’enfant qui brûle,
et le père du Nouveau Roman m’avait encouragée à présenter une
communication sur sa dernière réalisation. Je pénétrais ainsi dans le
petit groupe des thésards de Robbe-Grillet, et des théoriciens du
cinéma sous l’angle de la sémiologie et de la linguistique ; j’ai nommé
François Jost, Dominique Chateau, et André Gardies. Bientôt, ils
organisèrent une décade sur la théorie du cinéma.
Par ma formation, j’ai privilégié les décades liées à la psychanalyse
et au cinéma. J’ai eu la joie
de rencontrer Anne Clancier, et Serge Doubrovski. Je garde un souvenir
très ému du colloque Christian Metz, professeur qui avait
réuni bon nombre de ses élèves, et qui disparut peu après. Madeleine
Malthète Méliès nous fit
l’immense cadeau de présenter des œuvres de son grand-père, Georges
Méliès. Cerisy ce fut aussi la magie des projections en plein air
sur grand écran dans la cour du château. André Gaudreault, Dominique
Chateau et François Jost dirigèrent un colloque Lumière et le
cinéma documentaire. Cette décade coïncidait avec un colloque sur Benveniste,
j’eus le plaisir de réunir les membres des deux
colloques, un soir, à la bibliothèque, pour fêter la fin des colloques,
et les directeurs des deux assemblées se prêtèrent à un jeu de charade
filmé qui n’engendrait pas la mélancolie.
Depuis quelque temps, j’étais obsédée par le
désir d’enregistrer un souvenir visuel du colloque Robbe-Grillet.
La succession des salons du château renvoyait au dédale
de l’hôtel de L’année dernière à Marienbad,
je fis jouer un couple d’étudiants dans le salon bleu, et à
ce moment précis, des pipistrelles se mirent à voleter dans
le miroir qui surmontait le divan bleu. Je demandais ensuite à Michel
Arrivé de lire le passage où Robbe-Grillet (dans la double
publication chez Bourgois consacrée à son œuvre), rappelle
l’épisode de la pipistrelle que sa mère réchauffait
dans son corsage, et qui épouvantait les dames réunies pour
le thé dans son salon. Tout, à Cerisy, est pour moi matière
et mémoire. La serre évoque les promenades avec Robbe-Grillet,
la chambre et le lit à colonnes, les jeux de Catherine Robbe-Grillet.
Mais le colloque qui m’inspira le plus fut celui consacré à Lacan
en 1996. Les intervenants sous la direction de René Major et Michel
Guyomard furent éblouissants, mais pour moi, la psychanalyse se
fait acte, et je réussis à convaincre des participants à
interpréter une petite comédie lacanienne intitulée Maison de
poupée. Je pus insérer des plans romantiques de l’étang et de sa
petite maison, de la
rivière qui serpente, des feuillages roux, ou argentés.
Anne Rosenberg, analyste de formation, jouait le rôle d’une analysante,
le philosophe Michel Margottet analysait sa patiente, installé dans
son fauteuil, Odile Bombarde renouvelait une séquence de Topper,
le fantôme américain. Cet essai modeste me signala cependant
que je souhaitais abandonner le domaine de la recherche universitaire
pour me lancer dans le cinéma.
J’ai lié des amitiés à Cerisy. J’entretiens de bonnes relations avec
l’écrivain et universitaire Dominique Noguez, qui, lui aussi, a préféré
la création d’un
monde romanesque ou savant, à l’enseignement. Madame Gislinde Seybert,
professeur de littérature romane à la faculté des Lettres de Hanovre,
est devenue mon amie. Elle m’invite parfois devant ses étudiants, et
j’ai présenté des communications de psychanalyse appliquée à deux
colloques : George Sand et Le couple
littéraire, où je me suis penchée sur Philippe Sollers et Dominique
Rollin. Je participerai encore cette année
au colloque Le concile d’amour.
Je n’oublie pas des personnalités uniques de Cerisy, qui nous ont
maintenant quittées, tout d’abord Madame Heurgon-Desjardins, qui vivait
à l’Orangerie. Ma chambre se trouvait au rez de chaussée, et je la
saluais tous les jours. Depuis, je sollicite toujours la chambre du
Potager. Je me souviens de la personne rayonnante qu’était Geneviève de
Gandillac, qui nous accueillait avec douceur et gentillesse. Sa fille,
Catherine, a repris le flambeau. J’évoque aussi la personnalité
brillante de Maurice de Gandillac. J’ai réalisé en vidéo son
portrait où il évoque le souvenir du siècle qu‘il a
traversé, film tourné avant la publication de ses mémoires.
J’intitulais ce document : Le veilleur du siècle.
Les participants au dernier colloque Lacan venaient, pour
certains, à Cerisy pour la première fois, et je vis qu‘ils étaient
encore “ étrangers ” au charme, au “ génie des lieux ”. Cerisy ne se
découvre pas immédiatement. Le “ Retour à Cerisy ” devient une
cérémonie obligée, où les plaisirs (secrets ?) se livrent aux
visiteurs fidèles qui viennent défendre une certaine culture à l’ombre
de ses échauguettes et ses feuillus.
P.S : Par un curieux lapsus, j’ai omis les remarquables décades à
teneur historique, en particulier le célèbre colloque consacré à l’extermination,
dirigé magistralement par Perel Wilgowitz, qui publia
par la suite le bel ouvrage : L’Ange exterminateur ; est-ce
lié au souvenir des cauchemars qui s’y rattachent ?
Certaines décades furent plus festives, je rappellerai le colloque sur les
vampires, animé par Jean Marigny, les bals costumés initiés par
Anne Clancier, la très stimulante décade consacrée à l’aliéniste Gaetan
de Clérambault. Souvent, le petit salon a résonné de musique,
lorsque Jean Pierre Moulin improvisait. J’ai filmé une diva italienne
accompagnée par le même pianiste, dans une séquence où elle chantait le
blues.
Je serais ingrate si je ne mentionnais pas l’aide théorique que
m’apportèrent mes nombreux séjours à Cerisy qui me permirent de publier
des articles de psychanalyse appliquée au cinéma et à la littérature
dans des revues universitaires, comme La Revue des Sciences Humaines de
Lille III, La Revue d’Esthétique-Voir-Entendre, La Revue
Trente-Cinquante, (Lille III), et d’autres publications scientifiques.
De plus, c’est grâce à mes rencontres avec les enseignants de Cinéma
que j’ai pu remporter, par deux fois, un succès au concours pour
l’inscription sur la liste d’aptitude à la fonction
de Maître de Conférences (18° section).
J’ai continué à publier des travaux de recherche, soit de psychanalyse
appliquée, soit de sociologie dans la revue Passages. Le
dialogue, les échanges avec les hôtes, animateurs et directeurs de
séminaire, m’ont toujours grandement stimulée, et la
charge esthétique et affective du château de Cerisy a été déterminante
dans mon désir de créer des images, même si j’ai gêné les participants
avec les pieds de mon tripode, et le gros œil oedipien qui me
précédait, généralement à l’amusement de tous.
P.P.S : Je n’ai toujours pas monté le dernier film tourné à Cerisy, car
la charge dramatique est encore trop forte. Je me rappelle encore mon
arrivée à Cerisy le 11 septembre 2001. A peine descendue de l’autocar,
je jouissais de l’atmosphère paisible du
parc, lorsqu’une dame s’approcha de moi pour m’annoncer la catastrophe
des
Twin Towers. Je réalisais mal l’horreur américaine devant
ce paysage si harmonieux et calme. Mais, dans la soirée, le charme
fut rompu pour de bon devant l’écran de la télévision,
qui répétait en boucle le crash monstrueux. Dès le
lendemain, je filmais les gros titres et les photos des quotidiens.
Alors
que le monde vacillait, certains se mobilisaient autour des lettres
ouvertes
de Jacques Alain Miller, qui m’impressionnait fort peu. On dansa
même
dans les caves ; et j’arrangeais à ma façon la pièce
d’Hélène Cixous Portrait de Dora, qui
devenait
une sorte de comédie de boulevard du style du Dindon. La vie
continuait,
mais nous avions perdu notre innocence.
Françoise
GAUDIN
1) Un grand rôle intellectuel et professionnel dans l’élaboration, la
recherche, l’écriture de ma thèse de linguistique appliquée à la
didactique des langues - et donc sur mes recherches autour du langage -
Amicale aussi j’y ai cheminé parfois quelque temps
avec des rencontres faites à mes différents séjours.
2) Combien de fois, je ne sais pas: 10 ? 12 ? 1 ou 2 fois comme
intervenant, les autres fois comme assistant, comme auditeur ? Age ?
depuis 1975 peut-être 72 ? 40 ans ? 43 ans ?
3) Spécificités : le recueillement ? l’amitié ? le repos, tout en même
temps qu’un dépaysement par la plongée dans le thème pendant 8 ou 10
jours.
4) Des modifications : oui ? amélioration du confort ? Mais toujours la
même gentillesse dans l’accueil.
Bonne chance pour votre colloque.
Amicalement.
Michèle
GENDREAU-MASSALOUX
Jusqu’à une date récente, ma discipline universitaire et de recherche,
l’Espagne du Siècle d’Or, n’avait pas conduit
mes pas sur la route de Cerisy, mais depuis toujours j’en entendais
parler. Ceux qui en revenaient racontaient des moments d'émotion, de
création, de dialogue, de débat : leurs souvenirs faisaient envie.
Lorsque j'ai élargi le territoire de mes travaux, l'œuvre de Jacques
Derrida m'a guidée dans l'approfondissement de la pensée ; et c'est à
la décade organisée autour de lui, en 1997, par Marie-Louise Mallet,
que je dois d'avoir osé franchir la grille du parc, découvert la
bibliothèque, les allées, les promenades jusqu'à la mer, les soirées à
la cave ou au grenier. Expérience à la fois unique et engageant à la
répétition, cette aventure m'a marquée. J'y ai sans doute puisé la
force de commencer à parler, et à écrire, sur certains textes, au
croisement du politique, du philosophique et du littéraire. Un des
chemins que je me suis mise à suivre, avec ferveur, me porte vers
l'écriture d'Hélène Cixous... J'ai
vécu la décade qui lui a été consacrée,
pendant l'été 1998, comme un baptême du feu, si exaltant
qu'un an plus tard je me suis à nouveau avancée, à
découvert, sur un autre terrain, celui des relations entre l'univers
romanesque de Julio Cortazar et celui d'Italo Calvino.
Des familles intellectuelles généreuses, qui savent
allier la gravité savante aux compromis subtils et parfois facétieux de
la vie en commun, m'ont accueillie. Il me semble qu’à Cerisy le temps
passe autrement qu'ailleurs. Le droit fil des longues journées n’élude
ni la différence des idées ni la véhémence des passions, mais le
savoir-vivre devient ici tout un art de conciliation, à la fois civil
et champêtre : ce lieu est maintenant pour moi un havre chaleureux, par
la grâce de sa disposition, de son histoire et de ses hôtes.
Gérard GENETTE
J’ai participé à deux décades de Cerisy. La première, du 2 au 12
septembre 1966, organisée par Georges Poulet et intitulée Les
Chemins actuels de la Critique, et malgré les absences de Roland
Barthes et de Jean Starobinski, fut l’occasion d’une sorte de “ point ”
sur ce qu’on appelait depuis deux ou trois ans la “
Nouvelle Critique ”. La pratique ainsi désignée n’était
pas tout à fait aussi radicalement novatrice qu’on ne le disait
(elle remonte au moins à Proust), ni aussi homogène que ne
feignaient de l’imaginer ses détracteurs. Deux tendances s’y
distinguaient
assez clairement : d’une part, celle d’une critique, dite “ thématique
”, d’orientation généralement - pour parler très vite - psychologisante
(celle de Poulet, de Richard, de Starobinski, du Michelet ou du
Racine de Barthes) ou sociologisante (celle de
Lukàcs et de Lucien Goldmann, représentée là par Jacques Leenhardt),
d’autre part celle d’une critique dite “ formaliste ” ou “
structuraliste ”, dont la figure emblématique était alors Roland
Barthes, et que j’étais censé représenter par défaut.
Entre ces deux tendances, l’opposition n’allait pas jusqu’à
l’affrontement, d’abord en raison des relations personnelles,
généralement amicales, entre leurs divers tenants, ensuite parce que le
partage entre elles du champ d’étude les rendaient plus complémentaires
qu’antagonistes. La seule note polémique fut apportée par
Serge Doubrovsky, qui tenait le structuralisme pour une idéologie
typique d’un néo-capitalisme totalitaire : je crois même que
lui échappa un jour une référence aux camps nazis,
dont Georges Poulet, inquiet pour le niveau intellectuel de sa décade,
exigea, et obtint, qu’il le retirât solennellement. A ce couac près,
cette décade fut, je crois, un temps fort dans l’histoire de la
critique
moderne, et un moment très chaleureux sur le plan affectif.
Ma seconde décade, organisée conjointement par le même Doubrovsky et
Tzvetan Todorov, fut consacrée à l’enseignement de la littérature,
et dura cinq jours, du 23 au 27 juillet
1969. La querelle de la Nouvelle Critique avait perdu entre temps
beaucoup
de sa portée théorique, et la question se trouvait réduite à la
dimension pédagogique - réduction ratifiée par Roland Barthes, présent
cette fois, en ces termes : “ La littérature, c’est ce qui s’enseigne,
un point c’est tout ”. Pour cette raison au
moins, je ne crois pas que ce remake un peu laborieux ait apporté
grand chose à l’histoire des idées.
J’ai sans doute beaucoup perdu à interrompre là ma participation aux
décades de Cerisy. Je regrette à coup sûr d’avoir, pour des raisons de
santé, manqué celle de l’été 1977, organisée autour de Roland
Barthes. Mais je dois reconnaître chez moi un affaiblissement
progressif du goût pour les colloques en général. C’est peut-être la
raison qui me fit décliner, quelques années plus tard, le projet d’une
décade consacrée à mon propre travail, et où je me serais sans doute
senti un peu mal à l’aise.
Georges-Arthur
GOLDSCHMIDT
C’est en 1974, j’avais alors cinquante-six ans que je découvris Cerisy
où je fus invité au colloque Don Juan car je venais de publier
un livre intitulé : Molière ou la liberté mise à nu qui vient
de reparaître chez Circé. Nous fûmes, ma femme et moi, frappés par la
beauté du lieu. Aujourd’hui, en janvier 2002, Cerisy où je suis venu
dix fois fait partie de ma vie intime, de multiples souvenirs y sont
liés.
Ce qui est pour moi important à Cerisy, ce n’est pas tant l’élaboration
de mes idées propres, cependant les dix conférences qu'on m’a invité à
y faire ont certes eu de l’influence sur ce
que j’ai fait. Mais la valeur toute particulière de Cerisy, son
“ esprit ”, ce sont les rencontres, les présences des autres et
les êtres humains qui portent ces idées et avec lesquels
on mange et se promène et qu’on retrouve parfois d’une année
sur l’autre. Cerisy, un bien précieux.
Colette GUEDJ
Nice, le 27 janvier 2002
Je ne suis allée qu’une fois, hélas, à Cerisy. Et j’avais 61 ans. Ce
fut pour moi un endroit magnifique, propice aux
rencontres de qualité. Je veux dire par là des rencontres
fécondes, tant sur le plan intellectuel qu’humain. J’ai aussi aimé
ce lieu de solitude, qui permet à l’issue des activités, de
se “ retirer ”. J’ai, pour ma part, beaucoup écrit lors de mon séjour
en juillet 2000 (colloque Desnos) et bien des pages de
mon nouveau livre “ Ces mots qui nous consolent ” (J.C.
Lattès, parution février 2002) ont été écrites là-bas. Dans cette
chambre dont j’ai aimé l’austérité, mais aussi et surtout le calme
isolement qui permet de se retrouver, d’engranger de nouvelles forces.
J’ai aussi beaucoup apprécié la porosité entre deux types de
séminaires, ce qui a permis à nombre d’entre nous par exemple, de
rencontrer d’autres collègues et futurs amis appartenant au groupe
participant au colloque sur le Conte.
Karin GUNDERSEN
Dit à Cerisy
Cerisy, c’est un lieu de la parole par excellence. Je
présenterai un choix de citations, tirées des notes prises pendant les
séances et scrupuleusement classées et gardées depuis mon tout premier
colloque. De 1974 à 2002, cela fait treize dossiers. En relisant mes
notes j’ai retrouvé l’ambiance de chaque colloque, avec les rencontres,
les nouvelles amitiés, les repas, les soirées, les sorties et le temps
qu’il faisait. Comme chacun
sait, le Château de Cerisy est beaucoup plus qu’un Centre culturel
et académique de pointe, beaucoup plus qu’un lieu de rencontre
d’avant-garde (où des êtres obscurs comme moi, venue de l’extrême
Nord de l’Europe, ont pu voir et écouter les grands, et même
causer à table avec eux) - ce château est aussi un foyer où
règne une hospitalité exceptionnelle, où je me sens,
dès que j’arrive, comme rentrée chez moi. Le crissement du
gravier dans l’allée me fait à l’instant frémir de joie.
A mon premier colloque, en 1974, j’étais jeune, je préparais ma thèse.
Dès le premier jour il faisait beau. Nous étions quatre Norvégiennes
dont notre professeur Karin Holter, qui était déjà venue plusieurs fois
à Cerisy. Je me souviens d’avoir été chaleureusement accueillie par
Edith Heurgon.
Ma chambre "Van Gogh" était au troisième étage du château, d’où je
pouvais voir les pâturages et les vaches. A la bibliothèque parlaient
Jean Ricardou et d’autres personnalités que j’admirais. C’est sans
doute ce contraste entre vie hautement intellectuelle et cadre
bucolique qui m’a marquée. Qui m’a donné un sentiment d’aventure tout à
fait particulier, dont le souvenir me revient chaque fois qu’après le
petit déjeuner je me mets sur un banc devant le
château pour finir mon café en regardant les vaches.
Voici les colloques auxquels j’ai participé. Je leur donne
à chacun un sigle pour pouvoir y renvoyer d’une façon succincte
: 1974, Claude Simon: analyse, théorie (CS) ; 1977, Le Texte (à effets)
de fiction (TF) ; 1977, Prétexte : Roland Barthes (PRB) ; 1979,
Problèmes actuels de la lecture (PAL) ; 1988, Paul Ricœur (PR) ; 1990,
Freud et la psychanalyse (FP) ; 1991, Esthétique baroque et Imagination
créatrice (EB) ; 1992, Passage des frontières. Autour de Jacques
Derrida (PF) ; 1994, Pensée mythique et surréalisme (PMS) ; 1995,
Mikhail Bakhtine : la pensée dialogique (MB) ; 1997, L’animal
autobiographique. Autour de Jacques Derrida (AA) ; 1999, Le paysage :
état des lieux (PEL) ; 2002, La démocratie à venir. Autour de Jacques
Derrida (DV).
Je vais citer, en ordre chronologique, les colloques et non pas les
personnes. Ces dernières resteront anonymes, comme faisant partie d’un
collectif plus important et seul responsable. Raison supplémentaire de
l’anonymat : mes notes proviennent aussi bien des discussions que des
conférences, et je ne peux pas toujours dire avec certitude qui
a dit quoi. Je mets en italiques les citations ; ainsi, on peut
facilement sauter les commentaires.
Nous ne sommes jamais en effet dans le même texte, car
le texte est en perpétuelle transformation (CS). La beauté de la
théorie du texte des années soixante-dix m’éblouit toujours. Les débats
cerisiens étaient particulièrement vigoureux et passionnés quand le
Texte était au programme. La science du texte se double d’une
pratique folle, délirante. Il s’agit de la pratique du scripteur
lui-même,
sans doute : Claude Simon qui était dans la salle, écoutant
attentivement tout ce qu’on disait de lui. L’érotisme des textes
simoniens produisait parfois un discours exégétique mimétique
; il y était volontiers question de la gélatine post-coïtale
comme de l’orgasme du texte et de la métaphore expressive de
l’éjaculation. Et on pouvait entendre de ces phrases énigmatiques qui
porte à méditer longuement : Il faut que la coupure bande.
En avril 1977, on travaillait à la salle de l’Orangerie
car il faisait trop froid au château. La métaphore est indiciaire
du fonctionnement qui l’institue… Si la métaphore ne porte pas le
symptôme de ce qu’elle porte, elle est expressive (TF). Une
mauvaise métaphore, l’expressive, nous étions tous bien d’accord.
Pendant les pauses nous nous promenions dans le parc en écoutant le
chant des petits porte-plume nouvellement arrivés du grand Sud. Sur les
feuilles mortes, restes de l’automne passé, il y avait des messages
cryptés. L’allégorie était partout, et la
lecture infinie. Car le scripteur ne sait jamais totalement
ce qu’il écrit ni le lecteur totalement ce qu’il lit.
A cette époque on fumait à la bibliothèque pendant les séances. Roland
Barthes était enveloppé d’un
nuage de fumée. La parole traversait la salle ou montait en volutes
vers le beau plafond. Le langage des autres me transforme en image
comme la pomme de terre brute est transformée en frite (PRB).
Dehors, un beau soleil ; par les fenêtres et les portes tout ouvertes
on voyait des fragments d’arbres et de ciel. On pouvait rêver un
peu sur ce moi aliéné en frite, pour être vite rappelé
à l’écoute par telle phrase délicieuse : Il suffit
d’un rien pour déranger la splendeur de l’amour.
D’autre part, le plaisir n’est pas une notion
théorique (PAL). Le plaisir n’est ni une notion, ni théorique,
dira-t-on. Bien qu’on puisse trouver du plaisir dans et par la théorie,
sa présence est nettement plus franche et directe dans la salle à
manger, quand par exemple l’omelette norvégienne est servie (ce dessert
qu’en Norvège on appelle "gâteau de glace Grand Marnier"), et qu’on
peut se défouler un peu après la tension intellectuelle de la journée.
Et monter au village après dîner
pour prendre un café avec son petit calva. Dans les bosquets du
texte il y a des esprits qui parlent. Il y a plein d’esprits et
divinités plus ou moins invisibles dans les arbres de Cerisy également.
Il
s’agit de marcher doucement pour sentir leur présence.
Parlant d’esprits il me semble que c’est en 1988 que nous avons
commencé, quelques-unes parmi nous, à prendre l’apéritif devant "nos
appartements" à l’Orangerie ou, plus tard, aux Escures. On nous
a regardé avec curiosité, mais il y en avait qui s’arrêtaient pour
causer, et qui se laissaient inviter. Ces moments de plaisir
supplémentaire ont confirmé ce qu’on savait déjà : Recevoir
est un acte de donner (PR). Autrement dit, et cela revient au même
: Si la cause est parole, l’effet doit être parole. Déjà
Aristote disait qu’il faut transformer une expérience en histoire
(muthos) ; voilà l’essence de ce qu’on a appris cet été-là, à Cerisy.
Une seule phrase pour compléter : le monde
est une métaphore. Oui, mais...
Evidemment, si j’hésite à accepter pleinement la doctrine du monde
métaphore, je risque de me sentir visée par cette boutade cruelle : Il
y a des gens qui ont de l’imagination, et d’autres qui sont les
esclaves des phénomènes (FP). Il n’est pas toujours aisé de
choisir entre imagination et phénomènes. A l’époque du Texte on était à
l’abri de ce genre
de dilemme, tandis que maintenant, c’est-à-dire en 1990, tout pouvait
arriver. Le roi est nu, mais l’aventure commence !
Heureusement,
il y avait là des gens plus modérées, qui ont fait
remarquer que parfois surgit une question trop difficultueuse pour
la
psychanalyse. Rassurées, nous sommes allées en petit comité
à Hauteville-Plage, du côté des phénomènes.
La mer était au rendez-vous ; on a complètement oublié
la chute de l’âme dans l’inconscient pour jouir simplement de la vie.
Je crois quand même avoir compris une chose : La pire des croyances
est ce que j’entends.
L’année suivante il faisait froid et il pleuvait tout le temps. S’il
n’y avait pas eu les repas, on aurait sombré dans la mélancolie
baroque. La cuisine cerisienne nous a sauvés. Le malheur du
corps est bénéfique à l’âme (EB). Soit,
je veux bien le croire, mais le rôti de veau est plus bénéfique encore.
Indispensable même à l’être qui erre dans les ténèbres.
Chaque œuvre n’existe qu’une fois (PF). Clair
comme de l’eau de source ! me dis-je. Il est de ces moments
d’entendement spontané et souverain qu’on est incapable de reconstruire
après. Tant pis, l’expérience est délicieuse. Ce fut mon premier
colloque Derrida ; l’atmosphère était amicale et généreuse, on ne
comprenait pas toujours ce qui était dit, mais quand le maître lui-même
a parlé, il était facile à suivre.
Cela m’a étonnée au début, puis j’ai cru deviner le
secret : c’est qu’il pense à ce qu’il dit. Si l’on marque une
limite, on l’a déjà dépassée. Oui,
en effet.
Si je me souviens bien, le colloque surréaliste deux ans après s’est
déroulé dans un calme peu surréaliste. La révélation du réel,
vertige de l’être (PMS) s’est avéré nettement historique. C’était
agréable, sage et savant. Breton lui-même avait une patine de
chef-d’œuvre
classique quand on le citait : L’homme n’est peut-être pas le
centre de l’univers. C’est probablement le peut-être qui
sauve la phrase du banal. Les après-midi de lecture sur la pelouse
devant les Escures, c’est cela aussi, Cerisy. On peut se permettre
parfois
de laisser passer le temps.
Nous nous construisons dans ce que nous disons. Comme
dans une talking-cure, notre discours retombe sur nous comme une pluie
(MB). Admirez la beauté de cette image ; elle se passe de commentaire. Le
discours lui-même est une frontière. Voilà pourquoi il faut se
taire de temps en temps, et aller encore une fois à la plage. Ce qu’on
a fait, au petit matin et à jeun. Cette fois, la mer était partout. En
rentrant, on était en forme
pour de nouvelles dialogiques.
Nous vivons dans une époque où on est post-partout
(AA). Il y a cinq ans que cela a été dit à Cerisy, et c’est toujours
vrai. Nous sommes post-partout, dans un sens et dans l’autre. D’autre
part, ce qui peut arriver, arrive. Cela me semble moins
dépressif, voire joyeusement surréaliste. Mais
il faudrait vérifier le contexte, qu’on n’a pas. En attendant, on
a bien le droit de s’amuser (on s’empare de ce droit) : L’animal
est une
chose qui bouge, comme le cinéma.
Donner un sens à un lieu (PEL) est essentiel si on
veut y vivre. Et retrouver les lieux dans le lieu. Les lieux
cerisiens dans Cerisy-la-Salle : pour aller du château au village, en
passant par les Serres pour le seul plaisir de voir les roses, les
pommiers en fleurs et les raisins, on monte par la route départementale
et parfois, dans la fenêtre d’une maison particulière, on voit un beau
chat jouir des premiers rayons du soleil. En revenant, on peut
prendre la rue qui descend en pente abrupte vers l’Orangerie. L’horizon
figure l’inépuisable.
Finalement, une seule chose reste à dire : La dette
n’a pas de limites (DV).
Mainread HANRAHAN
Cerisy. Lieu non-universitaire consacré, d’une façon et avec une
conviction que nombre d’universités feraient bien d’imiter, à
l’excellence de la recherche. Endroit vraiment respectueux de
la pensée, et de l’activité pensante, la praxis, autant
que des idées qu’elle produit.
Les trois fois où j’y suis venue, intervenue, s’étant concentrées entre
1997 et 2000, au lieu d’en parler dans une perspective diachronique, je
préfère traiter l’impression chaque fois ressentie d’entrer dans un
autre monde. Ce qui est bien entendu le cas
: peu de colloques ont lieu dans un local qui puisse rivaliser avec la
beauté resplendissante du château de Cerisy. Mais après
la découverte à la fois admirative et méfiante que tout
ce qu’un tel château représente en fait de ressources d’une
élite sociale a été voué au service de l’élite
intellectuelle, est venue celle, cette fois uniquement admirative, que
ce lieu respire l’estime pour l’étude. Je ne parle même pas
des étagères pleines de livres qu’on peut emprunter, des nombreux
recoins munis de chaises confortables où l’on peut lire. C’est que
Cerisy représente un temps autant qu’un espace : temps d’écoute,
temps de questionnement, temps de rumination. Bien qu’il ne soit plus
possible
de nos jours de n’avoir qu’une seule communication journalière,
la direction a réussi à garder la trace des premiers colloques,
où paraît-il la plus grande partie de la journée était
libre pour la réflexion.
J’applaudis au parti pris de ne pas avoir de séances parallèles (tous
les participants participent ainsi au même tout), de ne pas trop
charger le programme (chacun dispose ainsi d’un temps individuel)
et surtout de prévoir amplement du temps pour la discussion. Il
y a jusqu’à l’absence de clés qui témoigne de l’importance
donnée sur tous les plans à l’ouverture. Là-bas le
vocabulaire des colloques est à prendre au propre : tout s’y fait
pour que les “rencontres” y soient de véritables rencontres, pour
que les “communications” mènent réellement au dialogue. J’ai
rarement éprouvé avec autant de force qu’à Cerisy le
sentiment de faire partie d’une communauté intellectuelle. Et puis
si, pour ne pas idéaliser, il faut reconnaître que, là
comme ailleurs, les colloques peuvent tenir du tournoi, sinon de la
bataille,
au moins on entre en lice dans un lieu de délices, ne serait-ce
que culinaires. Le savoureux menu traditionnel, le verre de calvados à
l’accueil… Si le Centre culturel de Cerisy figure, pour l’étrangère
que je suis, le meilleur de la culture française, c’est moins parce
qu’il offre une célébration de l’intellect que parce que dès
le seuil on s’y sent généreusement nourri corps et âme.
Claudine HELFT
Paris, le 19 février 2002
Cerisy m’a apporté intellectuellement quelques rencontres magistrales,
ainsi celle qui a eu lieu avec Elie Wiesel, mais je dois dire
que, dans l’ensemble, je n’ai pas lié d’amitié particulière dans ce
Centre. Par contre j’y ai confortée celles qui étaient déjà miennes
avec Richard Rognet, Claude Cohen-Boulakia
ou Georges-Emmanuel Clancier.
Je suis venue cinq fois à Cerisy et toujours à titre d’intervenant.
N’étant venue chez vous qu’au cours de ces dix dernières années, je ne
vois aucun changement notoire : je pense qu’il y a la même ambiance de
sympathie et d’ouverture. Je dois dire que pour moi le point faible ne
se trouve pas dans les rencontres (puisque je les choisies moi-même)
mais plutôt dans l’inconfort dans lequel je me suis souvent sentie,
étant habituée, je dois le dire, à avoir une salle de bains
individuelle, raison pour laquelle j’ai parfois abrégé mon séjour.
D’autre part, ma spécificité de poète m’a conduite, à quelques
occasions, à ressentir une incompréhension totale et une méconnaissance
de la poésie contemporaine,
surtout dans le domaine des psychologues, nombreux souvent, trop à
mon goût, par rapport aux littéraires. Peut-être n’est-ce
là qu’un hasard et que j’ai mal choisi mon auditoire.
Cependant je récidive : en effet, j’interviendrai, comme Jacques Gorot
me l’a demandé, dans le colloque “ Parmi l’espace de la relation : réel
et imaginaire ”. Je ne pourrai intervenir (et j’en ai averti J. Gorot)
qu’à partir du 4 juillet étant auparavant aux
U.S.A. C’est donc du 4 au 6 juillet que je serai entre vos murs,
souhaitant,
si cela vous est possible naturellement, de me donner, à nouveau,
la chambre du fond (toilette et salle de bains individuelles) que
j’avais
grandement appréciée.
Merci encore pour votre accueil, votre dévouement, votre chaleur. A
bientôt donc, le temps passe très vite !
Jean HINAULT
Le 3 février 2002
Ayant assisté, depuis ma retraite professionnelle de géologue, à 14 des
colloques tenus à Cerisy de 1987 à 2001, en tant que simple auditeur
curieux d’esprit, mais auquel vous avez maintenu durant ses séjours
d’une semaine un accueil courtois, c’est très volontiers que je me sens
“ obligé ” de répondre aux quatre questions posées dans votre lettre de
décembre 2001. Mes témoignages sur les colloques ne sont pas d’un
spécialiste engagé, ni d’un enseignant, mais d’un amateur plutôt
"poreux" et bienveillant, par ailleurs breton épicurien et positiviste,
sans doute “ archaïque ” aux yeux de beaucoup de “ post-modernes ”,
bien
que continuant à lire quelques auteurs importants, tel Barthes (pour
le style) et Houellebecq (pour le contenu). En me permettant de saluer
le
travail quotidien que mènent vos équipes et vous-mêmes
depuis des années, pour organiser, tenir et éditer des dizaines
de colloques, et faire ainsi du centre de Cerisy une institution
culturelle vivante et pas trop abstraite, je vous prie de croire,
Mesdames les Directrices, à mes sincères salutations. Meilleurs vœux
pour l’an 2002, et “ tenir la pas gagné ” !
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
- Vie intellectuelle : certainement un “ plus ”, c’est-à-dire une
stimulation et une ouverture de l’esprit à des points de vue divers, et
aussi un plaisir à l’écoute de certains exposés parfaitement maîtrisés.
Il arrive que certains choix intellectuels ou sociaux soient confirmés
ou réfléchis.
- Vie professionnelle : j’étais à la retraite. Mais
pas d’incidence sur mon métier : recherche de gisements d’uranium,
puis marché de l’uranium naturel.
- Contacts amicaux : je me souviens de plusieurs conversations
sympathiques, sinon complices.
Combien de fois êtes-vous venus à Cerisy, à quel âge, à
quel titre ?
J’ai assisté en tant qu’auditeur à 14 colloques sur
des sujets littéraires ou de “ sciences humaines (?) ”, de 1987
à 2001. J’étais un retraité sexagénaire, puis
septuagénaire. A toute fin utile (*), liste jointe de ces 14 colloques
avec des appréciations subjectives.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent
les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations ?
- Colloques “ littéraires ” : à continuer avec la même audace (qui
oserait un colloque sur le style d’A. Gide !).
- Colloques “ sciences humaines ” et métaphysiques : souvent trop
abstraits, des constructions intellectuelles incertaines, sans
incidence pratique appréciable.
- Les débats et conversations qui suivent chaque communication sont
ouverts et tolérants. Le cadre et la réception du centre de Cerisy sont
conviviaux : un ensemble unique dans son genre. Et la durée d’une
semaine par colloque est tout à fait appropriée.
- J’ai assisté au 12e Forum du Mans, en octobre 2001 (Où nous emportent
les techniques ?) et à quelques journées de Pétrarque à Montpellier, à
la belle saison. Rien de comparable à Cerisy. L’auditeur ne peut guère
qu’écouter “ démocratiquement ” un petit cercle d’émissaires
médiatiques et consensuels. La grand’messe est bien dite ; l’impact
quasi-nul.
Avez-vous aperçu des modifications, au fil du temps,
dans l’organisation et dans l’atmosphère des rencontres
?
- L’organisation est bonne et bien au point.
- L’atmosphère reste conviviale. Je n’ai pas assisté à des échanges
agressifs ni à des débordements.
- Certains conférenciers ont tendance à raccourcir leurs séjours,
préférant peut-être la publication d’un colloque à des contacts rapides
et hasardeux.
Selon Jean-Marc Rodriguès (dans “ Histoire de la littérature Française
”, page 630, D. Couty, Larousse, Mai 2000), les décades de Pontigny
étaient “ chapeautées par le clan de la N.R.F. ”.
Actuellement les colloques de Cerisy, souvent très abstraits, sont bien
diversifiés et nombreux, et les Directrices n’y tiennent pas un second
rôle d’intendance.
Une plus grande ouverture vers la Province et vers des thèmes plus
mobilisateurs, pourrait augmenter l’audience.
Risquons 4 propositions particulières :
1) Colloque de sociologie “ critique ” (après le décès de Bourdieu et
avec la participation de Mme S. Bonnafous).
2) “ Comment peut-on être Breton et Celte ? ”. Les écrivains musiciens,
marins ne manquent pas. Et qui sait ?, TF1 ? TV Breizh ou
Pinault ? FNAC être tentés.
3) Cynisme grec et individualisme : Michel Onfray est normand.
4) Le cas Michel Houellebecq : Un style plat ou stendhalien, un nouveau
réalisme érotique et aussi des idées non narcissiques et des mises en
garde.
Karin HOLTER
Projet SIECLE
Oslo, le 4 juillet 2002
Voici le témoignage que je voudrais signer à propos
du rôle qu’a joué Cerisy-la Salle dans ma vie professionnelle :
Je peux dire, sans exagérer, que les colloques de Cerisy-la-Salle ont
constitué pour moi le fondement de ma vie académique. C’est là, en
1969, au colloque sur L’Enseignement de la littérature que,
pour la première fois, j’ai pu voir et entendre en chair et en os les
personnes qui jusque-là n’étaient pour moi que des textes. Et c’est là
que j’ai pu nouer des contacts professionnels et amicaux avec d’autres
participants qui, pour certains, durent encore. Des contacts qui ont
nourri, non seulement mes propres recherches mais, en tant que
professeurs invités, le milieu intellectuel du département du français
de l’Université d’Oslo dans son ensemble. Personnellement, ce sont les
colloques sur le Nouveau Roman dans les années 70 qui
m’ont le plus marquée. Je voudrais souligner aussi l’importance des
bourses accordées par le Centre aux jeunes étudiants/doctorants. Grâce
à ce système j’ai pu amener/envoyer des étudiants travaillant sur
un écrivain ou thème spécifique traité à Cerisy. Ces séjours se sont
toujours avérés très fructueux pour les études de ces étudiants
qui, à leur tour, assurent un recrutement à Cerisy et aux
universités norvégiennes.
Je suis venue une dizaine de fois aux colloques de Cerisy, la
première fois, en 1969, à 34 ans, pour L’enseignement
de la littérature, la dernière fois en 1997, pour Le
sujet de l’écriture (Alain Goulet). Je suis venue en tant
qu’intervenant (une fois) et auditeur.
Par rapport à d’autres manifestations internationales auxquelles je
participe, Cerisy possède la spécificité d’un
cadre magnifique. Le fait d’habiter le lieu de travail crée
naturellement - et facilement - des liens sociaux ; les discussions
continuent pendant les repas, au café, pendant les promenades. Le
paysage normand aussi joue un rôle important dans l’atmosphère unique
de Cerisy-la-Salle. Et le fait de rencontrer toujours la même direction
ajoute à l’atmosphère familiale et accueillante qui caractérise le
Centre !
Une faiblesse de Cerisy par rapport à d’autres colloques et congrès,
serait la "fermeture" relative de la direction des colloques ;
l’avantage d’avoir un groupe d’intervenants invités par la direction et
donc cohérent, se paye par une certaine restriction : à Cerisy, il n’y
pas "d’appels d’interventions" lancés de par le monde. Il est vrai que
les discussions sont très libres - et libérales et que l’annonce
annuelle des colloques circule bien de par le monde.
Si l’atmosphère des rencontres reste la même, toujours chaleureuse, on
peut percevoir certaines modifications dans l’organisation des
rencontres. D’abord en ce qui concerne les thèmes traités : même si la
littérature et la philosophie constituent encore l’épine dorsale,
Cerisy s’est plus diversifié au fil du
temps, aussi bien en ce qui concerne les thèmes traités que
la durée des colloques. La publication des colloques constitue toujours
une mine d’or, aussi bien pour les participants que pour ceux qui ne
connaissent Cerisy qu’à travers ses livres.
Gérard LANVIN
Le 25 février 2002
Chère Edith, Chère Catherine,
J’ai bien reçu en son temps, en m’excusant de répondre si tard, votre
aimable courrier pour le cinquantenaire de Cerisy.
Il ne saurait être trop tard pour vous adresser d’abord tous mes vœux.
Cerisy n’évoque pour moi que de bons souvenirs. Je crois y être venu
pour la première fois au cours de l’été 59 ou 60, en compagnie de
Claude Mary et de ses parents. J’avais alors 36 ou 37 ans. C’était une
décade à caractère plutôt scientifique et donc des plus éloignées, a
priori, de mes goûts. J’en ai gardé le plus vif et le plus heureux
souvenir, à cause de la simplicité et de la gentillesse qui y
régnèrent. Je suis revenu par la suite à plus d’une reprise. Toute
autre était l’ambiance, mais également de qualité. En particulier, une
décade Nietzsche, où je rencontrais entre autre Sarah Kofman.
Une autre, en juillet 1968, m’a marquée, sur le tragique.
Comment ne parler de l’accueil, alors, de Madame Heurgon ?
Mon dernier passage à Cerisy date de juillet 84, décade Hugo,
où je fis parmi d’autres rencontres, celles de M. et Mme Paul Benichou,
de leur fille Sylvia Roubaud. Je me souviens d’être resté ensuite deux
ou trois jours, qui étaient consacrés à Barbey d’Aurevilly. J’étais
porté, par goût, vers les décades littéraires en touchant
aux choses de l’art Tout ce qu’il y avait, pour moi, à Cerisy, de
particulièrement universitaire, voire politique, m’était
assez étranger. Mais la diversité, la liberté, le
repos, tout cela conjugué, étaient inestimables.
Voilà, grosso modo, et rapidement noté, ce que je peux dire Je garde
précieusement les programmes de l’été prochain et n’exclus nullement de
revenir.
Croyez, avec mon meilleur souvenir, à mes sentiments très amicaux.
Dominique LAOUSSE
Comme pour beaucoup d’autres, je suppose, le premier contact avec
Cerisy passe par la consultation d’ouvrages sur des colloques. Puis, la
curiosité aidant devant un nom qui revient aussi souvent, on imagine
tout … sauf le site de Cerisy. Ensuite, après y avoir été,
on se surprend à échanger, avec d’autres cerisiens, des souvenirs sur
les lieux, le grenier et les caves du château, les poutres de la
bibliothèque, les promenades dans la campagne avoisinante et, surtout,
la première soirée de présentation avec ses rites
festifs. N’oublions pas les visites du château qu’il convient de faire
deux fois pour profiter des lumières des deux guides touristiques.
Au passage, deux anecdotes pour souligner que Cerisy n’est pas
seulement un temple de la connaissance mais peut toujours receler des
surprises...
Tout d’abord, un matin de 1992, vers 7h30, retour de course dans les
brumes cerisiennes. Petit trot jusqu’à la terrasse arrière pour
souffler un peu à l’arrivée. Personne. Sauf un monsieur âgé qui attend
en regardant le plan d’eau sur la terrasse arrière. Il me voit,
s’approche et me salue. Moment agréable. Nous bavardons quelques
instants des plaisirs du jogging. Il me dit l’avoir beaucoup pratiqué
et regretter d’avoir du arrêter, l’âge venu. 9h, la bibliothèque.
Stupeur. L’intervenant du matin, Albert O. Hirschmann, le théoricien de
la socio-économie et mon interlocuteur ne sont qu’une et même personne !
Autre moment. Une séance ordinaire d’un matin de 1991 pour
un colloque sur Structuration du social et modernité (Autour
d’AntonyGiddens). Tout le monde écoute, concentré, A. Giddens
présenter des travaux qui ont influencé ses réflexions
sociologiques. Il cite, parmi d’autres Chris Waddle et Glen Hoddle. Peu
de têtes se lèvent et beaucoup notent ces noms… de footballeurs
célèbres ! Pour la petite histoire, A. Giddens trouvait
les participants trop sérieux et avait parié de tester
leur connaissance du monde réel. L’anecdote est authentique, témoin
l’exergue du livre du colloque.
Mais l’histoire de Cerisy est celle d’un perpétuel devenir
qui doit être préservé pour permettre à des
amoureux de la connaissance de consacrer une semaine (quel luxe de nos
jours !) à partager leurs questions.
Marie-Lise LAUTH
Le 26 janvier 2002
Je réponds donc aux questions :
1) J’ai tout ce qu’il me faut dans ma vie professionnelle au point de
vue intellectuel et amical, mais Cerisy a toujours été une très bonne
période de vacances pour moi car je m’y sens comme un poisson dans
l’eau.
2) Je ne sais plus, la première fois était à
l’invitation de Serge Leclaire, il y avait une confrontation de
discours
religieux, politique et psychanalytique ou quelque chose comme ça.
Même si par la suite je suis intervenue parfois quand il était
question de la psychanalyse, je ne suis jamais venue que comme
auditrice
vu le poids que l’on donne aux plus connus parce que édités.
J’ai du venir 7 ou 8 fois.
3) Avantages : Je ne connais pas d’autres sociétés que celle de Cerisy
où l’on a le privilège de se côtoyer, où tout le monde parle à tout le
monde. La richesse et la qualité
des échanges, presque plus encore pendant les repas et les intervalles
que pendant les interventions, font que l’on a toujours envie d’y
revenir.
Faiblesses : Trop d’importance est accordée aux universitaires
chevronnés et, dans le monde tourmenté des analystes, à ceux qui se
sont fait éditer et qui ne sont pas toujours les meilleurs.
4) L’ambiance n’est pas la même quand les orateurs viennent
faire un petit tour et repartent le soir même car ils sont “ surbookés
”. Ce qui fait l’attrait pour moi de Cerisy est que l’on vit ensemble.
Je n’oublierai pas les soirées au premier, même si le piano était un
peu désaccordé. Le personnel est charmant, la cuisine parfaite, seuls
les canapés pour 3 sont trop étroits et les fauteuils un peu fatiguées,
on profite mieux bien assis.
Michel LIOURE
Clermont, le 30 décembre 2001
En réponse à votre enquête préparatoire au colloque Cerisy dans le
S.I.È.C.L.E., j’ai le plaisir de vous adresser ma modeste
contribution - qui n’appelle évidemment aucune publication.
J’ai participé quatre fois, me semble-t-il, aux décades de Cerisy :
deux fois en auditeur, dans les années 60, quand j’avais une trentaine
d’années et que j’étais assistant à
la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, lors des décades sur Claudel
et Gide, puis deux fois en tant qu’intervenant, vers la
cinquantaine, et devenu professeur dans la même Université, pour les
décades sur Ionesco en 1981 et la dramaturgie claudélienne
en 1987. J’avais été
invité la première fois par Henri Gouhier, auquel je m’étais
adressé alors que je préparais une thèse sur le théâtre de Claudel, et,
lors de deux dernières décades ci-dessus
mentionnées, par Paul Vernois.
Dans chaque cas, j’ai eu le plaisir de rencontrer des auditeurs ou des
intervenants devenus mes maîtres ou mes amis (Henri Gouhier, Jean
Rousset, Paul Vernois, Marie-France Ionesco, Pierre Brunel, Yves
Moraud, parmi bien d’autres que je ne saurais tous nommer, sans parler
de toutes celles
et tous ceux que j’ai perdu de vue et que je regrette de n’avoir plus
eu
l’occasion de rencontrer).
Le cadre et l’accueil du château de Cerisy offrent aux participants un
agrément et une convivialité que l’on ne retrouve guère dans aucun
colloque de ce type, excepté les journées de
Brangues où la famille Claudel reçoit chaque année
les participants avec une grande hospitalité. Seul inconvénient
- auquel il a peut-être été remédié depuis
mes derniers séjours - la très mauvaise sonorité
de la salle à manger, qui rend fort pénibles sinon impossibles
les conversations.
Si l’organisation et l’atmosphère des décades de Cerisy ne m’ont guère
paru changer au fil des années - mis à part le confort agréablement
accru des chambres et du séjour -, il me semble que les sujets retenus
s’orientent davantage vers les sciences humaines, aux dépens peut-être
des domaines plus largement littéraires.
En conclusion, sachez que je conserve un excellent souvenir de toutes
les décades auxquelles j’ai eu la chance de participer, et notamment de
Madame Heurgon-Desjardins, dont je conserve précieusement un des
derniers mots écrits de sa main - et que seul l’emplacement
géographique de Cerisy, difficile d’accès pour quelqu’un qui est
familialement attiré par le Sud-Est, m’a retenu de m’y rendre plus
fréquemment.
En souhaitant que la décade “ Cerisy dans le SIÈCLE
” connaisse un beau succès et vous permette de revivre de grandes
et importantes rencontres, je vous prie d’agréer, Mesdames, avec
mes vœux les meilleurs pour la nouvelle année, mes bien cordiales
salutations.
Serge MEITINGER
“Cerisy est un des rares lieux où la rencontre entre les esprits et les
cœurs puisse en quelque sorte ‘se programmer’ sans être en rien
‘institutionnalisée’ : c’est un lieu de dialogue où
tout se passe et se fait dans l’écoute”. Je rendais compte ainsi
de ce qui me semble caractériser au mieux ce haut lieu d’intelligence
et d’amitié dans la recension que je faisais des Actes de la Rencontre
autour de Claude Vigée, La terre et le souffle (Albin Michel,
1992), et, de fait, je n’ai jamais trouvé ailleurs un tel creuset
d’échange et de partage, trop de colloques universitaires se résumant à
un rituel dérisoire et hâtif où il s’agit moins de parler ensemble que
de débiter sa contribution juste avant de
s’enfuir...
Je suis venu dix fois déjà à Cerisy et j’y ai parlé dix fois dans
l’écoute comme “dans l’estime” (expression chère à Saint-John Perse)
avec la certitude d’avoir été
entendu. Et j’ai noué dans les aîtres mêmes du château des amitiés
intellectuelles, et plus que telles, qui demeurent vives et
chaleureuses ! Plusieurs collaborations, plusieurs voyages ont trouvé
là leur origine, leur occasion, leur vocation.
C’est en 1985 (j’avais 34 ans) que j’ai participé pour la première fois
à un colloque en ces lieux : la rencontre sur Phénoménologie et
littérature : l’origine de l’œuvre d’art, animée
par les membres de l’Institut des Hautes Études Phénoménologiques
(World Phenomenology Institute, Belmont, Massachussetts), avait lieu
en juin et le climat était celui d’une Normandie fraîche et
pluvieuse, le feu brûlait haut et fort dans la cheminée
de la bibliothèque et nous nous étions réfugiés,
pour nous entretenir, dans son voisinage le plus immédiat. J’y
évoquais les prémisses théoriques de ma thèse
sur Mallarmé, portée par une problématique phénoménologique...
Dans cette même perspective philosophique, il y eut pour moi les
colloques Paul Ricœur (1988) et Eugen Fink (1994),
penseurs que je mis à l’épreuve de la poésie ; le premier se déroula en
présence du philosophe dont nous célébrions les soixante-quinze ans ;
l’envergure de sa pensée et la qualité de sa présence nous éblouirent.
Et ce furent les rencontres avec quelques-uns de nos plus importants
poètes contemporains : Léopold Sédar Senghor (1986) pour fêter
ses quatre-vingts ans, Edmond Jabès (1987), Claude Vigée
(1988), Lorand Gaspar (1994)… Plaisir et humour
parfois de voir l’ancien Président du Sénégal gérer lui-même le
commentaire de son œuvre avec une circonspection toute diplomatique et
un sens politique de l’esquive, subtil certes mais souvent frustrant.
Émerveillement de découvrir, dans les caves du
château, avec quelle vitalité Edmond Jabès faisait tournoyer
son épouse en une valse enlevée et vigoureuse ; souvenir encor
ému d’une conversation avec lui dans la fenêtre du grenier
et où il me disait ne pouvoir souscrire à la pensée
d’Emmanuel Lévinas reconnaissant en tous temps et lieux une manière
de transcendance à autrui : il se refusait en particulier à
accorder ce privilège à Hitler en qui il ne pouvait voir l’un
de ses prochains et, moins encore, un autrui transcendant. Avec Claude
Vigée,
dont la parole vive, nourrie du miel biblique, doux et âpre, fluide
et parfois rugueux, fit sans cesse écho aux divers intervenants,
il apparut que l’exil et l’errance, si caractéristiques de son destin
personnel pris dans les pires turbulences de l’histoire, pouvaient être
tenus aussi pour le propre de la condition d’homme et de poète.
L’amitié
retrouvée de Lorand Gaspar, que j’avais connu à Tunis dès
1975, me rendit à nouveau sensible, grâce à sa présence poétique et
humaine, le rythme du désert et le grand cycle
tragique et cosmique de la Grèce éternelle, où Patmos
rayonne comme lieu immémorial, de maintenant et d’avènement...
La dernière décennie du siècle fut propice également pour renouer avec
quelques-uns de nos maîtres et les maîtres de nos maîtres : Jean
Grenier (1991), Mallarmé (1997), Edgar Poe
(1998). J’ai publié
un travail dans les Actes du colloque Paysage : état des lieux
(1999) sans avoir pu assister à la rencontre, pour des raisons de
calendrier, et je participerai, cette année 2002, au colloque Alphonse
Daudet, pluriel et singulier. Pierres blanches d’un cheminement
recoupant
sans cesse et éclairant mon chemin personnel...
La première personne que je connus de Cerisy fut Philippe Kister qui
vint me chercher, en juin 1985, alors que je descendais tout seul
à la petite gare de Carantilly-Marigny… Le premier contact avec lui
fut chaleureux, malgré ou à cause même de la fraîcheur
ambiante, et la chaleur ne s’est jamais démentie. Il assistait
alors Jean-Pierre Colle et j’ai été heureux de le voir
devenir avec les années un brillant et efficace gestionnaire.
Je n’ai guère senti au fil du temps de modifications dans
l’organisation
et dans l’atmosphère des rencontres et c’est cette continuité
que j’aime, patente dans la clarté et la rigueur de l’organisation
matérielle, plus latente mais sensible dans l’esprit même des
rencontres, aussi diverses qu’elles aient pu être… Longue vie à
Cerisy ou plutôt à l’esprit de Cerisy qui est vie de l’esprit
! Et merci !
Dominique NOGUEZ
Quand Édith Heurgon m’a demandé l’an dernier un texte, même très court,
sur Cerisy, je n’ai pas pu l’écrire. Il aurait fallu plus de quelques
lignes ou même de quelques pages : en réalité tout un livre. J’en ai,
du reste, déjà parlé, de ci, de là, dans des volumes publiés ou non. Et
j’y reviendrai très probablement à l’avenir.
J’ai eu l’honneur d’être accueilli au château de Cerisy-la-Salle par
Mme Heurgon-Desjardins une première fois en 1965, pour la
décade Gide. J’y suis alors venu trois ans de suite et, à
chaque fois, pour la décade entière (ce qui ne se fait plus
guère aujourd’hui et c’est une vraie perte : chacun y fait deux
ou trois tours et puis s’en va ; nous, alors, nous faisions trois
grands
tours et nous restions !). Puis j’y suis retourné, de cette façon
malheureusement épisodique, une demi-douzaine de fois. Et j’espère
avoir encore l’occasion d’y revenir.
Ces premières décades représentent beaucoup dans ma vie : dans ma vie
étudiante, ma vie intellectuelle, ma vie littéraire, ma vie affective.
Disons, pour être bref, que ce fut à la fois le Walhalla où le jeune
apprenti écrivain que j’étais entrevoyait pour la première fois au
naturel et même au
repos les grands écrivains et les familiers des grands écrivains ou des
grands penseurs qui faisaient l’ordinaire de ses rêveries, de ses
enthousiasmes, de ses méditations, de ses textes. Et, prolongement
campagnard de cette rue d’Ulm où il vivait et apprenait alors,
une sorte aussi d’abbaye de Thélème de rechange pour les
beaux jours d’été. Mais ce fut plus encore : car - soirée de " jeunes "
rue de Boulainvilliers par ci, bibliographie ou épreuves à corriger par
là -, par la grâce d’Anne Heurgon,
Cerisy ne fut bientôt plus dans Cerisy. Il ne l’était pas
plus, en tout cas, que Pontigny n’avait toujours été dans
Pontigny. Et voilà peut-être, pour rester dans l’esquisse,
la gloire la plus patente de Cerisy pour ceux qui ont eu la chance d’y
venir
jeunes : comme tous les hauts lieux intellectuels, ce n’est pas
seulement
un endroit où l’on va, c’est une grâce qu’on garde infiniment.
Claude OLLIER
Réponses aux quatre questions
Le 24 janvier 2002
1- Voici près de quarante années, Cerisy a été pour moi, peu enclin aux
débats intellectuels et aux manifestations collectives, le lieu d’une
découverte et d’un événement bienvenus. Le cadre lui-même, château et
parc, a joué assurément un grand rôle dans cette réussite ; se sentir
tout à fait à l’aise dans un lieu nouveau, y circuler avec plaisir,
jouir de cette sorte d’interpénétration, d’osmose, entre activités
intérieures et activités extérieures, à leur manière toutes deux
ludiques dirait-on aujourd’hui, le caractère si simple, sans protocole
et d’emblée amical
de l’accueil, m’ont paru réaliser ce que tout novice peut souhaiter
le plus intimement en pareille occasion. Par les belles journées,
les séances semblaient pouvoir se tenir aussi bien sur la pelouse
ou au bord de la rivière que dans la salle des conférences.
Cette aptitude d’un édifice exceptionnel et de son environnement
naturel - de son isolement aussi, si précieux à biens des
points de vue - à laisser l’esprit au sein d’un ordre bien conçu
et discret, dans une atmosphère d’autant plus sympathique que j’étais
venu avec des amis, avait dissipé rapidement la crainte en moi, mêlé
pour la première fois à un événement de ce genre, de m’y trouver
contraint, un peu perdu aussi, apprenti écrivain sans spécificité
culturelle autre que celle de sa plume, égaré
parmi les philosophes qui m’en ont toujours spécialement imposé, pour
n’avoir jamais fait peut-être que des études de commerce. Par ailleurs,
cet emploi du temps alternant heures de réflexion et discussion avec
celles d’une récréation qui aimait s’étendre, l’après-midi, le soir,
jusqu’en limite du rivage maritime proche, reproduisait, en
l’amplifiant et l’harmonisant avec autrui, celui qui avait toujours été
le mien dans une solitude de l’écrit partagée entre travail, promenade,
lecture, musique, vécus comme les chapitres successifs d’une activité
harmonieuse bien comprise. J’ai par la
suite, chaque fois que je suis revenu à Cerisy, éprouvé
le même agréable et précieux retour de ces premières
impressions. Il est certain que ces rencontres ont joué pour moi le
rôle d’une reconnaissance, en ce sens elles m’ont encouragé
à poursuivre mon travail et à en parler par la suite par voie
d’échanges non écrits. Elles m’ont aidé aussi à
percevoir des points importants de l’évolution littéraire d’alors,
pressentis mais non toujours aisément observés : la décade
consacrée au “ Nouveau Roman ” était emblématique à
cet égard, qui révélait clairement les perspectives
dans lesquelles chacun avait commencé de s’engager depuis peu et les
divergences certaines qu’elles manifestaient.
2- La première fois, donc, en 1963, à 40 ans, colloque Tel Quel,
intervenant. Puis en 1964 (41 ans), entretiens sur Le Temps, intervenant.
En 1970 (47 ans), colloque sur la Créativité, intervenant. En
1971 (48 ans), sur le Nouveau Roman, intervenant. En 1973, avec
ma femme et ma fille, l’été, pour un séjour de repos.
3- J’ai fréquenté très peu de lieux analogues à Cerisy. Je me souviens
de Royaumont et de son abbaye prestigieuse, où l’environnement,
cependant, n’a pas le même caractère amène ; d’autres rencontres aussi,
aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou au Maroc, dans un univers
tout autre, urbain le plus souvent, et une ambiance évidemment toute
différente.
4- Je n’ai ainsi fréquenté Cerisy que sur une dizaine d’années et j’ai
souvenir toujours de cette même atmosphère de simplicité, de détente et
d’amitié qu’Anne Heurgon-Desjardins et Geneviève de Gandillac savaient
y faire régner et qui
m’est restée très chère.
Catherine PARADEISE
19 février 2002
N’étant pas de tempérament grégaire, je n’ai
pas fréquenté très assidûment Cerisy. Mais au
regard de ma fréquentation d’autres lieux de colloques et séminaires,
c’est sans doute à Cerisy que j’ai été la plus fidèle au cours des 15
dernières années. J’y ai en effet toujours trouvé la double qualité qui
fait l’esprit des lieux. Ce
qui fait qu’on s’y attache, qu’on franchit les kilomètres pour
s’y rendre en appréciant la coupure qu’ils créent d’avec
la vie ordinaire, qu’on regrette d’en partir : le sentiment d’y
retrouver
des amis, des gens qu’on estime, pour traiter de vraies questions, sans
l’impatience d’en finir qui me saisit ordinairement dans les colloques
; la durée, la qualité et la chaleur d’un site propice à
l’abandon et à la sérénité intellectuels (mais jamais au laisser
aller). Cerisy a ainsi plus accompagné, conforté, stimulé, ma vie
intellectuelle, professionnelle et amicale qu’elle ne l’a créée. Je n’y
pense jamais sans un réel bonheur intérieur, où se mêlent les
réminiscences intellectuelles et esthétiques.
Je suis venue 5 ou 6 fois à Cerisy, de plus en plus précipitamment
hélas à mesure que mes obligations professionnelles se
sont faites plus lourdes. La première fois, c’était pour
la semaine en l’honneur de Michel Crozier, et j’y étais restée
du début à la fin. La dernière, c’était l’an
dernier, pour la troisième réunion sur la Prospective
de la connaissance et je crois n’y avoir pas même passé
une nuit… Pour tout dire, j’aspire à y revenir en toute tranquillité.
La première fois, je venais de passer la quarantaine, j’avais
soutenu ma thèse d’Etat quelques années auparavant, et,
comme par la suite, je venais comme intervenante. C’est pour moi une
règle, toujours, de ne fréquenter les réunions scientifiques
que comme intervenante.
Comme je l’ai dit plus haut, Cerisy, c’est d’abord une ambiance et une
qualité des personnes, que ne procure pratiquement jamais un colloque
ordinaire. La contrepartie peut être le côté un peu « entre soi », «
bande », « clique », souvent « franco-français » que possèdent parfois
ces réunions. C’est aussi naturellement ce qui en fait généralement
tout le charme : retrouver les vieux amis, des collègues qu’on estime
(car Cerisy est toujours de qualité) mais qu’on ne voit pas souvent ;
découvrir de nouveaux alliés, prendre le temps de disputer un peu, dans
un mode intellectuel « à la française », quand bien même on y croise
aussi des étrangers, vieux amis également, aussi sous le charme des
lieux et de la qualité de sa conversation.
Comme je l’ai dit plus haut, je ne suis certainement pas la plus
assidue des participants aux réunions de Cerisy, mais j’y ai maintenant
une ancienneté d’une quinzaine d’années, et un réel
attachement. Pour ma part, je n’ai pas réellement perçu de
changement de ton ou d’atmosphère. Les agréments de la conversation
y restent les mêmes. Cerisy, c’est pour moi la vie intellectuelle
telle qu’on peut la rêver et telle qu’on ne la rencontre que dans
quelques rares endroits en Europe et dans le monde (de ceux en tous cas
que je connais).
Pour tout cela, Merci !
Johanna PATTIST
Le 29 janvier 2002
Chère Edith, Chère Catherine,
Votre lettre m’est parvenue avec un peu de retard parce que depuis 4
ans j’habite une autre maison. Je l’ai reçue quand même et je me sens
honorée que vous ayez pensé à moi à l'occasion du cinquantenaire de
Cerisy. Il est important que je vous dise que les colloques, auxquels
j’ai assistés pendant environ vingt ans, ont signifié dans ma vie
personnelle un grand enrichissement du
point de vue intellectuel, culturel et social.
N’étant pas de formation universitaire, j’étais modeste professeur de
français au lycée. Mais j’ai eu le bonheur
de rencontrer Madame Van Rossum qui m’a examiné au sujet du nouveau
roman avec pour spécialité : Michel Butor. Elle était si contente de
mon enthousiasme pour cet auteur que, étant donné que justement cette
année il y avait un colloque Butor à Cerisy, elle m’a donné
une lettre d’introduction pour Cerisy. Depuis je n’ai pas manqué une
seule année. Mes séjours à Cerisy constituaient des étincelles de
bonheur et je suis toujours rentrée pleine d’enthousiasme. Evidemment
connaître des personnes comme vous, Maurice, Jean-Pierre Colle, Alain
Roger, Gabriella Flaibani-Gamberini et tant d’autres était aussi pour
moi très enrichissant ainsi que l’ambiance au château et le paysage
paisible où j’ai fait tant de promenades seule ou accompagnée de mon
fidèle ami Jan Küppers, qui, malheureusement est totalement aveugle
maintenant. Il est très courageux et se débrouille admirablement mais
sa vie s’est rétrécie d’une façon considérable. J’espère que Maurice et
sa fille Catherine sont en bonne santé.
Je regrette de pas avoir pris congé de vous d’une manière convenable.
J’ai écrit une lettre à Maurice dans le temps pour lui dire que je ne
pouvais plus venir, hélas, à cause de problèmes physiques. J’ai
retrouvé mes forces il est vrai, mais à mon âge (82 ans), je ne peux
plus faire ce voyage toute seule ni assister aux communications
intéressantes mais trop fatigantes pour moi. Je vous souhaite un grand
succès avec le Cinquantenaire, je penserais à vous tous et je vous prie
d’accepter mes sentiments de profonde amitié et gratitude.
Benoît PEETERS
Quelques images de Cerisy
"Je vous parle d'un temps
Que les moins de vingt ans
Ne peuvent pas connaître…"
En ce temps-là, vers 1975, régnait la modernité. En tout cas, nous le
pensions ; à tout le moins, nous l'espérions.
La modernité : ce mot magique unissait un structuralisme sur le déclin,
un Nouveau Roman quelque peu fatigué et les beaux restes du gauchisme.
Mai 68 était déjà loin, la Chine ne ferait plus longtemps rêver, mais
la foi restait presque intacte. Tel Quel était l’organe central d'une
invraisemblable synthèse : Lacan y voisinait avec Dziga Vertov et
Guyotat, Artaud et Bataille étaient enrôlés pour défendre la Révolution
Culturelle, et Sollers traduisait, du chinois qu’il ne connaissait pas,
les poèmes de Mao-Tse-Toung. "Hypokhâgneux" à Louis-le-Grand, nous
étions quelques-uns à nous soucier davantage de Barthes, de Genette et
de Ricardou que du concours que nous étions censés préparer. Nos idéaux
n’étaient plus ceux de Régis Debray, ils ressemblaient moins encore à
ceux de Woodstock.
La modernité, sans que nous l’imaginions le moins du monde, brillait
alors de ses derniers feux. La foule qui se pressait autour de Foucault
au Collège de France, de Deleuze à Vincennes, de Lacan
à la Faculté de Droit, allait bientôt disparaître, et tous ceux qui,
des années durant, avaient laissé traîner sur leur table sans les lire Les
Mots et les choses ou L’Anti-Œdipe ne tarderaient pas à y
déposer l’un ou l’autre de ces philosophes qui s’auto-proclameraient
nouveaux. Combien étions-nous vraiment, au plus fort de ces années-là ?
Quelques centaines sans
doute, soutiens fervents des collections de “textes” et de quelques
films
impossibles dont nous assurions la survie.
La modernité avait son palais d’été. C’était le château de
Cerisy-la-Salle, dont les colloques faisaient d’autant plus rêver
qu’ils étaient publiés dès l’année suivante dans la collection 10/18.
En 1974, deux de mes amis les plus
proches, Jean-Christophe Cambier et Marc Avelot, s'étaient rendus
à la décade consacrée à Claude Simon.
En juillet de l’année suivante, nous étions tout un petit
groupe à prendre le chemin de la Normandie pour officier autour de Robbe-Grillet.
Dans le train qui nous emmenait vers Lison (tout un programme…),
Jean-Christophe et moi avions eu une discussion enthousiaste et pointue
sur quelques
détails de l’écriture robbe-grilletienne, jusqu’à
ce qu’un autre voyageur du compartiment éclate d'une brusque colère,
nous sommant de continuer dans le couloir cette conversation qui
l’insupportait. Dans l’autocar qui nous conduisait au château,
j’aperçus pour la première fois le presque mythique Jean Ricardou, avec
ses lunettes noires, ses rouflaquettes, ses jeans moulants et l'énorme
dent qu’il portait en pendentif.
Ces dix jours verraient se confronter et s’affronter, dans un mélange
indissociable de théâtre et de théorie, l'étonnant directeur de
colloque qu’était Ricardou et le vivant objet d’étude qu’était
Robbe-Grillet. Trônant dans un fauteuil derrière le conférencier,
l’auteur de L’Immortelle adressait des
clins d’œil réguliers au public qui se pressait dans la bibliothèque ou
interrompait l’orateur d’un goguenard : “Mais non, machin, elle existe
vraiment la maison de La Jalousie”. Nous étions partagés entre
notre attirance pour la rigueur ricardolienne et la bienveillance dont
Robbe-Grillet faisait preuve à notre égard, insistant pour que nous lui
gardions une place à table, loin des raseurs nous disait-il, ou nous
emmenant faire plusieurs tours de pelouse (rituel qui
se répéterait de colloque en colloque, avec des significations
changeantes : débats amicaux, stratégies retorses, mises au point
sévères, condamnations implacables). Tandis que nous
marchions, il interrompait régulièrement les conversations
littéraires pour attirer notre attention sur un arbre ou une plante,
l’appelant d’un nom savant que nous nous empressions d’oublier.
Grâce au prosélytisme de Jean-Christophe, nous étions arrivés en force.
Il y avait Dominique, provocateur-né
qui, le soir venu, se plaisait à terroriser quelques professeurs
craintifs. Il y avait Gilles à qui Robbe-Grillet trouvait une
ressemblance avec Kafka (“Eh bien, je pourrai dire qu’il y avait même
Kafka à mon colloque, mais que c’était Kafka enfant !"). Il
y avait Hélène que le Maître et sa femme, Catherine,
entouraient de leurs assiduités, cherchant à l’entraîner
dans des cérémonies qui ne la tentaient qu’à demi.
On dit qu’il se reconstitua par une de ces nuits, à grand renfort
d’œufs crus, une scène célèbre de Glissements
progressifs du plaisir ; le destin supposé des draps nourrit
quelques conversations les jours suivants. Je me souviens qu’une
corpulente
admiratrice du grand écrivain fit une chute théâtrale
dans l’escalier et que Robbe-Grillet la porta dans ses bras jusqu’au
salon,
avant d’allumer le feu, en vrai châtelain normand. Je revois aussi,
pour l’une des projections qui se tenaient à Coutances, Maurice de
Gandillac conduisant sa petite voiture de façon pour le moins
distraite,
mais déclinant avec un sérieux proustien l’étymologie
de tous les villages traversés. Et le même Gandillac remettant
à sa place, sur le seuil du château, cet analyste outrecuidant
qui, à peine descendu de sa Porsche, lui désignait ses bagages,
attendant sans doute qu’un domestique les emporte : “Vous savez, ici,
nous
n’aimons pas tellement les psychanalystes”.
Cerisy, c’était des personnalités prestigieuses, des débats animés, des
discussions prolongées jusque tard
dans la nuit. Mais c’était aussi une série de rituels dont
certains hérités des temps lointains de l’Abbaye de Pontigny.
Il y avait l’accueil parfait de Jean-Pierre Colle, seul hôte permanent
du château, gentleman-farmer d'allure proustienne, toujours suivi
de son grand chien. Il y avait la répartition des chambres, objets
de calculs aussi savants qu’impénétrables : cette première
année, j'étais installé avec mes contemporains dans
la petite maison près de l’étang ; plus tard, je voyagerais
d’un bâtiment à l’autre, jusqu’à goûter, devenu
conférencier, aux chambres les plus prisées du château
(mais j’aurais toujours échappé, en raison d’on ne sait quelle
faveur, à la terrible punition des dortoirs, dans ces écuries
que leur nouvelle appellation d’escures ne suffisaient pas à rendre
plus attirantes). Il y avait la présentation du premier soir, dans
le grenier, avec cet historique du château et de l’Association que
nous connaissions depuis longtemps par cœur, puis les petits verres de
calvados.
Il y avait les longues tables de la salle à manger et leurs bancs
monastiques, les menus revenant année après année,
les plats proposés avec cérémonie, et l’omelette norvégienne
du dernier soir dont l’apparition, toutes lumières éteintes,
s’accompagnait toujours d’applaudissements. Il y avait comme une
géographie
miniature, avec ses espaces soigneusement hiérarchisés, la
chambre de Gide et les salons en cascade, un univers à ce point
suffisant
que la plupart de ceux qui sortaient du domaine pour rejoindre le
village
le faisaient en voiture, les quelques centaines de mètres qui
séparaient
les deux lieux étant multipliées par le fossé mental
qui les éloignait loin de l’autre. Il y avait dans le vestibule ces
photos prestigieuses que l’on observait longuement, reconnaissant les
visages
de Valéry et de Malraux, de Heidegger et de Lacan, de Sollers et de
Deleuze. Il y avait le livre d’or où nous glisserions un jour - mille
pardons -, à la page d’un colloque ancien, quelques signatures
apocryphes.
Cerisy, c’était aussi les tournois de pétanque au crépuscule, avec un
Ricardou malicieux mais plus intraitable que jamais. Et cette
cave où Maurice de Gandillac disputait, en soufflant bruyamment,
d’acharnées parties de ping-pong, cette cave où l’on dansait,
cette cave où l’on parlait en buvant un redoutable calvados, cette
cave où se fonderait une nuit la revue Conséquences. C’était
la journée dite de repos, les plages de Proust ou du débarquement,
et le casino de Coutainville où la mise minimale était à
deux francs (ce qui n’empêcha pas, un soir, un début de rixe
avec un ancien légionnaire, persuadé que nous lui avions
apporté la poisse : l’aplomb de Gilles parvint seul à le
démonter ; et ces autres sorties avec Christian Rullier, flambant
avec panache dans cette minable salle de jeu). Cerisy, c’était surtout
quelques jours d’une étonnante intensité, avec des rencontres
fortes, les débuts de vraies amitiés, des brouilles, des
réconciliations, des amours qui naissaient et se prolongèrent
parfois ; et la mélancolie de la dernière séance,
devant un auditoire clairsemé, juste avant de rejoindre le monde.
Cerisy fut longtemps notre phalanstère, le monde tel que nous le
rêvions, le lieu où notre dogmatisme juvénile pouvait se donner libre
cours sans engendrer d’irrémédiables drames. Jamais pourtant, la magie
de cette première décade ne se
renouvela tout à fait. Les colloques avaient cessé de paraître dans
cette collection de poche qui contribuait à les rendre mythiques,
fixant les débats en même temps que les conférences
(plus tard, ce ne serait plus que d’horribles digests, puis les
discussions,
qui formaient la vraie substance de ces rencontres, disparaîtraient
des volumes censés les restituer). Au fil des ans, on se pressa moins
nombreux dans la bibliothèque, les débats se firent moins
tranchants, les rituels devinrent plus pesants et les soirées moins
dansantes. Mais peut-être était-ce nous, seulement, qui avions
un peu vieilli.
Nicole PÉPIN
Le 7 janvier 2002
Réponse aux quatre questions :
1) Cerisy a joué un rôle important dans ma vie intellectuelle et
professionnelle en m’incitant à utiliser d’autres systèmes de pensée
que le mien.
2) Venue à Cerisy pour la première fois à la fin des années 80 à la
cinquantaine, j’ai participé à une décade par an jusqu’en 2001, une
année comme intervenante, les autres au titre d’auditrice.
3) Cerisy a quelques spécificités :
- Le sérieux de l’organisation des rencontres tout en prévoyant des
espaces de détente ;
- La qualité raffinée de la “ vie de château ”
;
- La grande variété de thèmes des colloques facilitant la continuité
d’un travail de recherche pour tous les participants.
4) Des modifications sont intervenues au fil du temps :
- Les participants, surtout les intervenants, séjournent souvent trop
brièvement, ce qui limite beaucoup les possibilités d’échanges ;
- Depuis quelques années, le nombre de jeunes participants ayant
diminué et l’âge des aînés augmenté, l’atmosphère a été moins animée,
moins festive, voir même tristounette, quelquefois.
Pour vous et vos familles, mes vœux nombreux, variés et sincères. Pour
le CCIC réussite, encore, en 2002.
A bientôt. Pensées amicales.
Germaine
POLIAKOV-ROUSSO
Nous sommes arrivés, mon mari et moi-même, pour la première fois en
juillet 1952 au Château de Cerisy-la-Salle. D’abord émerveillés à la
vue de cet imposant château, sitôt franchi le vieux pont de pierres,
nous fûmes accueillis chaleureusement par la directrice, Mme Heurgon,
mère des directrices actuelles et fille de Paul Desjardins, qui avait
fondé, lui, les rencontres des plus grands intellectuels de l’époque
dans l’Abbaye de Pontigny.
Tout était parfait : la beauté des chambres sur la table desquelles se
trouvaient une ou plusieurs roses fraîchement cueillies (Mme Heurgon
les cueillaient elle-même !). La salle à manger… La vaisselle déposée
sur des “ sets ” blancs comme neige…
Les repas… confectionnés “ comme à la maison ”, tout cela
faisait que nous nous sentions vraiment comme des châtelains d’un
autre âge...
Les soirées : où nous jouions ou nous chantions avec
les plus grands hommes et femmes de l’Intelligentsia française
et étrangère étaient absolument épiques.
Les colloques : professeur de musique, je venais aux colloques en tant
qu’épouse de Léon Poliakov, historien du nazisme dans la
seconde guerre mondiale… Il a traité du racisme et de l’antisémitisme
et des mécanismes qui y ont mené à travers une quarantaine d’ouvrages,
ceux-ci traduits en beaucoup de langues (y compris le japonais !). Il a
dirigé plusieurs colloques lau Centre culturel.
Nous sommes venus régulièrement, environ tous les deux ans, alors que
nos enfants jouaient dehors avec les enfants de la maison. Nous
pouvions suivre les colloques, et surtout après les pauses, rencontrer
des gens extraordinaires réunis là durant plusieurs jours… toute la “
crème ” des hommes, aussi bien dans les domaines de la littérature que
de la sociologie, de l’histoire ancienne ou
contemporaine…, des sciences humaines, etc...
Après la mort de Madame Heurgon très durement ressentie par nous tous,
ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris avec beaucoup
de courage la suite de leur grand-père et de leur mère. Chaque année,
des colloques, de plus en plus prestigieux, rassemblent des érudits, de
France et de l’étranger, les meilleurs dans leur spécialité.
Armande PONGE
Des souvenirs pour le cinquantenaire
de Cerisy ?
Bien sûr, j'en garde de nombreux et forts anciens car
ils se mêlent à ceux de mon adolescence, et de très chers puisque les
évoquer c'est faire revivre avec émotion la haute figure d'Anne Heurgon
- chère amie qui nous avait offert à tous trois de si merveilleuses
vacances en 1949, au temps où le château n'était pas encore en état de
recevoir de colloque.
Tous ces souvenirs sont nourris d'impressions fortes - images,
sonorités et odeurs confondues - ancrées dans la mémoire de ce premier
séjour et retrouvées bien vivantes, plus tard au temps des décades.
Si, dès l'arrivée, la vision du château - cette solide construction en
pierre un peu sévère, aux grands toits gris et flanquée de tours
carrées - impressionnait, la silhouette d'Anne en imposait tout autant.
Il émanait de sa personne une force tranquille, une sorte d'autorité
rassurante, qui m'a toujours semblé en parfaite harmonie avec la nature
du lieu. Avec quelle effusion nous accueillait-elle ! Une fois franchi
le petit pont sur les douves, sa voix à l'accent si particulier, rond
et puissant, résonnait claire et chaleureuse dans l'escalier de pierre
et les couloirs sinueux conduisant aux chambres ; elle s'inquiétait que
rien ne manque à notre installation, ouvrait d'immenses fenêtres sur le
parc pour atténuer l'odeur d'encaustique puis disparaissait à grandes
enjambées vers
les cuisines ou le potager.
Ainsi logée comme une châtelaine, j'allais vivre des vacances
champêtres dans une atmosphère familiale élargie, présence légère des
parents, sans autre contrainte que l'appel de
la cloche à l'heure des repas. J'allais goûter les joies simples
qu'offre une nature sans excès, ni mer ni montagne, mais les mystères
d'un grand parc, de petites routes bordées de hauts talus pour
des ballades à bicyclette, bref une campagne où la terre
sent bon l'herbage que broutent, sans relâche et sans hâte,
de paisibles laitières. J'aimais accompagner Catherine aux champs
assister à la traite puis à la ferme, où Édith
passait ses journées, voir barrater et se former le beurre, servi
en belle motte au petit déjeuner. La cloche faisait sortir Marc
de sa retraite studieuse, un chandail rouge jeté sur les épaules.
Quelques années plus tard, cette cloche magique invitait à se
rassembler - autour des tables d'hôtes ou dans la bibliothèque -
beaucoup plus de monde ! Cerisy était devenu un lieu de rencontres et
d'entretiens : une occasion de retrouver tant de visages familiers, de
la génération des parents certes, mais réunis dans une atmosphère
détendue, une sorte de relâchement
dû sans nul doute au bien-être ressenti par tous grâce
à la sollicitude d'Anne, l'amitié n'étant pas seule
responsable de ce climat.
La bibliothèque, aux murs tapissés de livres, m'intimidait ; je n'y
avais pas encore tout à fait ma place mais venue l'heure du thé, quel
plaisir d'écouter et de participer aux conversations qui se
poursuivaient dehors. Des jeux s'organisaient : parties acharnées de
ping-pong avec Zao Wou-Ki toujours si gai ! André Berne-Joffroy y
excellait et s'en souvient encore avec quelque satisfaction - et les
longues parties de croquet qui amusaient tout le monde : Henri Calet,
Paule Thévenin, les Mandiargues, Germaine Richier et René de Solier,
les Tortel, parmi les plus proches amis. Mais se rendre à la Foire de
Montpinchon était un événement, un vrai dépaysement : on s'y perdait
facilement dans une foule vêtue de noir, au milieu des paysans et de
leurs bêtes, dans les fumées des braseros et les odeurs de grillades.
Par contre, la foule du Mont-Saint-Michel nous avait agacées ! Etait-ce
à Saint-Lô qu'avait été organisée une projection privée de films
d'Alexeieff, réalisés grâce à son invention stupéfiante d'écran à
épingles : je me souviens d'un très joli court métrage, une sorte de
ballet d'allumettes ! Etait-ce ce jour-là qu'en voiture, nous n'avions
pu éviter un chien, j'ai conservé de ce choc un souvenir affreux. Un
autre épisode peu agréable : la chute à bicyclette de ma mère,
l'inquiétude de mon père devant le genou écorché par les gravillons du
bas-côté de la route et qui n'avait de cesse de trouver un médecin pour
la piqûre anti-tétanique, enfin l'extrême gêne de ma mère toujours si
réservée...
Cette année-là, je quittais Cerisy pour Marseille avec les Tortel dont
l'accent chaleureux des adieux n'avait d'égal que celui d'Anne Heurgon
nous souhaitant bonne route.
Vingt ans après, ces accents se mêlaient de nouveau à beaucoup
d'autres, voix amies ou inconnues, prenant part au colloque
international Ponge inventeur et classique. Je tais ici
volontairement leurs noms dont l'énumération serait fastidieuse, mais
cette fois parmi écrivains, philosophes, professeurs et chercheurs, il
s'en trouvait bon nombre de ma génération. Les journées, bien remplies
et studieuses, se passaient en grande partie dans les bibliothèque à
l'écoute des interventions suivies de savants développements, tandis
que deux de mes fils profitaient à leur tour des ressources du parc ;
l'aîné nous amusa d'avoir compris "gentil Baudeau" au lieu de Jean
Thibaudeau !
Mon père semblait heureux bien que parfois un peu agacé par certaines
"communications", dont il s'amusait ensuite, en apparté, avec son
"vieux-frère" Gabriel Audisio. Aux repas, quel mal se donnait notre
hôtesse pour les servir toujours si délicieux à
tant de participants !, ou dans le jardin, lorsque se prolongeaient des
entretiens moins passionnés, l'atmosphère détendue permettait
de donner libre cours à l'amitié, de goûter à
la qualité des échanges et d'éprouver cette double impression de calme
et de puissance, deux visages de Cerisy fondus en une même silhouette
très admirée.
Un jour me promenant dans le parc, je rencontrais Anne qui, me prenant
par le bras après quelques mots anodins, se mit à me parler d'elle :
elle écrivait ses souvenirs, se fatiguait plus vite...
Je fus touchée par cette marque de confiance mais surtout impressionnée
par l'aveu d'une certaine faiblesse, elle dont j'admirais depuis si
longtemps la force de caractère. Poursuivant son chemin vers
l'Orangerie,
sa démarche me rassura si bien que je ne parlais à personne
de ce tête à tête, qui me revint en mémoire avec
violence trois ans plus tard... Merci de m'avoir ainsi fait revivre
certains
moments inoubliables.
Colette PRUDI
Variations autour de Cerisy
A Catherine et Jacques Peyrou, à Edith Heurgon,
Je ne suis pas née intellectuellement avec Cerisy, mais presque. Je
n'ai pas connu Pontigny mais Royaumont, ses cellules identiques, les
discussions philosophiques dès le petit déjeuner. Je pense que mon plus
ancien souvenir remonte au colloque qui s'était instauré autour de Descartes
suscitant encore, "malin génie", des discussions passionnées. Pierre
Burgelin, Henri Gouhier l'étudiaient de nouveau, calmement. Lucien
Goldmann, le philosophe marxiste du Dieu caché, Henri
Lefebvre, Joseph Gabel, et j'en passe, bien sûr, les affrontaient dans
une lecture inédite. Je me souviens des soirées musicales que nous
offrait gracieusement Nadia Tagrine, de "Madame est servie", qui nous
annonçait discrètement que nous étions invités à passer à table.
C'était le temps où Marc Bera dirigeait le centre. Les amis de Cerisy,
les anciens et les nouveaux pourront percevoir le changement de style,
bien que
quelque chose demeure, obscurément, du cérémonial.
En quelle année suis-je venue pour la première fois à Cerisy ? Je crois
bien que c'est en 1963, attirée par un colloque sur Une Nouvelle
Littérature dirigé par le poète Marcelin Pleynet et Philippe
Sollers. Un château, des cellules aux
Escures, l'Orangerie, une rose nous attendait (le rituel est gardé)
dans chaque chambre. J'ai gardé le souvenir d'un Cerisy familial.
Nous discutions, nous allions à la plage, nous nous livrions le soir
à des jeux dramatiques.
J'avais rencontré Robbe-Grillet à Royaumont, en 1952, après la
publication des Gommes..Pendant dix ans, le mouvement du
Nouveau Roman avait continué de m'intéresser, de même que la
philosophie de Michel Foucault. Quant à Sollers, je le lisais alors à
mes élèves, leur disant que l'absence de ponctuation n'était qu'une
apparence graphique. Lorsqu'on le lisait à
haute voix, on trouvait ses pauses, ses respirations. Pour Michel
Foucault, si on relit le n°17 de la revue "Tel Quel" du printemps 1964,
on voit que la différence entre Sollers et les surréalistes, bien
qu'il s'agisse dans les deux cas d'"expériences spirituelles", c'est
que les surréalistes demeurent dans le psychologique, tandis que
Philippe Sollers et son équipe se situent dans l'ordre de la pensée,
une pensée qui intègre le rire, la folie. Je revins à Cerisy pour Le
Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, en 1971. La perspective plus
classique de Françoise Van Rossum-Guyon et la textique de
Ricardou s'y affrontaient.
Il y eut Balzac et le féminisme militant. En 1977, je
participai au colloque sur La Psychanalyse des textes littéraires
dirigé par Serge Doubrovsky et André Jarry. Je me souviens d'un
Serge Doubrovsky fiévreux, relatant son exposé dans une
sorte de transe. Je me souviens d'Anne Clancier dont je fis, je crois,
la
connaissance cette année-là et qui nous parla du premier poème,
c'est-à-dire du premier poème reconnu comme poème par
son auteur. Cette idée a continué de me hanter.
C'était juste avant la mort de votre mère. Celle-ci,
que j'avais connu tellement vaillante, me dit qu'elle ne reconnaissait
plus personne. J'en fus affligée. Je rencontrai Ionesco en 1978.
Je fus une auditrice fervente des colloques sur la poésie. J'écoutai la
poésie tragique d'André Frénaud - "Il n'y a pas
de paradis" - et celle, plus fantaisiste de Jean Tardieu, en 1984 les
poèmes troués de Paul Celan, en 1988 la respiration plus large de
Claude Vigée. En 1992, je regardai de nouveau du côté de Valéry que
j'ai toujours beaucoup admiré - "Qui pleure là sinon le vent simple à
cette heure…" - Le Valéry sensible, musicien, y côtoyait Monsieur
Teste. En 1994, je rencontrai Lorand Gaspar,
poète de la "transhumance".
Comment ne pas ajouter que j'ai lu, écouté à Cerisy les premiers poèmes
de Richard Rognet, dialogué souvent avec Maurice de Gandillac et
assisté aux exploits dramatiques de Jean-Pierre Colle ? Que j'y ai lu
avec émerveillement Une Voix, Oscillante Parole de
Georges-Emmanuel Clancier, le paysan céleste ? Comment ne pas
rappeler, du côté de la philosophie, le beau colloque auquel je
participai, en présence de Lévinas, disant à travers le visage
de l'autre la valeur ultime, l'amour ? Comment ne pas faire mention de
celui qui se déroula autour de Michel Henry affirmant
paradoxalement, à travers les paradigmes qui pouvaient sembler les plus
opposés, le Christ, Nietzsche, Marx, l'essence de la manifestation, la
vie, colloque qui se termina par une marche glorieuse vers le Mont
Saint Michel.
Je dirai aussi que le colloque de juillet 2000 centré sur l'autobiographie,
le journal intime et la psychanalyse, confirme en moi le retour du
"je" qui s'était amorcé vers les années 80.
Je voudrais enfin remercier Anne Clancier et Arlette Albert-Birot de
m'avoir donné l'occasion en 2001 de rendre hommage à Georges-Emmanuel
Clancier qui réunit si bien, dans une seule voix, autobiographie et
poésie.
Jean-François
QUILICI-PACAUD
Paris, le 24 janvier 2002
Chères Edith Heurgon et Catherine Peyrou,
Merci d’avoir — amicalement, également - pensé à me consulter pour
votre projet SIÈCLE ; bien que je soie venu que deux fois à Cerisy.
La première fois en 83 (Systémique ; Paulré et al) ; la seconde
l’été dernier (Prospective III ; Gaudin ; Hatchuel et al).
J’étais intervenant en 1983. Défendant déjà de mon mieux l’idée que la
Technologie puisse s’émanciper de l’Epistémologie ; basée qu’elle est
sur
une pluralité tempérée qui contraste avec le monisme scientifique…
Auditeur pur en 2001, car je me fais moins d’illusions. (Et
l’étonnement d'A. Hatchuel, devant mon isolement en matière de
prospective transports, me surprenant moins que lui s’il était sincère.
Mais il est vrai que la pensée politique de N. Chomsky m’est familière
et que je réfléchis comme quelques autres à ce qu’on peut nommer le “
syndrome Delphi ” : le poids du conformisme est tel que l’originalité
simple passe immédiatement pour de la rébellion. (cf J-D. Vincent : les
rebelles, écume du pouvoir in Le Monde de l’Education d’août
01, à propos de Prochiantz…).
Devrais-je regretter de vous avouer que Cerisy n’a joué aucun rôle dans
ma vie professionnelle ? Au mieux et ce qui vaut aussi
pour d’autres colloques ou clubs de réflexion, ma “ hiérarchie ”
m’avait-elle inscrit en 83 pour (sic !) “ éviter que les participants
ne délirent pas trop ” sur la profession ou le “ cœur de métier ” : en
l’occurrence l’automobile, sous-ensemble des transports terrestres.
Sous l’aspect de la convivialité amicale, Cerisy m’a toutefois donné le
temps de discussions personnelles, parfois essentielles tous jeux de
rôle délaissés. Qu’il y ait ou non des suites disons professionnelles,
il est gratifiant et même rassurant de pouvoir vérifier être audible ;
même finalement non entendu
et que ce soit sur un mode sympathique ou antipathique, rarement
empathique. (Ma femme Michelle Gicquel-Quilici, venue pour la première
fois
à Cerisy l’été dernier, vous en est également reconnaissante et pour
cette même raison. Mais nous nous passons fort
bien des “ bonnes relations ” surtout académiques…). N’y verrait-on
qu’une sorte “ d’incubateur, aléatoire ”, le gain d’un séjour à Cerisy
nous paraît donc positif ; et largement supérieur à un, en termes
cybernétiques.
Mais il est vrai ; l’âge me venant et nos valeurs étant plutôt
gandhiennes, qu’une simple “ économie ” mentale me
rend de plus en plus sélectif quant au lieu d’échange, de
COM ou transmission (selon R. Debray).
L’avantage premier de Cerisy - et quelques autres séminaires
résidentiels - est à mes yeux celui du temps alloué/offert, facilitant
les rencontres qui peuvent révéler des affinités profondes, comme déjà
dit. La qualité du cadre, de l’accueil et de l’animation venant
renforcer ou catalyser la potentialité
d’échanges… de reconnaissance d’altérités, parfois
fortes mais enrichissantes, aussi.
Le risque de faiblesse - comme celle de tous “ salons ” depuis le
17°siècle ; et je pense à l’entrée d’un certain du PERRON dans la vie
intellectuelle parisienne - est l’étiquette de “ platonique ” (voire de
compensatoire ou cathartique) qu’on peut y accoler, malgré une assez
forte probabilité d’édition par la suite. (Mais celle-ci, vu
l’inflation en matière d’info, m’apparaît condition moins nécessaire
que suffisante sur la voie d’une reconnaissance sociale…).
(Autrement dit et si pour quiconque l’équilibre entre
épanouissement personnel et celle-ci à du funambulisme,
les rencontres - terme fort juste quoique seulement potentiel - de
Cerisy
sont l’un des meilleurs catalyseurs que j’aie connus, sous le premier
aspect.
Par analogie avec les agri- et aqua-cultures et même en l’absence de
théorie scientifique, le soin artisanal porté à une
“ sélection ” s’avère porter fruit… et compliment aux “ paysans
inspirés ”. Même si leurs apports n’apparaissent que bien plus
tard).
Quant à l’organisation et l’atmosphère des séjours, sur une quinzaine
d’années, leur stabilité en genre me paraît claire voire spécifique.
Edith Heurgon mérite d’être louée - toute l’équipe aussi, bien sûr -
pour de constantes améliorations de détail : service à table et
mobilier des chambres par exemple, sont de très bon aloi.
Vous aurez je pense saisi le caractère assez personnel de cette
rédaction ; que je ne souhaite pas spécialement voir publier ? le cas
échéant. J’y joins mes condoléances suite au décès de Marc Heurgon.
Et si j’ose, je terminerai par une petite suggestion d’ordre très
pratique. Elle vise à mes yeux à compenser - du moins en petit comité -
la tendance générale des colloques à
une suite de monologues savants ; et aux séminaires de s’en rapprocher
alors qu’ils pourraient (devraient ?) rester un lieu d’inventaire de
questions et d’une reformulation collective de celles-ci. (Car compte
tenu des débordements d’horaire universitaires, endémiques mais parfois
éhontés ; vu aussi la difficulté des rôles de Président et
de modérateur, qui sont chacun un vrai métier, le temps de
discussion post-exposé ne fait que trop souvent “ peau de chagrin
”).
Ma suggestion vise à mieux distinguer - en temps réel, le différé
entretenant souvent une confusion - les demandes de reformulation
locale (qu’un synonyme ou exemple suffisent à dissiper si l’orateur en
a l’idée), des désaccords de fond. Les premières n’étant intempestives
qu‘en apparence et faisant souvent gagner l’exposé
en clarté au bénéfice de tous. Les secondes, lorsque la parole est
donnée à de “ vieux routiers ou crocodiles ” bien sûr,
transformant cet exposé en joute ou duel ; parfois vieux de plusieurs
années et toutes rhétoriques polies masquant mal une reprise de parole
à l’orateur. Ce qui est frustrant pour
l’auditoire entier, surtout averti...
Dans certains groupes de créativité (je pense à
F. Vidal, amie de trente ans), nous étions convenus de l’utilité
heuristique d’un moyen aussi simple que peu coûteux. Il s’agit d’un jeu
de cubes, remis à chaque participant. Ceux-ci ont 6 faces, opposées 2
par 2 selon 3 dimensions ; qu’il est facile de munir de paires de
symboles graphiques très lisibles, tant par l’orateur que par
l’auditeur concerné :
1/ encouragement : c’est intéressant, continuez, illustrez !
2/ demande de reformulation locale (cf supra) : le mot/concept,
généralement polysémique, est hic et nunc ambigü pour moi
3/ désaccord de fond : ma thèse s’oppose à celle-ci… ce qui en général
se poursuit, vu l’horaire, par une explication en a parte ou… à table.
Je me permets d’insister sur le point 2/ qui ne saurait être
amalgamé à 3/ (ou même à 1/, ce qui est parfois
drôle) sans risque de confusion générale. Bien sûr,
cela ne fonctionne bien que jusqu’à une dizaine de personnes ; mais
un “ modérateur ” averti fait-il beaucoup mieux au-delà…
?
Avec nos encouragements cordiaux. Je peux bien sur développer si vous
le souhaitiez ; mais oralement.
Geneviève RUDOLF
- Vie intellectuelle : une université d’été, un stimulant perpétuel.
- Je suis venue au moins 7 fois à Cerisy (je ne compte plus, depuis un
certain temps). La première fois en 1980 pour Gertrude Stein et
Balzac, puis Tardieu et Frénaud en
1981, Rimbaud en 1982, Girard en 1983, Le citoyen
moderne et les langues en 1984… Toujours
au titre d’auditrice libre.
- Cerisy par rapport à d’autres manifestations : la beauté du château,
un accueil d’une délicatesse infinie, la proximité de la mer...
- Modifications dans l’atmosphère : moins de temps, plus de
sollicitations, un souci du rendement académique.
Lucien-Henri RUH
Le 9 janvier 2002
Quel rôle a joué Cerisy dans ma vie intellectuelle,
professionnelle, voire amicale ?
La réponse spontanée qui me vient à l’esprit,
c’est de dire un rôle immense… mais aussitôt j’ai envie de
nuancer ! Dans ma vie intellectuelle : oui, en confirmant des
orientations
déjà précisées de mon propre mouvement (ah,
je pense à vos colloques magnifiques sur le roman populaire,
sur Hugo pour le centenaire de sa mort, et sur les grands
linguistiques, Saussure et Benveniste… cela dit sans
vouloir,
si peu que ce soit, établir un palmarès : il me semble bien
que chacun trouve à Cerisy la provende qui lui convient; tant pis
pour moi si j’ai trouvé le colloque Proust trop
philosophique ? mais tant mieux si j’ai tiré tant de richesses du
colloque sur l’Argot !). Dans ma vie professionnelle, peu de
rôle
- en apparence, oui ; mais n’est-elle pas nourrie, de toutes façons,
de ce qui se passe dans la vie intellectuelle ? Quand aux amitiés,
j’aime bien votre façon de présenter la question, avec le
mot “ voire ” : intellectuellement, la recherche à l’œuvre dans les
colloques se justifie par elle-même, si l’on veut, mais quel ornement,
et quelle puissance d’entraînement prend cette recherche, par la
présence
physique, par la facilité des contacts, l’imprévu des discussions
! Même si la réflexion se fait surtout après coup, dans
la solitude, parfois en se promenant autour du Château...
Combien de fois êtes-vous venu à Cerisy, âge, titre ?
Huit fois, moins, plus ? Assez pour être considéré comme une sorte
d’habitué, qu‘en pensez-vous ? Le plus souvent comme auditeur,
intervenant par exception… Ajoutons comme interlocuteur, dans de
mémorables conversations (mémorables pour moi), avec M. de Gandillac
sur les philosophes, avec J. Ricardou sur la prééminence de l’écrit…
Parfois controversées, jamais polémiques. Quant à l’âge, venu assez
tardivement à Cerisy, je
pense que tout colloque demande une certaine maturité d’esprit (à
laquelle certains parviennent très jeunes ; ce n’était pas mon cas).
Quelles spécificités ?
Je ne veux citer comme éléments de comparaison que les
séminaires, cercles d’étude, etc, organisés dans le cadre de la
recherche saussurienne. Ils sont concentrés
sur des études plus centrales, plus limitées; faudrait-il
dès lors parler d’un moindre approfondissement pour les rencontres
de Cerisy, plus ouvertes, apparemment plus dispersées ? Je n’en
crois rien, justement à cause de cette ouverture, de cette souplesse
qu’elle permet, offrant à chacun la manière de participer
qui lui paraît la plus fructueuse, la plus riche en découvertes.
Des modifications au fil du temps...
Non, pas du tout ! Ce qui veut dire, peut-être, que le
climat culturel de notre société, et celui des rencontres de Cerisy,
ont bougé du même pas.
Nous avons changé ensemble...
Luce Anne
SCHITTECATTE
Le 18 février 2002
Chers amis,
Excusez-moi, je vous prie, de répondre si tard à votre demande
concernant l’intérêt pris aux rencontres de Cerisy, mais le partage de
notre vie entre France et Belgique ne facilite pas les échanges de
correspondances.
Que vous écrire concernant l’apport de tant de colloques divers ? Après
quelques années où j’ai suivi plusieurs rencontres concernant
l’autobiographie, la psychanalyse de l’art, la politique, etc…( en 78,
79, 80,… ), mes occupations de psychanalyste m’ont empêché de prendre
plus de jours de vacances que ceux consacrés à voyager avec mon mari et
c’est seulement après avoir dû interrompre cette pratique pour vivre
moitié en France, moitié en Belgique que j’ai pu à nouveau suivre cette
activité, au choix de mes intérêts du moment (Mythes et psychanalyse
- Le corps souffrant - Depuis Lacan - Les Figures du Messie - Autour de
Debray - Rêve, Mythe, Art et Histoire dans l’œuvre d’H. Bauchau…
d’autres encore, auxquels je ne pense pas en ce moment et qu’il serait
d’ailleurs vain de citer, mais qui tous ont soutenu l’œuvre que j’étais
occupée à écrire à ces divers moments: Les Silences de Jocaste
(l’inconscient féminin) ) et vers une morale du XXIe siècle (Essai sur
des rencontres paradoxales) dont deux publiés, et celui que j’essais de
faire éditer
en ce moment : Une quête du sens. Je ne puis guère en écrire autre
chose que ce que j’ai traité dans ces livres et qu’il serait trop long
à détailler. C’est aussi cette année, j’aimerais suivre le colloque
autour de Derrida qui pourrait inspirer mon livre : de nouveaux
modèles de vie.
Je vous envoie à toutes et à tous mes meilleures amitiés.
Lucien SCUBLA
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie
?
Il m'a permis de m'agréger à l'équipe qui allait fonder
le CREA en 1982, et de nouer des amitiés intellectuelles qui sont
toujours vivantes.
Combien de fois êtes-vous venu ?
Cinq fois.
En 1981, au colloque Auto-organisation qui allait donner
naissance au CREA (j'ai présidé une séance) ;
En 1983, au colloque René Girard (où j'ai fait deux
interventions) ;
En 1984, au colloque Henri Atlan (où j'ai présidé une séance) ;
En 1987, au colloque sur Les sciences cognitives (où
j'ai fait une très brève communication) ;
En 1990, au colloque sur la Critique de la Faculté de Juger de Kant
organisé par Jean Petitot (à titre d'auditeur).
Avantages et faiblesses
Avantage capital : le fait de cohabiter plusieurs jours durant dans des
conditions particulièrement conviviales qui favorisent les contacts et
les liens entre tous les participants.
Faiblesses : je n'en vois pas qui soient inhérentes à l'institution,
mais le degré de réussite est évidemment fonction des qualités des
directeurs de colloques.
Modifications au fil du temps
Je n'ai pas perçu de changements au cours de la décennie qui me
concerne.
Très cordialement
Gislinde SEYBERT
Les étés de Cerisy-la-Salle
La première fois que je suis arrivée à Cerisy-la-Salle et son château,
c’était en 1978 pour le colloque La psychanalyse des textes
littéraires dirigé par Anne Clancier. Dans la République fédérale
allemande de l’époque on n’acceptait presque pas la psychologie
profonde dans les universités (il n’y a rien de changé d’ailleurs en
2002). Ce qui m’a éblouie c’est le fait de pouvoir aborder les textes
littéraires sous cet angle, ce qui est tellement important pour toutes
les époques historiques et surtout celle que l’Allemagne a vécue
pendant le troisième Reich qui était supposé durer mille ans. Plus on
se taisait dans mon pays, plus les tabous étaient respectés.
Avec Anne Clancier j’ai eu la chance de connaître une personnalité que
je n’ai pas pu trouver dans l’enseignement universitaire allemand. Je
m’étais laissée entraîner par des universitaires de Heidelberg, mon
amie Waltraud Gölter, malheureusement disparue trop tôt, et Sigrid
Losereit. Elles étaient déjà
plus avancées dans la recherche psychanalytique, surtout Waltraud
Gölter qui a laissé des articles précieux sur la thanatographie.
Je suis revenue l’été suivant pour L’Imaginaire et, à partir
de 1990, presque chaque année. Les initiés de Cerisy savent bien
pourquoi ils reviennent. En Allemagne, je n’ai pas trouvé de lieu
comparable, pareillement nourri de science, d’humanités, de solidarité
collégiale et de convivialité.
A Cerisy, j’ai rencontré beaucoup d’amis, j’en ai tissé tout un réseau
de recherche qui m’a facilité l’organisation de plusieurs colloques
pluridisciplinaires internationaux à l’université de Hanovre. Par
exemple, Lise Frenkel est devenue une des collègues avec qui je coopère
en ce qui concerne le fondement de ma méthode critique, une sorte de
socioanalyse et de critique historique.
J’ai vu à Cerisy les films de Georges Mélies ainsi que le film
sur le facteur Cheval et son palais fantastique. J’ai participé à des
lectures de poésie sous la charpente en bois du grenier ainsi qu’aux
représentations théâtrales et j’ai vu l’exposition consacrée à Jean
Paulhan, arrangée par sa petite fille.
J’ai apprécié les promenades à pied et les évasions possibles vers les
plages de Hauteville, d’Annoville et de Coutainville et j’ai escaladé
la falaise de Carteret enchantée par des couchers de soleil roses et
oranges. J’ai vu monter la lune pleine derrière les arbres centenaires
du château et j’ai contemplé la voie lactée pendant les nuits d’été.
J’espère revenir encore souvent à Cerisy, souhaitant
que la fois ultime n’arrive pas trop tôt. Les connaissances que
les colloques de Cerisy m’ont apportées sont devenues une base
supplémentaire à ma fonction d’enseignement et de recherche.
Je veux exprimer ma reconnaissance aux deux sœurs directrices du Centre
culturel international de Cerisy, j’ai à nommer Catherine Peyrou et
Edith Heurgon dont le dévouement ne se dément pas au cours des années,
au président de toute une époque Maurice de Gandillac et à toute
l’équipe du château qui nous rend la vie quotidienne si agréable.
Liliane TEMIME-GIRARD
Comme il arrive souvent, à la veille de devenir amoureux d’un lieu ou
d’une personne, des bruits de couloir subreptices et récurrents avaient
précédé puis éveillé mon intérêt pour le mot de passe initiatique qui
circulait, léger, rapide, parmi les étudiants en lettres et en
philosophie, à la Sorbonne, au Balzar, au Capoulade ou autres
Deux Magots : " Ce-ri-sy-la-Sal-le ".
A Neuilly, dans les salons de Maurice de Gandillac où j’avais, modeste
étudiante, le privilège d’être reçue, aux côtés de jeunes philosophes
au talent prometteur, tels que Kostas Axelos, Gilles Deleuze, Françoise
Guyon, Jacques Derrida , Fawzia Michaël et bien d’autres,
on entendait d’autant plus parler de Cerisy-la-Salle que le maître de
céans en présidait l’Association depuis 1964. Je devais l’année
suivante soutenir sous sa direction un D.ES en philosophie sur "la
notion de féminin chez Platon", sujet qui avait à l’époque amusé,
alors qu’il paraîtrait banal aujourd’hui.
Au théâtre, Genousie de René de Obaldia, pièce censée révéler
en demi-teinte les coulisses romanesques des célèbres décades
cerisyennes, m’avait littéralement séduite. Les échos persistants des
rencontres qui s’y déroulaient attisaient ma fascination, cependant que
je devais,
à chaque retour de l’été, céder à l’appel
de mon rivage algérois, avant une séparation que je savais
proche et définitive.
Mes tout premiers contacts avec Cerisy dépassèrent mes attentes :
encore plus poétiques, plus envoûtants, peut-être fantasmés. Je crois
bien y être passée quelques heures au cours du colloque " Promenade
au pays de Barbey d ‘Aurevilly". Mais est-ce rêve ou réalité ? Je
ne saurais trancher.
Bien plus tard, alors que j’avais franchi le cap des concours, je m’y
rendis pour la fameuse décade dirigée par S. Doubrovsky et T. Todorov
sur L’Enseignement de la littérature. Ce fut pour moi l’une des
plus exaltantes. De la grille du parc, j’entends encore le grincement
majestueux, et surtout les crissements de pneus sur les graviers de
l’allée, avant le coup de frein bref ponctué par un claquement de
porte. Premiers accords précédant le lever de rideau sur un noble
château à l’austérité nervalienne, aux pieds duquel s’allongent jusqu’à
l’horizon, les douces et gracieuses ondulations de pâturages aux riches
camaïeux, bordés au loin de collines boisées.
Une voix résonne encore à mon oreille : chaude, grave, vibrante,
celle d’Anne Heurgon-Desjardins m’accueillant avec une attention quasi
affectueuse : " Maurice m’a souvent parlé de vous. Nous sommes heureux
de vous avoir parmi nous ; Est-ce que votre chambre vous plaît ? ",
accueil ponctué par quelques aboiements d’Alika, son inséparable
compagne. Aussi celle, douce et radieuse de Geneviève de Gandillac : "
Ma chère petite, c’est une joie de vous revoir ici ! " Je suis ravie,
quoique intimidée.
Mon directeur de diplôme se manifeste aussitôt : sa vivacité extrême,
l’acuité de son regard, la plénitude de sa présence me rassérènent
rapidement. Trés vite, je suis au
fait des événements récents, des projets. J’apprends
que Doubrovsky est très affecté par le récent décès de sa mère, et que
son arrivée est retardée. Pourtant le colloque commencera comme
prévu.et d’ailleurs se terminera sans lui, reparti pour une nouvelle
idylle… Mes bagages à peine posés, M. de Gandillac me fait visiter la
serre ancienne et précieuse,
longée par un jardin et un potager, propice aux rêveries nonchalantes.
Mais il éteint sa pipe pour engager une partie de ping-pong qu’il
gagne à l’arraché, malgré mon entraînement.
Sa réputation d’invincibilité, à ce jeu où
il excelle, est vite confirmée par les jeunes universitaires qui
se sont permis de le défier.
Inspirés par l’esprit frondeur d’un Mai 68 tout récent, les animateurs
de cette décade renoncent à siéger derrière un bureau professoral ; ils
se tiennent simplement au milieu du public,
parfois adossés à un rebord de table, et nous sommes installés en
cercles concentriques, les propos fusent ainsi plus librement. Les
propositions audacieuses, novatrices (j’entends encore la voix posée de
Roland Barthes) sont accueillies dans un silence réfléchi, suivi
de débats nourris et enthousiastes.
Ce colloque, ainsi que les trois autres Le nouveau roman, Pour un
nouvel enseignement du français et Les ateliers d’écriture
ont constitué pour moi une incitation magistrale à reformuler plus
clairement, mettre en pratique des réflexions sur cette rénovation de
l’enseignement secondaire qui nous semblait inévitable et à participer
à des groupes de recherche pédagogique (tels que ceux de l’INRDP)
pendant une bonne partie de ma vie non professionnelle.
Je ne passerai pas sous silence, cependant, les moments de déception
lorsque, de retour au lycée, je me heurtais à l’indifférence et parfois
au scepticisme de bien des collègues, mais il faut reconnaître, à leur
décharge, qu’ils n’avaient pas eu la chance, comme moi, de se laisser
doucement gagner, dans un lieu magique et providentiel, par les
espérances écloses dans le vivier d’une recherche novatrice.
Heureusement, bien d’autres, tels mes amis d’"Enseignement 70"
expérimentaient des attitudes et des méthodes qui devaient peut-être
autant à J. J. Rousseau, qu’à la psychanalyse et aux structuralistes
sans oublier Célestin Freynet : lectures comparatives de journaux,
nouvelles lectures du récit et du roman, disposition de tables en
rond, suppression de l’estrade, travail en équipes, textes libres,
débats libres, improvisation théâtrale, lecture et surtout
écriture de poésie contemporaine, ce qui m’apporta de si belles
surprises qu’il me vint l’idée d’approfondir cette recherche avec
Julia Kristeva (elle l’avait même acceptée comme sujet de thèse
de troisième cycle).
Mais peu après, je devais être entraînée fort loin de ma ville
d’élection, jusqu’à Saint-Denis de la Réunion, où justement j’occupai
un poste de professeur détaché à l’INRP, Chargé de Recherches pour
l’enseignement du français à la Réunion. C’est à mon retour en 1979,
que j’eus la joie de participer avec eux tous, et notamment Jean
Verrier et mon amie Claudie Baleydier au beau colloque Pour un
nouvel enseignement du français. Voilà une orientation positive de
ma vie professionnelle que je crois vraiment devoir à notre cher Cerisy.
Soirées au salon
De récentes soirées au salon du premier étage,
instants privilégiés de pur plaisir, à se laisser envelopper, sous les
derniers feux du crépuscule, par les sonorités mélodieuses du piano, me
renvoient à
d’autres soirées anciennes, autour des années 60, où
l’esprit de sérieux de la journée se dissipait étrangement pour laisser
place à des divertissements collectifs, tels que les portraits chinois,
les mimodrames, ou les psychodrames mis en scène par Kostas Axelos, qui
provoquaient des fou-rires libérateurs.
Je me souviens de l’un d’eux, en particulier : J. Derrida, A. Pons, Ph.
Michaël et moi devions improviser les dialogues de deux couples aux
amours "en chassé- croisé ", en vacances dans une station
de sports d’hiver, au moment précis où ils se trouvent menacés
par une avalanche... L’amusant est que chacun de nous garde en mémoire
une version différente de ces dialogues !
Contacts et amitiés
Chacun répète à l’envie que Cerisy est un lieu superbe,
envoûtant, qu’il offre un cadre de choix et de prestige aux échanges
intellectuels qui n’ont cessé de se multiplier chaque été depuis
cinquante années. J’en suis si convaincue que je ne puis m’empêcher d’y
retourner chaque été, toujours éprise de ce château et surtout de
ceux sans lesquels il ne serait qu’un édifice historique parmi tant
d’autres. Je dois dire qu’un attrait supplémentaire, tout personnel
cette fois, réside pour moi dans la présence d’une amie très chère,
Catherine Piquereau, qui vient passer fréquemment quelques jours de
vacances dans une belle propriété familiale à Carantilly où j’ai le
grand plaisir d’être souvent invitée à la rencontrer.
Et si le charme des décades ou des colloques réside dans le privilège
offert de pouvoir écouter, côtoyer pendant sept à dix jours des
personnalités aussi marquantes et attachantes que, pour n’en citer que
quelques unes à titre d’exemple, Roland Barthes, Elie Wiesel, Umberto
Eco, Michel Tournier, Jacques Derrida, il faut redire ici
que Cerisy, pôle d’attraction pour les intellectuels venus d’horizons
divers, favorise une ouverture d’esprit qui va bien au-delà de nos
frontières. Que de fois, lors
d’échanges, de discussions autour du traditionnel café servi
sous les parasols, j’ai pu être surprise ou amusée, en conversant
avec des écrivains, des universitaires ou des étudiants
qu’ils fussent américains, brésiliens, japonais ou de bien
d’autres nationalités, par leurs perceptions de nos réalités
hexagonales ! C’est un des apports les plus enrichissants de ces
rencontres.
Quant aux relations amicales qui s’instauraient, il ne m’a pas toujours
été facile de les entretenir du fait de ma disparition de la scène
parisienne, puisque j’ai vécu dans l’Océan Indien de 1973 à 1978, et
ensuite à Nice, par obligation familiale jusque en 1998. C’est pourtant
à cette période que se noue mon amitié avec Madeleine Csécsy, autre
fidèle du CCIC, rencontrée à Saint-Denis, retrouvée à Nice, puis à
Paris !
Et chaque décade devait consolider un attachement fait d’admiration et
d’estime pour mon cher professeur, Maurice de Gandillac, qui
inlassablement animait de façon érudite et percutante les débats
ouverts après chaque communication. Il devait devenir pour moi, année
après année, il est heureusement toujours, un "ami
précieux", pour reprendre la jolie formule de Marcelle Charpentier.
En fait, malgré l’accroissement du nombre de colloques qui se succèdent
été après été, Edith Heurgon et Catherine Peyrou ont réussi à maintenir
vivants l’esprit et les rituels de Pontigny, et surtout de celui qui en
fut l’initiateur, leur grand-père Paul Desjardins. Cette fidélité,
très émouvante, est peut-être ce à quoi je
suis le plus sensible. Je mesure en outre la qualité et la constance
des ajustements nécessaires pour maintenir vivantes ces traditions
tout en faisant bénéficier chacun des facilités offertes
par les progrès des techniques de communication. Le succès
et la notoriété du Centre culturel ont naturellement couronné
ce mariage réussi entre tradition et modernité.
Sandra TRAVERS de
FAUTRIER
Paris, Le 30 janvier 2002
Cerisy, un nom sur des livres lus. Longtemps. Un nom-lieu dans des
livres lus. Souvent. Un nom aussi, par association à Pontigny,
imprégné d’André Gide, avec lequel le compagnonnage
livresque a débuté lors de ma quinzième année.
Cerisy devint pour moi une réalité topographique et vivante
durant l’été 1990. J’avais trente et un ans. Entre familiarité
(la Normandie est la terre de mes vacances d’enfant mais aussi
aujourd’hui
d’adulte) et étrangeté (comme le professeur de droit Defouqueblize
identifie dans Les Caves du Vatican les juristes à leur aspect
« grave, apprivoisé, retenu [..] compassé »,
je découvrais les littéraires d’abord à travers leur
différence presque physiologique d’avec les juristes ou les Sciences-Po
! C’est cette sensation-là, et je regrette d’être si superficielle,
cette sensation d’être radicalement hors des rues d’Assas et
Saint-Guillaume,
où j’avais fait mes études, qui me frappa), Cerisy me devint
nécessaire.
La langue qui s’y parle ne me dépaysa pas : je la pratiquai
solitaire et autodidacte, presque clandestinement, à travers de
multiples lectures. Cerisy devint une terre où confronter mon modeste
savoir à l’étendue des progrès qu’il me fallait accomplir, et ce,
notamment, pour réaliser en moi l’unité entre des disciplines jusque-là
pratiquées indépendamment l’une de l’autre : droit et littérature. J’y
ai appris beaucoup.
Les rencontres amicales et intellectuelles y ont été
déterminantes. Des rencontres ponctuelles mais aussi des rencontres
qui ont su devenir, perdurer.
Depuis 1990 je suis venue régulièrement une fois par
an, me semble-t-il. Sauf une année. Séjours le plus souvent
pour toute la durée d’un colloque, avec le sentiment parfois d’assister
à deux colloques différents lorsqu’une décade interrompue par un jour
de pause se vide d’une partie de ses participants et se nourrit de
nouveaux. Auditrice généralement, j’ai cependant participé deux fois en
tant qu’intervenante : une communication en 1994 pour le colloque
Sainte-Beuve, une autre en 1995 pour L’Auteur. Les deux fois
l’expérience a été très heureuse : l’unité droit-littérature y trouvait
l’occasion de combattre la crainte d’un bilinguisme illégitime.
Je ne pratique pas d’autres lieux de colloques littéraires comparables
à Cerisy, dès lors je ne puis répondre à l’interrogation comparatiste.
Ce que je signalerais comme spécificité relève d’une vue très
subjective. Sans enjeu professionnel (en tant qu’avocat je ne
représente rien, en tant qu’enseignante à l’IEP je suis hors des
institutions universitaires littéraires) ce lieu est pour moi un lieu
où je fais en quelque sorte « retraite » au sens où solitude et
dialogues permettent de se réapproprier.
Cerisy est un lieu qui enveloppe le temps et l’habite comme le font les
hôtes du lieu qui, année après année, confèrent continuité, chaleur aux
séjours, permettent la douce retenue de ce qui glisse des jours,
conjuguent présence du présent et présent de la présence. J’oserai dire
que je me sens à Cerisy comme au jardin du Luxembourg (jardin de mon
enfance et de tous mes temps), c’est-à-dire dans un lieu qui rassemble
et donne le sentiment de l’identité.
Jeanne et Maurice VAYSSADE
Le 13 février 2002
Depuis plus de 20 ans nous sommes centrés sur deux axes de recherches :
- Le premier concerne la constitution d’annales pour la commune que
nous habitons en Eure et Loir ; et que nous situons dans un contexte
plus élargi, voire national ;
- Le second serait plutôt une étude politico-sociologique, du Moyen Age
(et quelquefois de l’époque mérovingienne), à nos jours ; avec comme
repère principal une ancienne abbaye normande, Saint Evroul.
Assez rapidement, les actes des colloques de Cerisy ont représenté pour
nos travaux, une source du plus grand intérêt.
Le déclic “ Cerisy ” s’est produit en 1996, à l’occasion du colloque
consacré aux Saints de la Normandie médiévale, auquel nous
avons participé à titre d’auditeurs. Le virus
Cerisyen devenant incurable depuis, nous participons donc chaque année
aux différents colloques sur la Normandie.
Lorsque nous sommes arrivés la première fois à Cerisy, le cadre nous a
d’abord séduit, et l’accueil y a beaucoup contribué ; ce que très peu
de manifestations de ce type offrent. La formule résidentielle permet
une coupure pour nous salutaire, une sorte de cure d’oxygénation de
l’esprit. Cerisy constitue pour nous un juste équilibre entre
l’intellectuel et le temporel, car en dehors des communications
s’instaurent des échanges souvent impromptus qui répondent à des
attentes pas toujours exprimées en séances.
Nous avons naturellement sympathisé avec des personnes de situations
différentes, et avec certaines d’entre elles, des sollicitations ont
été exprimées, elles ne nous ont jamais déçues.
Le grand mérite de Cerisy étant qu’il s’inscrit dans
la durée à une époque où tout est fugitif.
Ce centre a une histoire, et aura une histoire. Nous sommes conscients
que le monde évolue, et que de s’adapter à ces changements
n’est pas toujours aisé, c’est pour nous l’occasion de vous exprimer
notre gratitude, et de vous dire à bientôt.
Antoinette
WEBER-CAFLISCH
Genève, le 30 janvier 2002
Chers amis et hôtes de Cerisy, organisateurs du SIÈCLE,
Comment répondre à votre lettre de décembre sinon par la reconnaissance
?
Je suis venue pour la première fois en 1988 ou 1987, pour participer au
colloque consacré à la dramaturgie de Claudel, et je me
souviens que c’était pour moi une fête, ou plutôt que cela l’est
devenu, car au début, j’étais assez impressionnée ! Bien sûr, j’étais
fière d’avoir été conviée. Je suis rentrée chez moi heureuse et
émerveillée par la gentillesse véritable de l’accueil. Que dire de
l’organisation, du charme du site, de l’intérêt des discussions, de
l’ouverture des esprits, de l’absence d’apprêt, d’artificialité ?
C’était agréable, une détente. Je suis venue quatre fois, et j’ai dû
faire des communications à trois reprises. Les choses se confondent un
peu avec le temps, mais ce qui reste, c’est une quantité de très bons
souvenirs. Du soleil, des chambres ravissantes, des veillées, des
virées, des baignades… l’omelette norvégienne ! La bibliothèque...
Je suis maladroite et bien incapable de rapporter tous mes souvenirs
comme je le souhaiterais, mais voilà l’essentiel : Cerisy a été et
reste un lieu vivant dans ma mémoire. C’est une sorte de miracle.
J’aimerais que beaucoup d’autres aient l’occasion d’y être aussi bien
reçus que je l’ai été, et que cela soit pour eux aussi la même source
ou ressource !
Bien cordialement.
Françoise WEIL
Un rangement de papiers me fait exhumer votre questionnaire...
1. La découverte de l'informatique et quelques rencontres amicales.
2. Je crois être venue cinq fois dont une fois comme intervenante et
quatre autres fois comme auditrice.
3. Je fréquente des colloques plus spécialisés et les rencontres de
Cerisy m'ont permis de m'intéresser à des sujets hors de ma spécialité
(18ème siècle). Malheureusement trop souvent j'ai été mise à l'écart
par les organisateurs qui venaient faire leur colloque et trouvaient
que moi et quelques autres profanes n'avaient pas vraiment droit à la
parole (ce fut le cas à un colloque Balibar et je me souviens que
Catherine s'en était rendue compte). La décade de l'an dernier
(Mémoire et écriture de l'histoire) était au contraire
parfaitement réussie car il n'y avait pas un clan et les autres, mais
tout le monde participait. Un peu trop de monde peut-être l'an dernier
au détriment de l'ambiance.
Bien amicalement à toutes deux.
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