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REGARDER L'ŒUVRE D'ART
(2) : L'IMPERFECTION
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Mise à jour
05/01/2017
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DU LUNDI 27 AOÛT (19 H) AU LUNDI 3
SEPTEMBRE (14 H) 2012
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DIRECTION :
Bruno Nassim ABOUDRAR,
Pierre CIVIL, Marie-Dominique POPELARD, Anthony WALL
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ARGUMENT :
Une idée reçue voudrait qu’après des siècles de déférence à un idéal
néo-platonicien de perfection notre modernité ait choisi de couper
toute référence à la perfection, et partant se soustraie aux jugements
qui prétendraient évaluer les œuvres humaines en termes normatifs
d’imperfections.
Le présent colloque fait l’hypothèse inverse: et si l’imperfection
était une condition nécessaire à l’œuvre d’art?
Entre une conception qui en appelle à la notion de progrès en
présupposant l’imperfection des œuvres antérieures et une pensée qui
met l’accent sur les écarts par rapport à des normes idéales, on
pourrait plaider pour un sens positif de l’imperfection ouvrant à un
questionnement multiple: entre autres, celui de la double nature de
l'imperfection (jugement de valeur et jugement de fait), celui des
conflits esthétiques entre régimes d’imperfection contradictoires entre
eux et parfois exclusifs, celui de la manière dont les artistes
travaillent avec et contre ce destin de l’œuvre.
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CALENDRIER
DÉFINITIF :
Lundi 27 août
Après-midi:
ACCUEIL DES
PARTICIPANTS
Soirée:
Présentation du Centre, des colloques et des participants
Mardi 28 août
Matin:
Bruno Nassim
ABOUDRAR, Pierre CIVIL, Marie-Dominique POPELARD & Anthony WALL:
Ouverture
Marie-Dominique POPELARD: Faire,
contrefaire et parfaire
Après-midi:
Lawrence GASQUET: "Rien de ce
qui vit n’est strictement parfait, ou ne peut l’être": John Ruskin et
l’imperfection idéale dans Modern
Painters
Ronald SHUSTERMAN: Less Than Greek: imperfection,
éthique et métaéthique de l'art
L'inachèvement et
l'imperfection comme démarche, présentation et exposition
des peintures de Josée LANDRIEU,
dans la salle Haute des Granges
Mercredi 29
août
Matin:
Annie BRISSET: De l’imperfection
au perfectible: regards contemporains sur l'œuvre traduite
Béatrice FRAENKEL:
L'imperfection comme art d'écrire à la fin du XXe siècle
Après-midi:
Jean-François RICHER:
Imperfections balzaciennes: beauté, laideur et inachèvement dans La recherche de l'absolu de Honoré
de Balzac
Jean-Pierre NAUGRETTE: Le cas
(pas si) étrange du Dr Jekyll et de certains collègues (1886-1913):
éloges et images littéraires de l'imperfectionnisme
Soirée:
Jeunes chercheurs
Benjamin FLORES: Imperfection du
numérique dans le cinéma contemporain
Amandine D'AZEVEDO: Impressions
divines: le "calendar art" et l'image imparfaite des dieux de l'Inde
Jeudi 30 août
Matin:
Nathalie DELBARD: Strabisme et
portrait
Geneviève MOREL: De
l'imperfection à la beauté tragique
Après-midi:
DÉTENTE
Vendredi 31
août
Matin:
Véronique GOUDINOUX: D'une forme
(im)parfaite en art / Figures de l'imperfection
Clélia NAU: D'une faillibilité
l'autre. Peintures d'après photographies
Après-midi:
Pierre PIRET: Anomalie, accroc,
déchet. Sur la tentation photographique de la littérature contemporaine
Franz KALTENBECK: Le ratage
assumé / L'échec assumé
Samedi 1er
septembre
Matin:
Bruno Nassim ABOUDRAR: L’éponge
de Protogène, ou les antinomies de l’imperfection en peinture
Gilles FROGER: L'art imparfait.
Pratiques contemporaines
Après-midi:
Elzbieta GRODEK: Les jeux des
imperfections logiques ou comment fabriquer un personnage avec des
raisonnements fallacieux
Caroline IBOS: Les ménagères et
l'imperfection: une attention au détail
Dimanche 2
septembre
Matin:
Nicolas
FOURGEAUD: Performance artistique et répétitions imparfaites:
quelques cas de performances allographiques et de "reenactments"
Catherine NAUGRETTE: Pour en
finir avec les "maladies du costume de théâtre"
Après-midi:
Anthony WALL: La Verrue de
Diderot
Jeunes chercheurs
Marie PRUVOST-DELASPRE: A la
recherche du geste imparfait: Begone
Dull Care de Norman McLaren
Mathieu CORP: Image technique et
pratique artistique, l'imperfection par delà son dualisme
Lundi 3
septembre
Matin:
Johan GIRARD:
John Cage en quête d'imperfection, ou les aléas de l'indétermination
Pierre CIVIL: Les enjeux de
l’imperfection: le Laocoon du
Greco [enregistrement audio en ligne sur la Forge
Numérique de la MRSH
de l'Université de Caen Normandie]
Après-midi:
DÉPARTS
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RÉSUMÉS :
Bruno Nassim
ABOUDRAR: L’éponge de Protogène, ou les antinomies de l’imperfection en
peinture
Ayant partie liée avec le beau idéal, la peinture aurait eu, au moins
depuis Raphaël, la possibilité d’être parfaite: parfaite image de
perfection, à l’instar, par exemple, des pommes sphériques aux mains
des Grâces sur le tableau du Musée Condé. Elle fait pourtant le choix
de l’imperfection, comme celui d’une vocation de son instant et de tout
ce qui a trait à sa finition comme à sa finitude (sous les espèces
sensibles du vernis notamment, et des rituels auxquels il prête, les
vernissages), à l’extension de l’histoire, temps de l’imperfection
entre émergence et usure des objets du monde et de ses événements, et
du tableau lui-même qui les figure. Dès lors, la peinture occidentale
classique se distingue visiblement des autres formes de peintures,
orientales en particulier, en ce qu’elle noue son projet eidétique
comme son destin physique au rendu de l’imperfection. Fissures,
froissures, coulures, accrocs, les accidents de la substance, soit son
imperfection, font la peinture, dans le double sens de ce en quoi elle
consiste et de ce qu’elle représente. Mais paradoxes et antinomies la
cernent alors, dont le moindre n’est pas celui qui ravit Protogène, la
perfection pourrait, en peinture, sanctionner l’imperfection.
Annie BRISSET:
De l’imperfection au perfectible: regards contemporains sur l'œuvre
traduite
La critique occidentale des traductions s’est développée selon deux
grands paradigmes: le paradigme
herméneutique privilégie la singularité de la "grande" œuvre; le
paradigme
fonctionnaliste instaure la "différence" comme nécessité
contextuelle mais stigmatise les "manipulations" qui lui sont
inhérentes. Dans le premier cas, la traduction est abordée suivant un
schéma téléologique, celui du progrès entre la
"traduction-introduction" défaillante et ses retraductions en marche
vers la "vérité", toujours différée, du texte original. Les pratiques
du second paradigme sont tendues vers le contexte d'arrivée ou prises
dans les contraintes qui le régissent. Elles accompagnent les missions
dites civilisatrices au nom d’un perfectionnement imposé ou sollicité.
Les deux courants se sont rejoints autour d'une éthique de la
traduction.
Annie Brisset est professeur à l'Ecole
de traduction et associée au Département de théâtre de l'Université
d'Ottawa. Consultante auprès de l'UNESCO, elle a notamment dirigé
l'étude des pratiques et des flux de traduction pour le rapport mondial
sur la diversité culturelle (2009) en partenariat avec l'Association
internationale pour l'étude de la traduction et de l'interculturalité
(IATIS) dont elle a été présidente-fondatrice. Elle est membre de la
Société Royale du Canada.
Auteur de Sociocritique de la
traduction (Montréal, 1990; Prix Ann-Saddlemyer), elle a édité
plusieurs collectifs et publié de nombreux articles sur la théorie et
la critique des traductions.
Pierre CIVIL:
Les enjeux de l’imperfection: le Laocoon
du Greco
Face à l'insurpassable perfection divine, la légitimité de l'image
religieuse dans l'Espagne de la Contre Réforme se construit sur l'idée
de l'imperfection matérielle de celle-ci, à la fois comme gage
d'humilité et comme assurance contre le poison d'idolâtrie. Le discours
mystique de Thérèse d'Avila ou de Jean de la Croix promeut ainsi
l'usage d'images humbles et modestes comme principes de la translatio ad prototypum jusqu'à
faire de l'imperfection un motif revendiqué de la contemplation. Il
convient de s'interroger sur la portée de ces positions théologiques
dans une théorie artistique fondée alors sur le principe de
l'imitation. Mais c'est la pratique picturale qui apparaît la plus à
même de révéler certaines tensions encore peu étudiées entre un
naturalisme poussé jusqu'à l'illusion parfaite du réel et le défaut
patent ou assumé par l'artiste. Du Greco à Zurbaran, un certain nombre
de cas seront analysés dans ce sens.
Mathieu CORP:
Image technique et pratique artistique, l'imperfection par delà son
dualisme
Au cours du XIXe, le développement des techniques s’accompagne d’une
rationalisation des démarches scientifiques. Dans ce contexte, les
dernières innovations sont comprises comme une forme d’optimisation des
résultats entendue en terme de progression, vécue en dehors de l’homme
et orientée vers un idéal de perfection dont il n’est que le patient
ingénieur. La photographie, comme image produite par l’action de la
lumière sur une surface sensible grâce à un dispositif technique, se
présente comme l’un des exemples les plus significatifs de cette
conception des techniques en terme de progrès, et non seulement en
terme d’extension du champ des possibles. Néanmoins pour parfaire une
technique, il faut fixer une feuille de route qui conduira les efforts
des ingénieurs afin de caractériser leurs découvertes en terme
d’amélioration. La feuille de route de la photographie est fixée au
regard des qualités principales prêtées à cette image. Ainsi les
développements techniques qui succèdent au daguerréotype, de Niepce aux
grandes marques actuelles, s’inscrivent dans un effort visant à réduire
’écart situé entre l’image et le réel. La nature indicielle de l’image
photographique motive ce projet. Selon cette rationalité, moins les
déterminants techniques du dispositif photographique sont perceptibles
dans l’image, plus cet écart est réduit. C’est pourquoi, au fur et à
mesure, certaines techniques photographiques de prise de vue et de
tirages sont reléguées au profit des derniers développements
techniques. Au XXIe siècle les innovations numériques en matière
d’images photographiques pourraient sembler non loin de l’objectif fixé
par le progrès (1). Pourtant, un regard sur la
pluralité des pratiques révèle que les considérations esthétiques sont
souvent venues parasiter cet objectif initial. En effet, souvent
l’ambition communicationnelle d’une image trouve l’autonomie de son
expression en manifestant un écart par rapport à un idéal. Dans les
pratiques artistiques, l’écart entre l’image et le réel fait souvent
l’objet d’une instrumentalisation visant à produire, dans et à partir
de l’image elle-même, la possibilité d’un discours. L’écart suppose un
répertoire informel d’irrégularités
dont l’artiste va se saisir pour établir la valeur problématique d’un
idéal ou d’une situation de normalité. Face à l’absolutisme rationnel
guidant les efforts de la technique, les projets artistiques usent d’imperfections, ou d’anomalies, dont la fonction et la
valeur s’accomplissent dans une traduction formelle autonomisée. A
partir de l’analyse du travail de l’artiste Joan Fontcuberta, nous
tâcherons de voir comment l’accentuation des écarts entre le projet
communicationnel de l’image et un idéal de perfection permet de
postuler l’imperfection comme une condition nécessaire à l’œuvre d’art.
(1) Dès les années quatre-vingt
l’objectif semble d’ores et déjà atteint lorsque Roland Barthes
déclare: "Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une
photo est toujours invisible, ce n’est pas elle qu’on voit [...] Moi,
je ne voyais que le référent", La
Chambre claire, Gallimard/Seuil, coll. "Les Cahiers du cinéma",
Paris, 1980 p. 18-19.
Allocataire de l’ED 267 de l’Université
Sorbonne Nouvelle, Mathieu Corp est en deuxième année de thèse sous la
direction de Marie-Dominique Popelard. Il travaille en Communication et
en Esthétique et s’intéresse au traitement du réel dans la photographie
contemporaine issue du contexte latino-américain.
Amandine
D'AZEVEDO: Impressions divines: le "calendar art" et l'image imparfaite
des dieux de l'Inde
Le développement de centres d’imprimerie en Inde, à la fin du XIXe
siècle, a produit de grands bouleversements dans le système de
représentation des dieux. L’émergence d’un art populaire, le calendar art, est liée à cette
soudaine invasion d’images d’un moindre coût et reproduites à l’infini
dans l’espace public, le bazaar. Cet art est à l’origine et au cœur
d’une formidable exception indienne en terme d’esthétique. La question
de l’imperfection se pose alors lorsque le même thème mythologique se
retrouve simplifié et écorné, retraduit d’une "perfection" picturale à
l’occidentale (et coloniale) à une reproduction industrielle sur du
mauvais papier, souvent à des fins commerciales. Au cœur de l’image,
les détails disparaissent, les aplats colorés remplacent les nuances,
les couleurs sont moins travaillées et plus franches, l’image est
simplifiée, son contour plus marqué. L’imperfection devient de fait le
cœur d’une nouvelle esthétique populaire, simple et immédiate. Mais la
récupération des images dans un but commercial et la propagation d’une
imagerie religieuse simplifiée posent des questions tout autant
historiques, politiques qu’esthétiques.
Après deux mémoires de Master sur le
cinéma populaire hindi, Amandine D’Azevedo est actuellement en thèse à
la Sorbonne Nouvelle. Son objet d’étude est la résurgence et la
circulation des mythes dans le cinéma indien contemporain. Rattachée à
l’école doctorale "Arts et Médias" et à l’IRCAV, elle a aussi collaboré
à la nouvelle édition du Dictionnaire
du cinéma de J-L Passek, à la revue Théorème et aux Cahiers du Cinéma.
Nathalie
DELBARD: Strabisme et portrait
Le plus souvent, dans un portrait, le regard de la personne représentée
apparaît sous l'un de ces deux aspects: soit il s'adresse au spectateur
- et avant lui à l'artiste -, soit il se tourne "vers un dehors
indéterminé" (J.-L. Nancy); à cela, il faut encore ajouter ce que M.
Fried nomme "absorbement", qui consiste à contenir le regard du
personnage à l'intérieur du tableau. Face à ces différentes
conventions, plusieurs cas font cependant figures d'exception; ce sont
les portraits, peints et parfois photographiques, d'individus aux
strabismes plus ou moins prononcés, pour lesquels chaque œil obéit à
une orientation différente. Comment comprendre cette "imperfection"
singulière qu’est le strabisme dans le cadre du portrait? L'étude de
quelques-uns de ces portraits marginaux (du XVe au XXe siècles)
permettra de montrer en quoi le regard divergent, à la fois frontal et
fuyant, déconstruit une conception monofocale de l'image. Au-delà de sa
capacité à contrarier un certain idéal de beauté, le strabisme sera
envisagé à travers cette bipolarité particulière, impliquant une
conception de l'individu de l'ordre du décentrement.
Nathalie Delbard est critique d'art et
maître de conférences en arts plastiques à l'Université Lille 3. Ses
recherches portent principalement sur les dispositifs de production,
d'exposition et de diffusion de la photographie contemporaine,
considérés notamment dans leurs dimensions historique, juridique et
politique. Membre du CEAC, elle développe actuellement une réflexion
sur les modalités de mise en espace et de perception de l'image fixe.
Elle a publié en 2009 un ouvrage sur l'œuvre de Jean-Luc Moulène, et
prépare un livre sur les rapports entre images et vision binoculaire
(abordant, outre certains enjeux propres à la stéréoscopie et à l'usage
de la 3D, des cas exceptionnels de portraits avec strabisme).
Benjamin
FLORES: Imperfection du numérique dans le cinéma contemporain
Les nouveaux formats (en photo, vidéo ou cinéma) évoluent et avec eux
une certaine conception de la vision du spectateur. Pour beaucoup
d’entre eux, le numérique représente la perfection et gomme les
imperfections des anciens supports tels que la pellicule. Cette
réduction des imperfections des supports engendre une nouvelle
imperfection, celle de rendre des œuvres aseptisées, sans matière, ni
texture. La texture est ce qui constitue, ce qui arrange une œuvre.
Dans l’art, ce qui se définit par la texture c’est la surface et sa
représentation. Or si la granulosité des œuvres disparaît, peut-on
encore conclure que l’œuvre possède une surface? Si la chair, la carne
est la texture du corps, il faut voir dans le grain d’une image sa
surface la plus poreuse, celle qui détient les pigments d’une œuvre.
Benjamin Flores est doctorant en
cinéma-audiovisuel à l'Université Paris 3 (Sorbonne Nouvelle). Il
étudie le corps dans le cinéma néoclassique hollywoodien sous la
direction de Jean-Loup Bourget. En parallèle, il est rédacteur en chef
d'une émission de radio et critique de cinéma. Il enseigne également
les DLA (Domaines Littéraires et Artistiques) en BTS audiovisuel.
Béatrice
FRAENKEL: L'imperfection comme art d'écrire à la fin du XXe siècle
L’idée d’une écriture parfaite traverse l’histoire de l’écriture de
part en part. Elle s’incarne dans des chefs d’œuvres comme la
"quadrata", capitale monumentale utilisée pour graver les textes
de la Colonne Trajane en 113, ou comme les caractères romains que
firent graver Alde Manuce en 1490 ou Garamond en 1530 et bien
d’autres. Les critères d’évaluation de cette perfection sont avant tout
géométriques. Les caractères typographiques sont pensés en séries
régulières, soumises à des proportions idéales. La recherche d’une
écriture parfaite, violemment contestée par des mouvements
d’avant-garde tels que le dadaïsme ou le futurisme, est restée à
l’agenda des graphistes modernistes. À partir des années 80, un
courant de création typographique promu par la fonderie Emigre
Graphics, porté par des étudiants et des enseignants de Calarts,
revendique et théorise l’imperfection typographique. Barry Deck dessine
en 1990 la célèbre police Template Gothic qu’il défend en ces termes:
"[This] typeface reflects my interest in type that is not perfect ;
type that reflects more truly the imperfect language of an imperfect
world, inhabited by imperfect beings". Nous nous proposons
d’expliciter les enjeux de ce mouvement en portant une attention
particulière à deux notions: celle d’imprécision, caractéristique du
travail du pixel, à laquelle se sont confronté les premiers créateurs
de caractères numériques comme Zuzana Licko et celle de vernaculaire
mise en avant par Ed Fella, deux grandes figures de ce mouvement
d’imperfectionnisme typographique.
Gilles FROGER:
L'Art imparfait. Pratiques contemporaines
Pour de nombreux artistes contemporains, l’imperfection, loin d’être
désignée comme ce qui doit être vilipendé et fui, est une des
conditions nécessaires de la création. L’accident, la maladresse, la
naïveté seront ainsi acceptés, notoirement par Dubuffet, comme les
signes mêmes de l’appartenance à l’humanité. D’autres iront, dans une
volonté de subversion, d’expérimentation ou d’exploration, jusqu’à
rechercher ce qui peut précisément échapper à la maîtrise de l’artiste
pour faire (anti-)œuvre: on peut songer aux artistes Dada, à Fluxus, à
Filliou, ou bien à des artistes aussi différents que Cy Twombly, dont
la "gaucherie" dandy a été élogieusement commentée par Barthes, Jacques
Lizène, "artiste de la médiocrité", Jean-Philippe Lemée réalisant des
tableaux "ready-made" à partir de copies maladroites ou Eric Duyckaerts
parodiant, non sans virtuosité, les conférences de philosophie. Dans le
cadre de notre intervention, nous porterons une attention particulière
à une des formes de création intéressant les artistes contemporains,
celle des livres d’artistes, dont on pourra observer, là aussi, la
nature des détournements et des expérimentations qui s’y manifestent.
Gilles Froger est professeur
d’enseignement artistique à l’Ecole Supérieure d’Art du
Nord-Pas-de-Calais. Chercheur associé au Centre d’Etude des Arts
Contemporains de l’Université Lille 3, il est également critique d’art
(AICA). Il a créé la revue d’art et de littérature Parade et collabore à diverses
revues, dont Critique d’art.
Ses textes portent essentiellement sur les liens entre art et
littérature.
Lawrence
GASQUET: "Rien de ce qui vit n’est strictement parfait, ou ne peut
l’être": John Ruskin et l’imperfection idéale dans Modern Painters
"Rien de ce qui vit n'est strictement parfait, ou ne peut l'être: une
partie est déjà en décomposition, tandis que l'autre est en train de
naître": John Ruskin résume ainsi dans The Stones of Venice (1853) sa
conviction que l'art est par essence imparfait, conviction
qu'illustrent tous ses écrits. Ruskin avait choisi la digitale comme
emblème de la condition humaine, symbolisant par sa forme organique la
complexité naturelle de l'homme. La digitale est en effet constituée de
tellement de fleurs que, sur une même tige, certaines sont condamnées à
mourir avant que d’autres ne naissent, évoquant ainsi métaphoriquement
l’imperfection de l’'esprit humain.
Ce qu'ont en commun les végétaux et la photographie, c'est qu'ils ont
besoin de la lumière pour exister; on peut ainsi aligner symboliquement
photographie et photosynthèse en termes de productions naturelles, ce
qui fut fait au XIXe siècle dès l'invention de la photographie. Je
proposerai une réflexion sur les implications de l'imparfait en
photographie, en étudiant plus particulièrement l'importance que prit
la représentation de la flore en Angleterre. Je mettrai en regard des
premières photographies de l'histoire et certaines productions
contemporaines de photographes qui ont volontairement choisi de
travailler dans des conditions techniques archaïques, proches de celles
grâce auxquelles les pionniers de la photographie produisirent leurs
œuvres. L'imperfection devient alors idéale; je tenterai de mettre en
lumière les nombreux paradoxes que soulève la notion de vérité en
matière de représentation photographique.
Lawrence Gasquet est professeur à
l'Université Jean Moulin - Lyon III. Elle est spécialiste de l'œuvre de
Lewis Carroll et des relations transesthétiques. Elle travaille sur
l'histoire de la photographie et s'intéresse aux affinités de ce medium
avec l'art et la science.
Elle est l'auteur de Lewis Carroll
et la persistance de l'image (Presses universitaires de
Bordeaux, 2009). Elle a co-dirigé Lewis
Carroll et les mythologies de l'enfance (Presses Universitaires
de Rennes, 2005), L'Art de plaire
(Gérard Monfort, 2006), L'Eblouissement
de la Peinture, Ruskin sur Turner (Presses Universitaires de
Pau, 2006). Elle est également l'auteur d'articles sur Lewis Carroll,
John Ruskin, Julia Margaret Cameron, Damien Hirst et Peter Greenaway.
Véronique
GOUDINOUX: D'une forme (im)parfaite en art / Figures de l'imperfection
En matière d’art, la question de l’imperfection peut s’envisager sous
différents régimes: celui de la technique (que penser, par exemple, des
artistes dont l’œuvre se fonde en partie sur l’acceptation
d’imperfections techniques?), celui de l’écart (écart par rapport à une
norme, iconographique ou stylistique), celui du ratage, du défaut, de
l’anomalie, etc. Pour notre part, nous choisissons de prendre comme
point de départ à notre réflexion le travail d’artistes contemporains
sur une forme considérée couramment comme parfaite, celle de l’œuf.
Comment comprendre les manipulations que certains d’entre eux font
subir à cette forme? Quels en sont les enjeux? C’est à travers l’étude
d’œuvres de Lucio Fontana, Luciano Fabro et Jérôme Basserode que nous
tenterons de répondre à ces questions.
Véronique Goudinoux est maître de
conférences au département arts plastiques de l’Université Lille 3
(Centre d’étude des arts contemporains). Historienne et théoricienne de
l’art contemporain, ses recherches portent, d’une part, sur les enjeux
et les débats de l’art italien après 1945, et, d’autre part, sur les
collaborations entre artistes au vingtième siècle.
Parmi ses dernières publications, signalons l’édition de l’ouvrage de
l’artiste Emilio Lopez-Menchero, Tussen-tussen
ou l’entre deux, Université Lille 3, collection A dessein, 2010;
mais aussi les articles "Soudain, l’autoroute a disparu sous nos
pieds", in Luciano Fabro, Habiter
l’autonomie, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
/ Lyon, École Nationale des Beaux-Arts, 2010 (sous la dir. de Bernhard
Rüdiger) et "Je, nous on: quelques remarques sur les formes actuelles
des collaborations entre artistes", in L’Individuel et le collectif dans l’art,
Filigrane, n°9, 2009 (sous la dir. de Joëlle Caullier et
Jean-Paul Olive).
Elzbieta
GRODEK: Les jeux des imperfections logiques ou comment fabriquer un
personnage avec des raisonnements fallacieux
Nombreuses ont été les aventures de la catégorie "personnage", élément
constitutif de fiction romanesque, envisagé tantôt de manière
référentielle, tantôt comme "assemblage de traits différentiels",
"paradigme", ou encore comme "effet de lecture". Doté d’une psychologie
complexe, ou, tout au contraire déconstruit et ramené à des structures
discursives arrachées à la référence extra-textuelle, le personnage
passe ainsi par ses avatars successifs. C’est un être de langage,
dira-t-on volontiers aujourd’hui. Si le langage est un moyen de
communication sous-tendu par les principes de raisonnement logique, on
est bien tenté, dans ce siècle d’extrêmes et de contradictions, de
postuler la potentialité d’un personnage qui éclôt des brèches
pratiquées dans cette logique. Attentat sérieux au bon raisonnement -
qui rend inutiles, car imparfaits, certains types de discours -, ce
geste ludique devient intrinsèquement créateur dans le contexte
littéraire. Nous nous proposons de traquer un tel personnage dans La nébuleuse de Crabe (Minuit,
1993) et Un Fantôme (Minuit,
1995) d’Éric Chevillard, tout en mesurant le risque de cette lecture au
seuil de laquelle on nous prévient sans ambages qu’"il sera bientôt
impossible de savoir lequel d’entre nous est Crab".
Elzbieta Grodek est Assistant Professor
à l’Université McMaster au Canada. Ses domaines de recherche et
d’enseignement incluent les textes narratifs français des XXe et XXIe
siècles, les rapports entre la littérature et l’art visuel, le concept
de la représentation, et l’esthétique de la réception.
Elle est éditrice d’un livre sur le topos de la ruse dans l’Ancien
régime (Ecriture de la ruse,
2000), de plusieurs articles sur Claude Simon et d'articles sur les
rapports entre la littérature et les arts chez Michel Butor, Michel de
Ghelderode, Pierre Michon, Nicole Brossard.
Caroline IBOS:
Les ménagères et l'imperfection: une attention au détail
Nous avons tous à l’esprit le commencement du Planétarium de Nathalie
Sarraute: une femme se lamente dans sa cuisine qui vient d’être refaite
à grand frais lorsqu’un bouton de porte lui semble soudain "vulgaire",
gâche tout l’ensemble et l’obsède pendant des jours. Pour le sujet
social, l’imperfection n’est pas le contraire de la perfection: elle
vaut pour elle-même. L’imperfection est le petit défaut qui gâche tout,
quand bien même ce tout n’aurait pas été parfait s’il n’avait été gâché
par cette imperfection. L’imperfection est le signe (in)esthétique qui
vient irrémédiablement abîmer un visage, une peau, un objet, un
décor. A partir d’un corpus portant sur les "ménagères" des séries
télévisées américaines (1965-2005), j’interrogerai la signification de
cette tâche (sur la peau, sur le bois, sur la moquette), certes
minuscule, mais qui retire toute valeur à ce qu’elle affecte. Il
s’agira de montrer de quoi l’imperfection est l’indice, un indice
suffisamment puissant pour concentrer l’attention du sujet et le
bouleverser.
Franz
KALTENBECK: Le ratage assumé / L'échec assumé
Plusieurs grands auteurs de la deuxième moitié du siècle dernier
assument le ratage dans leurs productions, voire le théorisent. Ainsi
l’artiste et poète Dieter Roth déclare-t-il dans une interview en 1978:
"En fait, je rate même à mes propres yeux car je ne réussis pas dans le
ratage" ("Actually even in my own eyes I fail, because I don’t succed
in failure"). Cinq ans plus tard, Samuel Beckett déploie dans Cap au
pire (Worstward Ho)
l’injonction "Rater encore. Rater mieux" (Fail again. Fail better). Énoncés à
un moment de leur vie où ces auteurs ont déjà fait leurs preuves, leur
assomption du ratage paraît comme un élément constituant de leur
recherche. Il ne relève ni d’une défense ni de leur vanité. Revendiquer
de faillir ne se réduit pas non plus à l’aphorisme lacanien de l’acte
manqué comme acte réussi. Lacan, lui même, n’a-t-il pas assimilé
l’inconscient au savoir d’une "bévue"? Je propose d’étudier, grâce aux
instruments de la psychanalyse, l’assomption du ratage comme un
paradigme innovateur dans l’art et dans la littérature.
Franz Kaltenbeck, psychanalyste à Paris,
Lille et au Service Médico-Psychologique Régional (SMPR) de la Maison
d’Arrêt de Lille (Sequedin), Centre Hospitalier Régional, Université de
Lille, enseigne la théorie et la clinique de la psychanalyse à Paris et
à Lille dans le cadre de Savoirs et clinique, une association de
formation permanente et au séminaire "Psychanalyse et criminologie" du
SMPR de Lille.
Il est rédacteur en chef de Savoirs
et clinique. Revue de psychanalyse et l’auteur de nombreux
articles de psychanalyse et de critique littéraire, dont le livre Reinhard Priessnitz. Der stille Rebelle,
Literaturverlag Droschl, Graz, Vienne, 2006. Le livre Sigmund Freud. Immer noch Unbehagen in der
Kulture, diaphanes, Berlin, Zürich, 2009 est paru sous sa
direction.
Geneviève
MOREL: De l'imperfection à la beauté tragique
Le petit défaut féminin qui fascine et cause le désir masculin est un
lieu commun qui n’a pas attendu la psychanalyse pour se déployer: le
nez de Cléopâtre, la boiterie royale de la duchesse de La Vallière, la
mouche captant le regard sur un visage idéal, etc. La doxa
psychanalytique a pensé cette imperfection en termes de castration: le
"défaut" féminin savamment voilé devient érotique. En revanche,
brutalement dévoilé, il inhibe, d’où le fétichisme "normal" masculin
qui interpose devant le sexe féminin un objet, "monument" érigé au
phallus maternel. Lacan a cependant proposé une autre théorie de la
beauté féminine qui ne doit rien ni à l’imperfection ni à la
castration: celle de la beauté inaltérable des victimes sadiennes qu’il
rapproche de l’éclat insoutenable d’Antigone menée au tombeau. Il
s’agirait de la "barrière du Beau" devant "la chose", marquant l’entrée
dans une "seconde mort" qui peut subsister dans la vie. Cette théorie
aussi énigmatique que controversée peut trouver, me semble-t-il, à
s’illustrer dans le cinéma depuis les années 60. J’essaierai d’en
discuter les enjeux.
Clélia NAU:
D'une faillibilité l'autre. Peintures d'après photographies
Il s'agira de revenir - généalogiquement, de Richter à Whistler - sur
un certain usage, en peinture, d'anomalies visuelles (flou, filé,
bougé, etc.) propres à l'image photographique - image réputée (parce
que de nature mécanique) infaillible; image efficace, précise,
détaillée, "sans âme", parce qu'il y manque la trace de la main et "ces
imperfections qui, dit Valéry, sont, parfois, essentielles" ; image qui
n'a de défauts (mais ne sont-ils point seuls à pouvoir "animer" son
"infaillible régularité"?) que la technologie ne puisse tenter
d'éliminer, comme elle le fera des interférences, clignotements
parasites, rayures, "pluie", "neige" propres à l'image
cinématographique ou télévisuelle. Anomalies propres à un autre médium,
mais dont l'exploration peut permettre à la peinture - laquelle,
nécessairement, les convertit dans les termes d'une faillibilité autre,
celle de la main - de redécouvrir sa propre puissance.
Catherine
NAUGRETTE: Pour en finir avec les "maladies du costume de théâtre"
En pleine période brechtienne ou néo-brechtienne, et dans l’esprit déjà
de ses Mythologies, Roland Barthes écrit en 1955 un essai critique sur
"Les maladies du costume de théâtre", qui fera date et référence. Dans
ce texte, on le sait, un certain nombre de critères sont établis par
Barthes quant à ce que doit être un "bon costume de théâtre", soit un
costume qui ne se borne pas à être historique, vériste ou esthétique,
mais qui doit signifier, "raconter" aurait dit Brecht ("Et la scène
commença de raconter"). Loin d’être beau ou somptueux, riche et
flambant neuf, bref de viser la perfection formelle, le costume du
comédien doit ainsi être usé, maculé, déchiré, brûlé, abîmé, autrement
dit imparfait. J’aimerais dans cette intervention revenir sur ce texte
canonique et tenter d’examiner, d’évaluer à nouveau, à l’aune de
l’évolution de la création théâtrale et artistique depuis plus de
cinquante ans, ces maladies du costume de théâtre, en interrogeant
précisément le retournement postulé par Barthes entre les valeurs de la
perfection et de l’imperfection et les maux qui s’y rattachent, tant au
plan esthétique que politique et idéologique.
Cateherine Naugrette, ancienne élève de
l’Ecole Normale Supérieure (ENSJF), agrégée de Lettres Modernes, est
actuellement professeur d’Histoire et d’Esthétique du théâtre à la
Sorbonne Nouvelle, où elle dirige l’Ecole Doctorale Arts & Médias.
Ses recherches les plus récentes portent sur le devenir contemporain de
certaines notions esthétiques, en particulier sur la catharsis, et sur
les rapports entre le théâtre et les autres arts.
Parmi ses principales publications, on peut citer: L’Esthétique théâtrale (Armand
Colin 2011, 2nde édition), Paysages
dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain (Circé, 2004), Qu’est-ce que le contemporain? et Le Contemporain en scène (Dir.,
L’Harmattan, 2011).
Jean-Pierre
NAUGRETTE: Le cas (pas si) étrange du Dr Jekyll et de certains
collègues (1886-1913): éloges et images littéraires de
l'imperfectionnisme
En apparence étrange, le cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde l’est moins si
l’on regarde ce que dit le Dr Jekyll dans sa confession à fin du conte
célèbre de R. L. Stevenson (1886). Il se décrit en effet comme victime
d’une impossibilité à concilier une certaine "impatiente disposition à
la gaité" et le "désir impérieux" de porter la tête haute et grave en
public. C’est une trop haute idée de son idéal, et non des vices tout
compte fait acceptables pour son époque, qui est responsable de son
dédoublement. On retrouve un tableau clinique comparable au début de Mort à Venise, de Thomas Mann
(1913), où le cas non moins curieux de Gustav von Aschenbach est
analysé, à la troisième personne cette fois, comme relevant d’un
"perfectionnisme" conçu dès le jeune âge comme "l’essence même du
talent": c’est ainsi qu’il a été amené à réprimer ses sentiments et ses
pulsions. Comme pour Jekyll, c’est bien un sens aigu du devoir imposé
de tous côtés et finalement intégré au programme vital du moi social
qui a engendré, chez l’auteur et l’universitaire reconnu, le culte
tardif (et donc mortifère) de l’imperfectionnisme - néologisme qu’on
voudrait revendiquer, face au "perfectionnisme" reconnu dans la langue.
C’est aussi le plaidoyer d’Oscar Wilde dans sa pièce Un mari idéal (1895), où Sir Robert
Chiltern, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires Étrangères, plaide pour
l’imperfectionnisme en matière conjugale. Ces trois cas ne sont pas si
étranges si on les lit à la lumière de la seconde topique freudienne,
et à celle du contexte contemporain de l’eugénisme, qui défendait
l’existence d’une race dénuée de toute imperfection. Ce contexte est
aussi le nôtre aujourd’hui, comme le montre Michael J. Sandel dans son
ouvrage The Case against Perfection
(Harvard UP, 2007). Plus que jamais, il est nécessaire de revendiquer
le dicton "Nobody’s perfect".
Jean-Pierre Naugrette est professeur de
littérature anglaise à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3. Il a
co-dirigé un colloque Stevenson-Sir
A. Conan Doyle: les aventures de la fiction à Cerisy en 2000
(Terre de Brume, 2003). Il a dirigé le volume Edgar Allan Poe à la
Pochothèque en 2006. Traducteur, il est également romancier (Retour à Walker Alpha, Le Visage
Vert, 2010). Il s’intéresse à l’histoire de l’art, à la peinture, et au
cinéma, sur lesquels il a écrit de nombreux essais.
Pierre PIRET:
Anomalie, accroc, déchet. Sur la tentation photographique de la
littérature contemporaine
Etudiant la nature de ce qu’il nommait "l’acte photographique", Roland
Barthes s’étonnait, dans La Chambre
claire, "qu’on n’ait pas pensé au trouble (de civilisation) que cet
acte nouveau apporte". Avant lui, Walter Benjamin, dans Petite histoire de la photographie,
s’était attaché à penser, non plus "la photographie en tant qu’art",
mais "l’art en tant que photographie". Tous deux suggéraient ainsi que
la photographie a fait survenir un nouveau paradigme culturel, qui a
bouleversé dans son ensemble la sphère artistique et littéraire en
inaugurant des nouveaux idéaux et des nouvelles pratiques esthétiques.
Depuis un siècle et demi, et de manières très diverses, la littérature
s’est appropriée ce paradigme photographique, soit en faisant de la
photographie un levier d’écriture (photographies reproduites dans le
livre ou simplement évoquées, décrites, interrogées), soit en inventant
de nouveaux procédés d’écriture susceptibles d’en capter la force
performative spécifique. Cette "tentation photographique" traverse
certaines écritures contemporaines et celles-ci y répondent de façon
spécifique en privilégiant une forme d’imperfection: réfutant
l’opération du choix (cadrage, point de vue, sélection des clichés,
etc.) et le jugement de valeur que celle-ci implique, ces écritures
tentent d’assumer sans concession l’objectivité structurale du
dispositif photographique. À partir de l’étude de quelques exemples, il
s’agira d’interroger les enjeux, fonctions et effets de ce travail qui
s’attache à suspendre le jugement de l’Autre pour substituer au
discours de l’évaluation celui de l’anomalie,
entendue comme singularité irréductible aux critères normatifs. On
analysera ensuite la tension qu’un tel travail implique entre l’idée de
sérialité inhérente aux arts de la reproductibilité technique et cette
affirmation de la singularité via la photographie: il s’agira de penser
l’imperfection comme accroc
dans le dispositif. On étudiera enfin les enjeux énonciatifs d’un tel
travail, qui revient à identifier le créateur au résidu voire au déchet de l’opération artistique.
Pierre Piret est professeur à
l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique), où il
enseigne principalement l’esthétique littéraire, le théâtre de langue
française et la littérature francophone de Belgique. Il poursuit des
recherches dans ces domaines en s’interrogeant tout particulièrement
sur la force analytique du discours littéraire et théâtral: par quelles
opérations énonciatives l’œuvre parvient-elle à analyser les malaises
dans la civilisation et à y répondre? Il s’appuie pour ce faire sur des
concepts et modèles empruntés à la philosophie, à la psychanalyse
freudo-lacanienne et à la linguistique générale.
Marie-Dominique
POPELARD: Faire, contrefaire et parfaire
Le mot de performance renvoie à l’idée de parfaire, la notion de
performance repose sur l’idée d’un accomplissement; en un double sens,
une performance à prétention artistique pourrait ainsi entretenir un
rapport à la perfection comme processus nécessitant peut-être une
claire compréhension de l’imperfection. On voudrait, en prenant
quelques exemples, travailler le caractère processuel, la tension et
l’activité de performance en quoi l’activité artistique pourrait bien
consister. Tout en sachant que certaines pratiques n’autorisent aucun
repentir - la calligraphie chinoise par exemple. Les rapports à
l’imperfection/perfection différeraient-ils selon les arts? Le
contrefaire pourrait bien s’inviter entre faire et parfaire.
Marie
PRUVOST-DELASPRE: A la recherche du geste imparfait: Begone Dull Care de Norman McLaren
Cette intervention se donne pour objet d’étudier le geste d’un artiste,
tel qu’il peut volontairement être altéré, et tendre vers
l’imperfection. Chez le cinéaste d’animation Norman McLaren, le geste
du créateur, qui serait dans le cas du dessin animé le trait du crayon,
devient vite tout autre chose. A travers la pratique de ce qu’il
appelait le "cinéma sans caméra", correspondant à la technique actuelle
du grattage sur pellicule, McLaren semble en effet développer une
esthétique du flou, de l’imprécision et de l’imperfection, autant dans
la mise en œuvre du processus créatif (aucun scénario ni storyboard ne
sont utilisés par le cinéaste) que du contenu de l’œuvre (délire
analogique).
Marie Pruvost-Delaspre, actuellement en
deuxième année de thèse à l’école doctorale Arts & médias de
l’Université Paris 3, a commencé à travailler sur le cinéma d’animation
dès son Master Cinéma & Audiovisuel. Elle a été accueillie dans le
cadre d’un échange international à l’université Keio à Tokyo pour
étudier l’histoire de l’industrie du dessin animé au Japon, sujet qui
parcourt également sa thèse, sous la direction de Laurent Creton
(IRCAV). Elle enseigne le cinéma d'animation à l'UFR Arts & Médias
de Paris 3 et également écrit pour Les
Cahiers du Cinéma.
Jean-François
RICHER: Imperfections balzaciennes: beauté, laideur et inachèvement
dans La recherche de l'absolu
de Honoré de Balzac
L’imperfection balzacienne était intéressée, autoréférentielle et
revendicatrice. On peut voir au moins trois causes à cela.
L’imperfection balzacienne s’appuie, d’une part, sur une rhétorique du
détail, de l’indice, du fragment; une esthétique de la mosaïque et de
la sertissure pour laquelle on pense de suite aux études fondatrices,
et très belles, de Lucien Dallenbäch (notamment "Du fragment au
cosmos", Poétique, 1979, et
la suite, "Le Tout en morceaux", Poétique,
1980). L’imparfait balzacien s’inscrit également dans une pensée de
l’individu, une pensée du temps humain, l’assise même du roman dit
"réaliste"; pour "débusquer ce drame qui serpente dans tous les
boudoirs", comme il le fait dire par Félix Davin, Balzac ne cessera de
différencier ses personnages à coups de cicatrices parlantes, de nez
drôlement busqués, d’oreilles étrangement lobées, de marques, de
traits, de signes, tous ces "je ne sais quoi" qui composent des
corps-manuscrits profondément individués. L’imperfection chez Balzac,
c’est ce qui ne se réduit pas. C’est l’homme même. Tout Chabert est
dans sa cicatrice. Enfin, le défaut, l’impureté, suppose une
herméneutique: l’imperfection appartient à la beauté révélée, vue,
découverte, créée; elle suppose le regard du génie, du "secrétaire", un
titre que Balzac réservait aux grands hommes (Homère, Aristote,
Shakespeare furent, par exemple, pour Balzac les "secrétaires de leur
siècle"); la beauté parfaite, au contraire, semble banale pour Balzac
en ce qu’elle est perceptible par tous, par le vulgaire, par le commun.
La vraie beauté, la beauté profonde, par essence cachée, est donc celle
qui doit être révélée. Aussi, la puissance de l’imperfection, qui donne
aux "masses lisantes" leur beauté quotidienne, est donc celle-là même
de l’écrivain. C’est ainsi qu’un grain de beauté devient un gain de
beauté. Ou, comme le dit Balzac: "Bien heureuses les imparfaites, à
elles appartient le royaume de l’amour" (Pl., t. VI, p. 681).
Docteur en littérature française des
Universités de Montréal et de Paris 8, ancien pensionnaire de l’École
Normale Supérieure de Lyon, Jean-François Richer enseigne depuis 2007 à
l’Université de Calgary, au Canada.
Après avoir travaillé sur les représentations de l’architecture
domestique dans le roman balzacien, et un premier livre sur ce sujet
intitulé Les Boudoirs dans l’œuvre
d’Honoré de Balzac: surveiller, mentir, désirer, mourir, publié
aux Éditions Nota Bene dans la collection "Dix-Neuvième siècle",
Jean-François Richer s’intéresse aujourd’hui à la scénographie des sens
dans la prose narrative, et, notamment, au rôle de l’économie sonore
dans le roman balzacien.
Ronald
SHUSTERMAN: Less Than Greek:
imperfection, éthique et métaéthique de l'art
Dans un ouvrage très influent sur les rapports entre art et moralité,
le philosophe britannique Berys Gaut analyse longuement deux tableaux
illustrant l’histoire de Bethsabée, Bethsabée
au bain tenant la lettre de David (1654) de Rembrandt, et,
datant de la même année, une Bethsabée recevant la lettre de David de
son disciple Willem Drost. Les différences entre les deux tableaux vont
permettre à Gaut de bâtir une théorie de l’effet éthique de l’art,
notamment en opposant la perfection plastique de la Bethsabée de Drost
à la gravité de celle de Rembrandt. Or, selon Gaut, cette gravité est
véhiculée précisément par les imperfections
de l’aspect corporel de la femme représentée. Alors que le tableau de
Drost peut provoquer un regard lascif (selon Gaut), la Bethsabée de
Rembrandt nous inspire plutôt de la compassion ou de la pitié,
justement par le biais d’un physique bien moins gracieux. C’est en
quelque sorte l’imperfection plastique (ou plutôt sexuelle) qui
produirait la perfection morale du tableau, et Gaut s’appuie sur ces
deux exemples pour démontrer comment le véritable chef d’œuvre produit
une prise de conscience socio-morale.
Il s’agira dans un premier temps de proposer une lecture un peu moins
naïve ou "mécanique" du tableau de Drost et des pulsions sexuelles
qu’il est censé éveiller. On pourra ensuite constater les limites de
toute esthétique qui tire des conclusions générales à partir uniquement
d’exemples figuratifs du narratif. Il faudra également interroger la
notion d’intentionnalité (de l’artiste) pour comprendre dans quels cas
une imperfection voulue
devient, en dernière analyse, le gage d’excellence de l’œuvre. Cela
nous amènera enfin à questionner une certaine vision de l’artiste et sa
propre perfection, vision proposée implicitement ou explicitement par
des théoriciens aussi différents que Daniel Arasse ou Peter Lamarque.
C’est en reconnaissant les limites de nos artistes, leurs imperfections
autant que leurs exploits, que nous réalisons ce que j’appelle l’effet
métaéthique de l’art.
Anthony WALL:
La Verrue de Diderot
Selon une philosophie esthétique, à laquelle on croirait volontiers
Nietzsche redevable, Denis Diderot chante ses louanges des œuvres osant
afficher leurs tares, des portraits audacieux qui montrent la réalité
sans fard: "Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette
tête une cicatrice légère, une verrue à une de ses tempes, une coupure
imperceptible à la lèvre inférieure, et idéale qu’elle était, à
l’instant la tête devient un portrait" (Diderot, Les Deux amis de Bourbonne). Trop
imparfaits, certains artistes attirent ses foudres - Lépicié, Valade -
trop parfaits, il ne les considère bons qu’à faire des tissus (Roslin).
Son affection pour Chardin peut sans doute s’expliquer à partir de ce
point-là. Dédaignant les scènes de genre de ce maître, et ne
connaissant pas ses portraits, Diderot s'intéresse surtout aux natures
mortes de Chardin. Y a-t-il dans son appréciation de la nature morte
une leçon à tirer sur l’imperfection? Dans quelle mesure cette mort de
la nature serait-elle signe d'imperfection? Nous nous proposons de
répondre à cette question en poursuivant Les Salons de Diderot et quelques
autres écrits esthétiques du philosophe de Langres.
L'inachèvement et
l'imperfection comme démarche. Présentation et exposition des
peintures de Josée LANDRIEU
En voulant repousser les limites de la connaissance, notre modernité
ouvre l’espace de l’inatteignable et met en tension l’infinitude des
mondes qui nous traversent et notre propre finitude. Le peintre vit ces
tensions et son art ne peut plus se situer dans une recherche
esthétique de perfection qui viendrait clore le possible. Vivant,
puisque animé d’une force de création, il est dans la nécessité
d’exprimer ce mouvement de vie, cet inachèvement du monde et de
lui-même. L’imperfection devient sa matière, elle forge son œuvre, elle
s’impose comme une nécessité. Telles sont du moins ma conception de la
peinture et ma propre démarche. Sans projet, sans jugement esthétique,
sans regard sur ce que je peins, je laisse se faire en moi et sur la
toile la transformation des mondes, je prends appui sur les tensions
qui surgissent, attentive aux mouvements du silence et aux songes de la
matière. Une démarche dans l’inachèvement et l’imperfection, que je
présenterai en même temps que certaines de mes peintures réunies dans
une exposition qui se tiendra durant tout le colloque.
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BIBLIOGRAPHIE :
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(Thomas), Summa Theologica.
Bakhtine, Mikhaïl, Pour une
philosophie de l'acte, trad. Ghislaine Capogna Bardet, Lausanne,
Éditions L'âge de l'homme, 2003.
Behler, Ernst, Unendliche
Perfektibilität. Europäische Romantik und Französische Revolution,
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Brunetière, Ferdinand, "La formation de l'idée de progrès au XVIIe
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Diderot, Denis, Salons, 4
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Greimas, Algirdas-Julien, De
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Hoffman, J. et Rosenkrantz, G. S., "The Omnipotence Paradox, Modality,
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Hoffman, J. et Rosenkrantz, G. S., "Omnipotence Redux", Philosophy and Phenomenological Research
49, 1988, pp. 283-301.
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Koselleck, Reinhart, "Fortschritt", dans Geschichtliche Grundbegriffe, vol.
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Leibniz, Gottfried Wilhelm, Sämtliche
Schriften und Briefe, Darmstadt-Berlin, Berlin-Brandenburgische
Akademie der Wissenschaften, 1923.
Lutsky, Klara K., The Aesthetics of
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Nehamas, Alexander, "Plato on the Imperfection of the Sensible World", American Philosophical Quarterly
12, 2 1975, pp. 105-117.
de Piles, Roger, L’idée du peintre
parfait, Paris, Gallimard, 1983.
Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur
les sciences et les arts, 1750.
Spinoza Opera,
éd. Carl Gebhart, Heidelberg, 1929.
Thérèse d’Avila, Chemin de la
perfection. Manuscrit de l’Escurial, Paris, Cerf, 2011.
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Avec
le soutien
des Universités de Paris 3 Sorbonne Nouvelle, de Lille 3 et de Calgary
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